Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

Fichier PDF ici

À nos amis,
à ceux qui ont trouvé
à ceux qui cherchent encore

Introduction

Article disponible en PDF ici

Après avoir été l'apanage d'une élite aussi incompréhensible qu'ennuyeuse, l'économie refait son irruption dans le champ du débat démocratique. À l'occasion d'une crise quarantenaire, l'on commence à se poser la question de la plomberie, des structures économiques qui ont amené à ce désastre au long cours. C'est qu'il en faut du mérite pour évacuer le fait qu'une question qui ne trouve pas de réponse depuis des décennies ne peut qu'être mal formulée. C'est que les recettes prodiguées par les illustres spécialistes de l'économie politique du capital ou de la finance renforcent le mal et enfoncent les économies en crise dans leur maladie. Çà et là, on commence à se demander si le problème, ce n'est pas la solution, justement ; si ce qui amène à la crise, ce ne sont pas les remèdes prescrits par les docteurs économistes. Cette question remet en cause la logique même de l'économie, sa façon de fonctionner, bien sûr, mais aussi, plus fondamentalement, les concepts qu'elle construit, qu'elle utilise. Si l'économie était un garagiste, en cas de panne, vous reviendriez de chez elle avec une grosse facture et une voiture inutilisable. Si à un moment donné, dans le cadre d'un projet individuel ou collectif, vous voulez utiliser votre véhicule, il vous faudra bien questionner le garagiste, ses pratiques, ses compétences et son mode de fonctionnement, il vous faudra bien trouver un garagiste qui répare votre véhicule.
Nous en sommes là. Les élites sont complètement discréditées par leurs échecs répétés et par leur entêtement – même si, en leur sein, des lignes de fracture se laissent entrapercevoir. En amont, la question même de l'économie se pose. S'il s'agit d'une science cybernétique destinée à gouverner, s'il s'agit d'un savoir extérieur aux problèmes considérés, d'un regard sur l'activité humaine extrait de l'activité humaine, l'économie est condamnée à rester cet abominable charabia pseudo-savant destiné à justifier l'injustifiable, à prolonger l'ordre chaotique, à contraindre sous la nécessité les humains de poser des actes qu'ils réprouvent. L'économie qui considère l'humain comme une externalité, comme une donnée secondaire par rapport aux résultats, aux chiffres n'est qu'une barbarie appelée à disparaître dans les cloaques de l'histoire. Par contre, si, au lieu de considérer la machine à dominer qu'est l'économie politique, on la pense comme technique de production destinée à rencontrer notre appétit de vie, de puissance, destinée à humaniser le monde, elle peut alors devenir un outil précieux à la genèse duquel nous avons l'ambition de contribuer. Les sorties de la nasse actuelle sont nombreuses. Nous en dégagerons trois qui semblent compatibles avec l'économie comme technique telle que nous entendons la fonder :

- les mouvements de fuite, de retour à l'économie pratique se dégagent de la prégnance de la valeur d'échange ou profit de la valeur d'usage

- les communes à l’œuvre dans ce que le Comité invisible1 nomme le mouvement des places posent l'acte ensemble comme fondement d'une puissance matérielle commune

- l'option de la valeur salariale socialise la valeur économique2.

 Ces trois options économiques – économique au sens où nous tentons de le définir, c'est-à-dire non comme machine à maîtriser la production humaine mais comme technique pour la penser, la faire devenir et la libérer – partagent une même ambition d'émancipation, de construction d'une vie dans laquelle le désir et la puissance s'incarnent, dans laquelle l'individu et le groupe ne s'opposent plus. En tant que telles, elles partagent une ambition du monde dont notre travail se veut également porteur.

Nous allons faire ici un bilan de la science économique, de ses errances, de ses enjeux. Le traité économique suit un chemin simple. Il s'agit de comprendre le fonctionnement des économistes, de cadrer les enjeux et les contradictions de leur raisonnement et, dans un troisième temps, de construire une science économique moins inefficace en termes humains et inopérante en termes cybernétiques. Pour reprendre notre image, nous voulons trouver un bon garagiste. Pour ce faire, le traité ne part pas les mains vides. Il explore, au contraire, tous les modes de pensée économique alternatifs en faisant la part belle aux économistes, aux philosophes qui pensent le problème du travail et de la prospérité générale puisque c'est à ce niveau que se situent les enjeux de l'impuissance individuelle et collective actuelle.

À titre personnel, j'ai mené un entretien avec Bernard Friot (L'Émancipation du travail) autour des enjeux économiques. C'est à la suite de cet entretien – et armé des réflexions de l'économiste français – que j'ai voulu prolonger mes réflexions. C'est dit, on ne sort pas indemne d'une rencontre pareille. J'assume parfaitement l'influence d'un économiste aussi riche, aussi foisonnant. Néanmoins, mon travail ne s'inscrit pas exclusivement dans sa suite. L'influence est là, la réflexion critique demeure.

J'ai étudié ici l'inflation, l'économie du désir, la construction de la classe moyenne ou la création monétaire. La question de la crise et de l'effondrement traverse l'ouvrage.Il me faut donc tout à la fois marquer l'empreinte qu'a laissée Bernard sur ma pensée et le devenir, l'autonomie de ma pensée par rapport à lui. Cet ouvrage se veut tout à la fois un résumé des points de vue critiques, une réflexion qui part des impasses de la science économique, de la crise et l'esquisse d'une science économique qui permette de dépasser les contradictions et les blocages dans lesquels nous sommes emprisonnés. 

Des points de vue remettent en question le cadre de pensée de l'économie, ils permettent une mise en question, une mise en perspective, d'enjeux économiques cruciaux en terme de prospérité, de santé ou de construction sociale en interrogeant les soubassements, les présupposés métaphysiques, idéologiques ou théologaux derrière les options économiques. Ce traité ne veut pas trancher – même si nous considérons les propositions de Bernard Friot comme une option pour sortir de l'impasse, même si nous les présentons en tant que telles – il veut cadrer, poser des enjeux. Il s'agit plus de poser des questions que d'apporter des réponses. À terme, cependant, comme l'impéritie des élites invalide la foi envers ce qu’elle s'obstinent à nommer de l'économie, envers le contrôle des populations par le pouvoir, envers la violence sociale objectivée et naturalisée, il s'agit de construire une nouvelle science économique qui soit susceptible aussi bien de jauger le devenir de l'économie que de prendre des décisions efficaces pour le modifier en vue de pouvoir poser des actes individuels et collectifs, en vue de créer une prospérité générale qui abrite les talents, la créativité, l'inventivité, la patience, la qualification des individus et des groupes. 

L'économie telle que nous l'avons brièvement définie, telle que nous avons l'ambition de la construire, doit aussi bien instruire le dossier de l'état des choses que permettre de poser des actes libérateurs au quotidien. L'économie, c'est la science des lois du foyer, étymologiquement, c'est l'ensemble des principes, des pratiques qui pensent la prospérité générale. Nous comprenons l'ensemble de ces lois comme une logique inhérente aux actes individuels et collectifs. Elles ne doivent pas se poser comme extérieur mais s'évaluent au contraire en fonction de ce qu'elles servent : notre commune puissance humaine. Ce n'est en aucun cas un ramassis de lois approximatives qui entendent augmenter le retour sur investissements de tristes sires avides. L'avidité est un principe anti-économique puisqu'elle détermine les actes, puisqu'elle restreint la puissance, puisqu'elle substitue à cette puissance un pouvoir forcément extérieur, forcément hostile à celles et ceux sur qui il s'exerce, à la puissance individuelle et collective. Avec cette approche intuitive de l'économie, nous pouvons facilement en esquisser une définition. L'économie est l'étude de la production qui implique les humains et l'instruction des décisions qui modifient cette production. Cette définition doit être assortie d'un horizon : l'économie doit servir à faire fonctionner le foyer au mieux, à nous rendre puissants, prospères et passionnés. Il ressort de cette définition issue de notre cadre de pensée que l'économie est de toute façon politique puisqu'elle implique des décisions sur le vivre ensemble, qu'elle est de toute façon métaphysique puisqu'elle interroge en tant que science les désirs communs, les aspirations communes. Une science économique ne pourra en aucun cas nier les caractères politiques et métaphysique, l'engagement qui l'habitent faute de sombrer dans une imposture sophistiquée plus ou moins crédible.

Le texte du tractatus œconomicus peut décourager au final non seulement à cause de l'aridité du propos mais aussi à cause de l'ampleur de l'ouvrage. Pour alléger le propos et pour permettre une lecture à plusieurs niveaux, nous avons émaillé le texte de cinquante-deux notes (la table des notes se trouve dans la colonne de droite en bas) qui peuvent être lues indépendamment du texte même si elles constituent souvent des étapes importantes dans le texte. Par ailleurs, nous avons résumé les passages mathématiques ardus de telle sorte que les lecteurs rétifs à cette discipline ne se découragent pas et nous avons formulé de temps en temps des assertions tirées de notre réflexion. Les résumés et les assertions se trouvent dans des encadrés. 

1Comité Invisible, À nos amis, La Fabrique, 2014.


2Tel le Réseau Salariat, voir son site en ligne http://www.reseau-salariat.info/?lang=fr

I préliminaires


Article disponible en PDF ici

 1. La valeur économique


I préliminaires


Valeur d'usage et valeur économique


Avant de réfléchir sur l'économie, nous allons clarifier quelques fausses évidences. Telle qu'on peut l'appréhender, l'économie est la philosophie de la production de biens, de services mais aussi, et surtout, la philosophie de la production de valeur. La valeur a d'emblée une portée, une définition double qu'il faut bien cerner pour comprendre les choses. Alors que la valeur de biens et de services peut s’entendre comme une valeur en soi, comme utilité intrinsèque de la chose. Par exemple, je veux couper du bois. La scie me permet concrètement d'effectuer cette tâche alors que cette scie comprend une valeur économique que son prix traduit. Cette valeur économique n'a rien à voir avec son utilité. L'eau est un bien des plus précieux puisqu'elle est indispensable à la survie humaine alors que sa valeur économique est relativement faible si on la compare avec une automobile infiniment moins utile en terme de survie, de besoins humains.

La valeur économique des bûches est attestée par leur prix – par exemple, 50€ le stère – alors que la valeur d'usage de la bûche, c'est la chaleur qu'elle procure, les services concrets qu'elle rend.

Nous distinguerons donc la valeur en soi, la valeur d'usage des choses et la valeur économique1. Ce que l'économique produit concrètement n'est pas nécessairement utile ou ne répond pas nécessairement à un besoin. Les marchandises remplissent nécessairement un rôle social, elles répondent nécessairement à une fonction sociale puisqu'elles sont porteuses de prix, de valorisation économique sociale quand bien même elles restent dans un garage pendant des années. La voiture de luxe, par exemple, affirme le statut social de son propriétaire et lui ouvre des portes sélectives. Mais cette voiture, d'un point de vue de l'usage peut être de faible valeur.

La valeur d’usage est relationnelle. C’est un sujet donné qui a un moment donné utilise un objet. Un même sujet peut avoir désespérément besoin d’un objet à un moment donné puis s’en débarrasser comme une chose encombrante par la suite. Le lange est extrêmement précieux pour celles et ceux qui s’occupent des enfants en bas-âge mais n’a aucune utilité pour les autres. La valeur d’usage du lange n’est donc pas un absolu, une propriété intrinsèque. C’est la rencontre entre les attentes d’un sujet et un objet. L’air qu’on respire, par contre, conserve une valeur d’usage importante tant qu’on vit. L’eau est globalement très importante en terme de valeur d’usage mais, en situation de soif, dans un désert aride et chaud, cette eau devient précieuse alors que, pour le même produit, on peut avoir des situations où l’on a tout simplement plus ou pas soif. La valeur d’usage d’un objet est donc liée à un sujet et à une situation, à un moment. Un boulanger peut valoriser le sucre pour faire des pâtisseries – le sucre a alors une grande valeur d’usage – mais peut être diabétique – le sucre lui est alors nuisible. Les valeurs d’usage du sucre sont alors différentes pour un même individu en fonction des situations, en l’occurrence, s’il doit préparer la tarte ou la manger.

Par contre, ce sucre – mais nous pourrions tout aussi bien parler de n’importe quel bien ou service – a une valeur monétaire. Telle quantité de sucre (ou telle quantité de telle marchandise, tel service) a une valeur qui peut s’échanger contre la valeur d’autres marchandises. Admettons que le kilo de sucre vaut autant que deux oranges ou que trois jours d’abonnement internet, ces valeurs sont universelles, elles s’imposent à tous en toutes situations. Alors que la valeur d’usage du sucre (par exemple) varie complètement selon les situations, la valeur d’échange demeure la même pour tous à un moment donné. Cette valeur d’échange permet de comparer les choses non selon leur poids, leur taille, leur couleur ou leurs propriétés physiques. La valeur d’échange est ce qui sert d’étalon à la comparaison entre marchandises, entre biens et services. Le sucre coûte la même chose qu’il s’agisse du boulanger ou du diabétique. Cette valeur d’échange, nous la nommerons valeur économique parce que ce n’est pas dans l’échange que réside cette propriété supplémentaire des marchandises mais dans la logique économique qui la régit. Ce qui fonde la valeur économique, ce n’est pas l’échange, c’est le travail abstrait (comme nous le verrons plus loin). C’est la quantité de travail abstrait liée à une marchandise qui lui donne un prix et c’est la comparaison entre les prix des marchandises qui les rend comparables sur le plan de la valeur.

Nous allons, dans un premier temps nous concentrer sur la valeur économique avant d'en déterminer les liens avec la valeur d'usage. Nous allons parler de la valeur économique de l'eau ou de la voiture non de leur utilité, de leur effet social. Cette approche ne constitue qu'un temps de notre analyse puisque, in fine, l'économie se doit de comprendre la production en termes de besoins individuels ou sociaux.

Nous définirons la valeur économique comme la valorisation sociale de la marchandise alors que la valeur d'usage est la valeur des qualités intrinsèques de la marchandise. La valeur économique se fonde in fine sur une valeur d'usage – fût-elle une question d'image de prestige social – alors que la valeur d'usage n'a nul besoin de la valeur économique pour exister. Pour attribuer un prix à une chose, il faut bien qu'elle ait une utilité quelconque alors que, pour qu'une chose soit utile, il n'est point besoin qu'elle ait un prix. Que l'on songe à la gratuité de l'air, de l'amitié ou du temps partagé. Les ressources naturelles non exploitées ont assurément beaucoup de valeur d'usage pour les animaux qui vivent en symbiose dans leurs biotopes mais n'ont pas de valeur économique tant que l'humain ne les exploite pas comme marchandises à prix. À ce moment-là, l'exploitation des ressources naturelles sert de terrain de bataille entre la valeur d'usage menacée et la valeur économique menaçante. À l'extrême, le pillage intégral des valeurs d'usage, des ressources naturelles par la valeur économique, signe le triomphe de l'économie marchande et la disparition de toute autre forme d'économie. La confusion entre la valeur économique et la valeur tout court, et la valeur d'usage est une opération métaphysique. Cette confusion affirme le caractère exclusif de la production de valeur par l'économique. Elle heurte pourtant le sens commun quand on assiste à la destruction des ressources communes pour « créer de la valeur », quand on voit les travailleurs maltraités pour « créer de la valeur », quand on voit les consommateurs perdre leur vie à la gagner pour « créer de la valeur ». Qu'est-ce qui explique qu'un métier profondément nuisible, profondément inutile comme celui de publicitaire ou de public relation soit synonyme de rémunération, de reconnaissance économique extrêmes, qu'est-ce qui explique que les vedettes commerciales soient mieux payées que les artistes plus exigeants, plus travailleurs (et éventuellement plus talentueux) ? Ce qui explique ces décalages entre la rémunération, entre la reconnaissance de valeur économique et l'utilité sociale des activités professionnelles, c'est le lien entre valeur économique et rapport de force social alors que l'utilité sociale est pour ainsi dire intrinsèque.

La distinction entre la valeur d'usage et la valeur économique ne se fait pas au niveau de l'abstraction ou du caractère social de la valeur (le parement des vêtements de luxe est une valeur d'usage) mais au niveau du caractère de marchandises interchangeables que confère la valeur économique quand la valeur d'usage ne concerne que la valeur intrinsèque, la valeur pour l'usager du bien ou du service. La valeur d'usage d'un bonnet à la mode, c'est d'attirer les regards, d'être admirable en termes esthétiques ou d'affirmer une conformité sociale à une classe dirigeante pour la fashionista alors que le prix atteste la valeur économique relative dudit bonnet.

La valeur d'usage, ce peut être le regard de l'autre, la valorisation sociale, l'assurance en société ou l'esthétique. Elle peut être très abstraite, très sociale. La différence entre les valeurs d'usage et les valeurs économiques ne se situe pas au niveau des besoins primaires ou secondaires – tous de l'ordre de l'usage – mais au niveau du caractère d'interchangeabilité que confère la marchandise au bien ou au service, à ce qu'il faut nommer une marchandise si la valeur économique est en jeu. La valeur économique organise les marchandises à prix en biens et en services interchangeables alors que la valeur d'usage n'est liée qu'à l'utilité intrinsèque – toute sociale, toute abstraite, toute esthétique qu'elle puisse être – du bien ou du service. La mode ou les voitures de luxe servent par exemple de parements, c'est leur valeur d'usage alors que leurs prix attestent leur valeur économique, leur caractère de marchandises comparables à d'autres marchandises sur le plan de la valeur – comme elles le seraient sur le plan de la taille, du poids, de la matière, etc.

La notion de travail appelle elle aussi des explications puisqu'elle s'organise de la même façon que la valeur. La valeur d'usage correspond à objet concret, à un objet réalisé dans un travail concret, dans une série d'actes concrets alors que la valeur économique correspond aux différentes rémunérations additionnées dans le prix. Dans cette première partie, nous allons nous focaliser sur cette valeur économique qu'attestent les prix.

Emploi et travail


Voyons comment s'organisent ces deux acceptions très différentes du travail.

Il faut distinguer le travail et l'emploi. Ce sont deux choses qui n'ont rien à voir: l'emploi organise le travail de sorte que les propriétaires de l'outil de production, de l'usine, de la compagnie, du bureau empochent des bénéfices alors que le travail implique toutes les activités de la vie, de la production économique, de la société – en ce compris l'emploi. L'emploi est nécessairement lié à un travail mais le travail peut prendre beaucoup de formes différentes.

L'emploi est la convention capitaliste du travail pour Bernard Friot2. Selon lui, l'emploi fonctionne selon quatre principes.

1. La propriété lucrative permet aux actionnaires de toucher légalement les fruits du travail d'autrui, de gérer les investissements, de décider de la production, du mode et de l'organisation de cette production.



La propriété lucrative, c'est le droit de propriété sur les fruits de l'activité, sur les bénéfices d'une propriété. La propriété lucrative de l'usine permet d'en toucher les dividendes, la propriété lucrative de l'appartement permet d'en toucher les loyers de manière parfaitement légale.



2. Le temps est la référence de la rémunération, c'est lui qui fonde la valeur des choses produites.



Le temps de travail nécessaire à la production est l'une des composantes essentielles de son prix. Il y en a d'autres, nous le verrons. Le salaire lié à l'emploi est payé à l'heure de travail prestée et l'ensemble du temps de travail presté pour produire une marchandise est intégré dans son prix.



3. Le crédit privé avec des intérêts contraint à un remboursement sans fin tous les acteurs économiques. La pression de la dette se répercute sur les employés.



L'invention du crédit privé avec intérêt ne va pas de soi. Le prêt sans intérêt permet également de financer l'activité mais, surtout, ce que Friot appelle la cotisation investissement, la partie des cotisations destinée à financer les acquisitions d'outils de production au sens large (y compris la recherche et le développement) constitue une alternative financière déjà-là, parfaitement viable.



4. Le marché de l'emploi: la force de travail est une marchandise comme une autre. Elle doit ajuster son prix (le salaire) à l'offre et à la demande. Le travail est organisé selon le mode de la foire aux bestiaux, de la vente à la criée et non en fonction des besoins collectifs.

Nous définirons l'emploi comme le mode d'organisation de l'activité humaine dans lequel deux contractants signent un contrat entre parties asymétriques:

- L'employeur achète de la marchandise-emploi. Il investit du capital pour ce faire et entend en retirer du bénéfice.



- L'employé vend de la marchandise emploi. Il est contraint par l'aiguillon de la nécessité (dans la version libérale) ou par l'accaparement des ressources (dans la version anarchiste) ou encore par la prolétarisation, par la dépossession de l'outil de production (dans la version marxiste).

Le contrat d'emploi organise le travail selon des modalités particulières, c'est un mode de travail particulier. Comme il faut être productif, comme il faut produire plus de valeur par unité de temps, le producteur doit aller vite ; comme il faut produire de la valeur, le producteur ne doit pas faire des choses utiles, agréables, valorisantes ou belles mais des choses qui créent de la valeur. Ceci implique, notamment, la mise à l'encan de tout sens éthique dans le cadre d'une activité inscrite dans le cadre de l'emploi. Comme la tâche n'est pas effectuée pour elle-même mais dans un but extérieur, l'emploi fonde une espèce de totalitarisme, une utilisation du temps humain à d'autres fins que lui-même, une utilisation de l'activité, du corps, des affects ou des qualifications à d'autres fins qu'eux-mêmes.

Cette organisation particulière de l'activité humaine n'est pas une fatalité, elle n'est pas la plus productive. Elle utilise, elle 'emploie' les capacités, la créativité humaines à des fins non humaines, à des fins vénales.

Travail concret et travail abstrait


Le travail a deux dimensions. Il y a le travail concret qui est l'ensemble des actes, des actions destinés à humaniser la nature, à la rendre habitable par celui ou celle qui travaille ou ses pairs. Cette notion du travail est inséparable de la vie, du désir, de l'ambition (plus ou moins honorable, d'ailleurs) ou de l'envie de vie, d'échange social. Ce travail, le travail concret traduit l'ambition de modifier la nature, de prendre part à la vie. L'emploi, par contre, utilise le travail concret, la façon humaine, la modification de l'environnement par les humains mais le travail concret n'a nul besoin du cadre de l'emploi pour se déployer.

Le travail abstrait, par contre, ressortit à la valeur économique, à la valeur d'échange. Cette valeur est construite par les rapports de force sociaux - étrangers à la nature en tant que telle. Cette valeur est liée à la reconnaissance sociale d'une valeur relative d'une marchandise produite par un travail concret à l'occasion de la mise en disponibilité du travail concret au travail abstrait, à l'occasion de l'emploi. Les différences de valeurs relatives produites par du travail concret spécifique construisent la hiérarchie des valeurs économiques, des valeurs d'échange. Le travail abstrait est construit par la valeur sociale, par la hiérarchie sociale des valeurs. C'est là que se joue aussi bien la lutte des classes que la définition d'une société pour elle-même. Le travail abstrait est construit par la violence sociale, il agglomère cette violence sociale dans la valorisation du temps, dans la valorisation différenciée et hiérarchisée du temps de travail des producteurs. La reconnaissance de la valeur abstraite, de la valeur économique est déterminée par une lutte pour la prééminence sociale, pour la valorisation du mode de production économique d'une classe, d'une pratique sociale de l'économie. Pour les classes sociales, il s'agit non seulement d'affirmer leur légitimité dans la production de valeur sociale mais même leur prééminence, le caractère exclusif de cette production. Pour les actionnaires, les investisseurs risquent, ils créent de la valeur alors que, pour les travailleurs, c'est le travail qui crée la valeur économique.

Selon une vision marxiste de l'anthropologie, les deux types de travail (concret, lié à la nature, à l’anthropologie, et abstrait, lié aux rapports de force sociaux) sont inséparables de l'humanité. L'enjeu est alors de faire bouger les lignes par rapport à la définition du travail abstrait - mais, là, les tactiques envisagées sont aussi multiples que le nombre de dissidences, d'écoles, de chapelles, de mouvements marxistes ou marxisant.

Animal laborans et homo faber


Quand on examine le travail concret, les motivations de l'acte concret, on peut en distinguer deux types sans considération pour la violence sociale, pour la valeur économique, pour le travail abstrait.

Quand elle étudie l'activité humaine, Hannah Arendt distingue l'animal laborans et l'homo faber3. L'animal laborans, c'est le tâcheron qui refait le même ouvrage, organique, répétitif et vital inlassablement - nous respirons tous à peu près vingt-cinq fois par minute tout le long d'une existence. Ce type de travail concret est consubstantiel à la vie, il lui est lié du fait de la nature humaine (je parlais de la respiration), mammifère, animale ou vivante de l'être humain. Il n'est par pour autant nécessairement pénible. Nous ne pouvons guère faire l'impasse sur ce type d'activité. Par contre, nous pouvons les délocaliser, en faire supporter la charge par autrui. C'est le ménage assumé par des femmes dont l'existence demeure dans l'ombre, c'est le travail domestique des esclaves puis des employés, ce sont les poubelles ramassées par un personnel sous-payé, méprisé, ce sont les prostituées qui assument les tâches les plus ingrates, les plus pénibles et les plus fondamentales qui soient.

L'homo faber, est l'artisan qui réalise, qui invente, qui crée, et ce, quel que soit son domaine de travail, qu'il soit concret ou abstrait, matériel ou immatériel, humain ou mécanique. Pour lui, la notion de 'travail' n'est pas une torture, n'en déplaise à l'hypothèse étymologique la plus répandue4. Le travail lui permet de se réaliser, de devenir, de transformer le monde, il est constructeur d'une fierté, d'une identité ou d'une qualification. On pourrait nommer la chose ouvrage (mais l'ouvrage implique l’œuvre, ce qui n'est pas nécessairement le cas du travail de l'homo faber) ou labeur (mais il s'agit alors d'un travail paysan sans rapport avec la richesse potentielle des tâches et de leurs implications affectives et sociales). Paradoxalement, seule cette forme de travail était prisée par les Grecs, c'était la seule à laquelle pouvaient s'adonner sans s'aliéner leur noblesse.

Modes d'organisation du travail


Par rapport à ces activités - aussi nécessaires et utiles l'une que l'autre - nous pouvons les organiser de plusieurs façons de sorte que la tâche en soit affectée dans sa nature-même.

- L'esclavage réduit l'humain à l'état de propriété lucrative. L'esclave est réduit à un objet dont le propriétaire jouit de l'usus, de l'abusus et du fructus. L'usus, c'est le droit d'user de la propriété comme on veut. Le propriétaire peut l'employer à l'envi. L'abusus, c'est le droit de détruire la propriété, de la laisser mourir, de la maltraiter et le fructus, c'est le droit de propriété sur la richesse que produit la propriété. Le propriétaire d'esclave est propriétaire de tout ce que produit l'esclave.

- Le servage a constitué une immense avancée: le suzerain ne conservait qu'une partie du fructus sans pouvoir plus prétendre au droit de propriété comme usus (il ne peuvait plus utiliser ses serfs comme le seigneur utilisait ses esclaves) ni comme abusus (il ne peut tuer ses serfs sans s'exposer aux jacqueries ; pour tuer son serf, il doit se fonder sur le droit mais il ne jouit pas du droit de vie et de mort sur ses serfs). Seules la dîme, la gabelle étaient dues. Seule une partie du fruit de travail du serf était due au suzerain. Le suzerain n'avait pas droit de vie et de mort sur le serf (même si, de facto, c'était souvent presque le cas). Le serf était chrétien et baptisé et, en tant que tel, était fils, fille de Dieu et méritait quelques égards. Mais, en dépit du fait que le droit de cuissage n'existait pas formellement en tant que tel, le suzerain avait le droit de choisir les couples, les conjoints à marier dans le cadre du servage. Il pouvait décider qu'un serf ne marierait pas une serve d'un autre suzerain, etc.

- L'emploi sous convention capitaliste du travail organise l'activité de manière très particulière puisque le propriétaire lucratif de l'outil de production ne jouit ni de l'usus, ni de l'abusus envers l'employé: il ne peut pas le tuer ou l'utiliser comme il le souhaite. Le contrat dans le cadre de la convention capitaliste de l'emploi régit un droit, limite les actes licites, les exigences légitimes de l'employeur envers l'employé. Par contre, contrairement au servage qui avait été une avancée à ce niveau-là, le fructus est pleinement dans les mains de l'employeur.

Le contrat de travail lie deux parties égales en droit5 et inégales en fait. L'employé offre l'emploi, il propose une marchandise nommée 'emploi' à un client-patron censé l'acheter, à un patron-demandeur de la marchandise emploi (ou non). La situation devient déséquilibrée alors qu'elle implique en apparence deux personnes libres quand l'employé a un besoin vital de vendre sa force de travail pour pouvoir accomplir les tâches de l'animal laborans alors que le propriétaire lucratif peut se permettre de se passer des services de l'employé. Dans ces conditions inégales, il est malhonnête de parler de consentement librement contracté entre parties libres. Il s'agit de décision contrainte par la nécessité dans le cas de l'employé, de l'offreur de travail. Ce déséquilibre explique pourquoi l'employé, en plus de payer les bénéfices des propriétaires, leur paie aussi l'outil de production finalement via la partie 'investissement' de la valeur ajoutée qu'il génère.

Comme le contrat d'emploi a pour but, du point de vue de l'employeur, la création d'une valeur ajoutée supplémentaire, cette logique va affecter tous les aspects des actes liés à l'activité, à la tâche, au travail concret. À l'extrême, on ne demande pas à l'employé de produire quoi que ce soit si ce n'est de la valeur ajoutée susceptible de nourrir les profits de celui qui achète sa force de travail. Du point de vue de l’emploi, travailler mal, beaucoup, dans de mauvaises conditions importe peu dans la mesure où les marges bénéficiaires prospèrent.

Le rapport au temps est complètement redéfini dans l'emploi. Il ne s'agit pas d'être utile, de bien faire le travail concret ou d'être soigneux mais il faut être rapide. Les producteurs doivent être plus rapides que la concurrence de leur concurrence – c'est-à-dire qu'ils doivent être plus rapides qu'eux-mêmes. Les employés doivent être rapides pour que la part salariale soit réduite dans la valeur ajoutée. Ils sont contraints à comprimer eux-mêmes la part qui leur revient, à réduire leurs propres salaires en allant plus vite qu’une concurrence qui a les mêmes pratiques.

De ce fait, même si la nature de la prestation demandée à l'employé sera de l'ordre de l'homo faber, si les tâches effectuées dans le cadre de l'emploi lui seront agréables, valorisantes ou intéressantes, il demeurera toujours un côté animal laborans, un côté utilitariste à la tâche. La tâche est subordonnée, organisée, motivée, encadrée par la logique de la plus-value. Cette logique l'inscrit dans une nécessité contrainte aux besoins de la vie matérielle. Cette contrainte de la tâche organise la violence sociale et naturalise la valeur économique – les tâches ingrates collent à la personne de la nettoyeuse quand son patron se consacre à des tâches plus nobles dans une mise en scène naturalisée, évidente, de la violence de classe. À l'extrême, la femme de ménage célibataire, malade, avec quatre enfants à charge, payée au salaire minimum doit s'occuper d'un patron sans famille à charge, dans la force de l'âge.

- La pratique salariale du travail, pour Bernard Friot6, est un mode d'organisation alternatif du travail. Les salaires sont liés, dans un premier temps, à la qualification du poste puis, en s'émancipant de tous les employeurs, à la qualification de la personne. C'est alors la qualification individuelle, comme dans la fonction publique, qui ouvre le droit au salaire et non la productivité économique du travail concret. Dans cette perspective, le travail est libéré de la convention capitaliste. Il n'y a plus d'employeur, plus d'actionnaires, plus de contrainte sur la productivité du temps de travail et plus de crédit. Le travail concret est géré en codécision par des copropriétaires d'usage, le travail abstrait est sanctionné par des jurys qui reconnaissent (ou non) des qualifications individuelles.

- Le travail gratuit, le travail domestique est susceptible de devenir du travail abstrait mais, tant qu'il demeure gratuit, il n'est pas reconnu comme travail abstrait. Ce type de travail peut être volontaire - il s'agit alors de bénévolat, d'expérience généreuse de don de soi - ou contraint par des structures sociales conservatrices - il s'agit alors de travail tout à fait aliéné, parfois mal vécu, source de souffrances aussi vives que silencieuses. L'absence de reconnaissance sociale affecte parfois les intéressées qui ne s'octroient pas cette reconnaissance. Elles vivent alors une vie d'exil dans laquelle elles se sentent inutiles ou, au mieux tolérées7.

1Cette distinction entre « valeur en échange » et « valeur en usage » est déjà le fait d'A. Smith, Recherche sur la nature et sur les causes de la richesses des nations, Economia, 2000, chapitre V. L'essayiste attribue au travail l'origine de la « valeur en échange » : Ce n'est point avec de l'or ou de l'argent, c'est avec du travail, que toutes les richesses du monde ont été achetées originairement; et leur valeur pour ceux qui les possèdent et qui cherchent à les échanger contre de nouvelles productions, est précisément égale à la quantité de travail qu'elles les mettent en état d'acheter ou de commander.

Il sera repris en cela par Karl Marx plus tard.

2B. Friot, L'Enjeu du salaire, La Dispute, 2012.

3Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1972, collection Folio Essai, 2004, p.85 sqq.

4Flebas sur son blogue explique en quoi l’étymologie traditionnelle du mot travail qui le rattache à une torture a été mise en cause. <https://blogs.mediapart.fr/flebas/blog/240316/l-arnaque-de-l-etymologie-du-mot-travail#_edn6>:
« Il est préférable de rechercher une source qui serait commune à l’anglais travel et au français travailler, en imaginant une bifurcation vers l’idée du voyage – accompagnée de l’idée d’effort ou d’obstacle à franchir – et une autre vers l’idée plus générale de « tension vers un but rencontrant une résistance ». C’est possible dès lors qu’on rassemble les pièces du puzzle :

(1)   Le verbe hispanique médiéval trabajar, dont l’histoire a partie liée à celle de travailler, exprime une « tension vers un but rencontrant une résistance »,

(2)   Le préfixe latin trans- se réduit parfois à la forme tra-,

(3)   travel et travail ont une étymologie commune.

On peut en déduire que travailler s’est formé sur une base lexicale exprimant un mouvement, qui s’articule au préfixe tra- exprimant la notion de passage assortie d’une résistance[*]. Cette base utilise manifestement la séquence consonantique [vl]. Cette nouvelle hypothèse est cohérente avec l’existence d’un morphème -val- présent dans dévaler, val, vallée, etc., mais aussi de la variante [bl] et notamment du morphème -bal- présent dans balayer, bal, balade, etc. En somme, tout se passe comme si le parcours menant à travailler était proche de celui menant à trimbaler ou trabouler[**] (qui a donné traboule = passage qui traverse un pâté de maisons). D’ailleurs, l’origine supposée de trabouler est un verbe hypothétique du bas latin *trabulare, réduction du latin classique transambulare. Le verbe *trabulare, s’il a bien existé, pourrait donc être le chaînon manquant, de façon bien plus convaincante qu’un *tripaliare issu de l’instrument de torture.

*Michael Grégoire, sur la base d’une étude de l’espagnol, propose un continuum partant de la forme tri- vers la forme tra-, en passant par tre-, tru-, et tro-, comme exprimant différents degrés de « dépassement de l’entrave ». A l’extrémité de cette échelle, la forme tra- exprimerait la présence d’une entrave mais aussi son dépassement complet (Michaël Grégoire, 2012, Le lexique par le signifiant. Méthode en application à l’espagnol, Presses Académiques Francophones, Sarrebruck).

**À noter que le rapprochement travailler/trabouler est cohérent avec la création du nom boulot, synonyme de travail. »

5Selon la formule du code civil et sa formulation par Rousseau, Le contrat social. Cette expression est reprise de la constitution française de 1789 (La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances.), elle-même inspirée de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen.

6Bernard Friot, L'Enjeu du salaire, op.cit.


7Christine Delphy, L'Ennemi principal (Tome 1): économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 1998.

II La réalisation de la valeur ajoutée


Cet article est disponible en pdf ici

 Valeur ajoutée


Proposition 1
La valeur ajoutée fait l'objet d'une lutte de classe entre les rentiers et les producteurs


La valeur économique, la valeur abstraite, cadre la production de tout ce dont la valeur est hiérarchisée par la violence sociale. Nous nous situons exclusivement dans le cadre de la valeur économique, sans considération pour la valeur effective des choses, des productions, du fruit du labeur humain. Ce n'est pas que ces considérations n'aient pas d'importance, c'est que la valeur ajoutée n'intègre pas ces points de vue dans sa définition, dans son fonctionnement.

Nous avons une valeur économique qui évolue comme suit dans le processus de production du fait de l'emploi. Au départ, nous avons des frais et, à l'arrivé, un prix de vente auquel le marché valorisera le bien ou le service. Par exemple, un pain à 2,4€ intègre le prix de la farine (0,6€), la location et les charges de la boulangerie (0,2€).

(2.1)
P-F=VA

La différence entre le prix d'arrivée (P), 2,4€ dans notre exemple, et les consommations intermédiaires, 0,8€ dans notre exemple, ce qu'il faut acheter pour produire les marchandises (F) constitue la valeur ajoutée créée par les producteurs (VA), soit 1,6€ dans l'exemple. Ou pour le dire autrement:

(2.2)
P=F+VA

Le prix agglomère les consommations intermédiaires et la valeur ajoutée (salaires, investissements et dividende). Si la valeur ajoutée augmente, les prix augmentent – si les salaires augmentent beaucoup, les prix augmentent un peu ou si les matières première augmentent, par suite d'une sécheresse ou de pillages industriels, les prix augmentent – il y a alors inflation.

En France, on peut évaluer l'ensemble des prix à quelque chose comme 10.000 milliards € alors que la somme des valeurs ajoutées, le PIB, fait à peu près 2.000 milliards €. En admettant ces estimations grossières, les consommations intermédiaires interviennent pour 80% du prix en moyenne dans l'Hexagone.


Les composants de la valeur ajoutée



La valeur ajoutée elle-même se répartit entre différents postes:
- Les salaires (S)
- Les investissements (I)
- Les dividendes (D)

(2.3.)
Les salaires sont eux-mêmes constitués de salaires individuels bruts et de leurs impôts1 et de salaires socialisés bruts et de leurs impôts. Pour continuer avec le pain, on peut imaginer, sur une valeur ajoutée de 1,6€ de valeur ajoutée, 1,2€ pour les salaires des employés, 0,2€ pour les investissements et 0,2€ pour les dividendes.

Les salaires socialisés sont les cotisations sociales, aussi bien 'patronales' que 'employés'. La différence entre les deux est purement politique. En fait, qu'il s'agisse de l'une ou de l'autre, on a affaire à un salaire social, à un acquis conquis par les salariés et non à une propriété des employeurs. La distinction a permis de légitimer la présence patronale dans les organismes de gestion de cette cotisation sociale. Ils n'ont évidemment rien à y faire puisqu'il s'agit, répétons-le, d'un salaire.

- Les investissements ne sont théoriquement pas imposés.

- Les dividendes peuvent prendre plein de formes différentes. Le taux d'intérêt d'un emprunt est une forme de rétribution d'un propriétaire lucratif, c'est donc un dividende. De même, les rémunérations des actionnaires ou les produits dérivés, bancaires de tous types.

La partie imposée de la valeur ajoutée est répartie en deux postes : le poste 'fonctionnaires' - ils réalisent la valeur ajoutée qui leur est attribuée et un poste 'remboursement de la dette' qui part, lui, dans les poches des propriétaires lucratifs2.

L'équilibre entre les différents postes au sein de la valeur ajoutée est ce que Marx appelait la 'guerre des classes', entre producteurs, prolétaires parce que non propriétaires de leur outil de travail, parce qu'obligés de vendre leur force de travail et les propriétaires en question.

Austérité, salaire et valeur

Prix : 100 €
Consommations intermédiaires 80 € Valeur ajoutée 20 €
C.I. 80 €
Investissements
5 €
Dividendes
5 €
Salaires socialisés 5 € Sal. individ. 5 €
Voir (1)

Les salaires sociaux disparaissent au profit des dividendes au nom de la compétitivité
C.I. 80 €
Investissements
5 €
Dividendes 10 € Sal. ind. 5 €
Voir (2)

Sous la pression du chômage, les salaires individuels se réduisent fortement
C.I. 80 €
Investissements
5 €
Dividendes 12 €
S.I.
3 €
Voir (3) La demande baisse, les prix baissent sous la pression de la concurrence


C.I. 64 € Inv, 4 € Dividendes 4 €
S.I.
3 €





Prix : 75 €
Fig. 1


Explications du dessin:



(1) C'est la structure de la valeur ajoutée telle que nous l'avons connue. Une partie part en profit (dividendes et investissement) et une partie part en salaire (socialisés et directs).



(2) Depuis quarante ans, les salaires socialisés et les impôts, les salaires des fonctionnaires, sont régulièrement sapés, diminués, marginalisés avec l'étonnante complicité des syndicats. Cette diminution ne profite absolument pas aux salaires individuels, aux salaires directs ni aux investissements: ce sont les dividendes qui ont augmenté.



(3) La diminution des salaires socialisés a permis d'embaucher les nouveaux travailleurs avec des conditions de travail dégradées, avec des salaires directs amoindris. La diminution de la masse salariale globale n'a pas profité aux investissements mais exclusivement aux dividendes, une fois encore.



(4) Mais les entreprises sont soumises à une concurrence acharnée. Les clients-travailleurs sont rincés puisque les salaires directs et socialisés ont diminué. Les entreprises doivent donc réduire leur prix si elles ne veulent pas disparaître. La baisse des prix diminue les dividendes et, une fois que les prix sont baissés (disons d'un quart), les consommations intermédiaires et les investissements sont eux aussi diminués puisque les prix des marchandises achetées comme investissements ou comme consommations intermédiaires ont baissé globalement.



Proposition 2
L'austérité diminue la valeur ajoutée et les salaires.
Proposition 3
La baisse des salaires provoque une crise de surproduction.


La baisse générale des prix est ce qu'on appelle une déflation. C'est une catastrophe économique qui fait exploser le chômage et les dettes. Il n’y a plus d’acheteur : comme les salaires baissent en valeur absolue et en proportion dans la valeur ajoutée, les salariés-clients compriment leurs dépenses faute de revenu, ce qui, au niveau macro-économique, effondre la demande. Le PIB, la somme de toutes les valeurs ajoutées nationales, diminue. Les carnets de commande des entreprises demeurent vides puisque les clients n'ont plus de salaire à dépenser. Face à l'absence de commande, les entreprises vont licencier leur personnel et accentuer les effets cycliques : comme le faisait remarquer Frédéric Lordon3, les entreprises embauchent quand elles ont un carnet de commande, pas quand elles ont de l'argent.

Note 1. le PIB

Le PIB est l'ensemble de la valeur ajoutée créée à l'échelle d'un pays. La valeur ajoutée intègre la valeur créée par n'importe quelle activité économique, qu'il s'agisse de drogue, d'industrie du loisir, qu'il s'agisse d'industrie ou de services. Le PIB omet d'intégrer les dégâts causés par la création de valeur économique à la valeur d'usage. Si une entreprise empoisonne une riante vallée pour produire de la valeur, la seule mesure du PIB n'intégrera que la cette production de valeur économique sans tenir compte des coûts environnementaux et humains de cette production. En tant qu'indicateur économique, le PIB est donc à prendre avec énormément de précautions. Récemment, d'ailleurs, pour gommer les effets dépressifs des politiques d'austérité en gonflant artificiellement le PIB, sa mesure a été modifiée : aux États-Unis, on a considéré la recherche et le développement comme des investissements (alors qu’ils avaient été considérés comme des dépenses intermédiaires) et, en Europe, l'économie illégale est en passe d'être intégrée dans le calcul du PIB.



Mais la notion de PIB a ceci d'intéressant qu'elle concentre la réflexion sur la production de valeur et non sur la production de biens et de services. On notera, par exemple, que, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l'agriculture européenne a pour ainsi dire disparu comme productrice de PIB alors que, quantitativement (mais pas qualitativement, nous sommes bien d'accord), elle a augmenté ses volumes.



Cette façon de voir les choses ouvre une brèche pour évaluer la valeur ajoutée créée hors emploi (par salaires socialisés ou par qualification à la personne) et pour dévaloriser ce qui est produit en masse, à bas prix.




Effets de l'austérité sur les composants de la valeur ajoutée


Le taux de profit du capital augmente dans un premier temps mais, pour la plupart des entreprises, c'est finalement la ruine qui les attend puisque, faute de clients, les dettes s'entassent, les machines rouillent et l'usine compte les pluies.

Au final, si l'on définit le taux de profit comme le rapport entre les dividendes et les capitaux investis, on a

(2.4)
Taux de profit=Dividendes/Consommations Intermédiaires+Investissements+Salaires

Cette équation appliquée à la fig. 1 donne comme résultat 6% au début du processus décrit par le dessin et ... 6% à la fin. Dans cette situation de guerre contre les salaires, il n'y a donc pas eu, finalement, d'augmentation du taux de profit.


Par contre, la structure organique du capital est modifiée par la rigueur, l'austérité – ou la déflation salariale.

La structure organique du capital est le rapport entre le capital fixe (les investissements) et le capital vivant (les salaires - socialisés ou individuels). Sur la fig. 1, ce rapport passe de 0,5 à 1,33. Les investissements en capital fixe, en machines, en équipements deviennent déterminants face à la concurrence alors que l'importance relative des salaires baisse. La course à l'équipement sans travailleur pose un problème économique majeur: ce sont les salariés qui remplissent finalement le carnet de commande or la déflation salariale comprime immanquablement, à plus ou moins long terme, la demande4.

Note 2. le taux de profit (Marx résumé par Mylène Gaulard, 2014)

Avec Pl, la plus-value, C, le capital fixe (les machines, les outils de production mais aussi les patentes ou les stocks) et V, le capital variable (les salaires), le taux de profit est défini comme :

(2.5)
En divisant les termes par V, le capital variable (ce que nous appelons les salaires), il vient

(2.6)
en simplifiant V/V par 1, en définissant Pl/V (la plus-value divisée par les salaires)5 comme le taux d'exploitation et en définissant C/V (l'ensemble de la capitalisation divisée par les seuls salaires)6 comme la composition organique du capital, nous avons

(2.7)
Avec l'accumulation progressive du capital fixe C, la composition organique du capital augmente (les salaires y deviennent marginaux), c'est-à-dire que, pour maintenir un taux de profit constant, il faut augmenter le taux d'exploitation – augmenter les heures supplémentaires gratuites et la durée de la journée de travail, diminuer les salaires, les salaires socialisés et les jours chômés. Comme le taux de réalisation ρ (voir ci-dessous) des salaires est supérieur, la déflation salariale qui découle de la nécessité du maintien du taux de profit est mortelle pour le PIB lui-même, pour l'ensemble de la valeur ajoutée à terme. C'est cette contradiction qui éclate périodiquement sous forme de crise – nous y reviendrons.

Les salaires sont diminués relativement par rapport aux investissements. Pour produire, il faut relativement de plus en plus investir pour pouvoir écouler une production meilleure marché, sans salaire, sans travailleurs.

La valeur ajoutée par unité de temps



Résumé des développements mathématiques du chapitre

La valeur ajoutée est consacrée pour partie aux salaires, pour partie à la rente. La partie consacrée aux salaires est intégralement dépensée sur un temps long alors que la partie consacrée à la rente s'accumule indéfiniment. Comme la production de valeur ajoutée est égale à ce qui est dépensé par les clients, la partie de la valeur ajoutée consacrée à la rente, peu et mal dépensée, menace à terme la production de valeur économique.
Proposition 4
Les salaires sont intégralement dépensés.
Proposition 5
La rente n'est pas intégralement dépensée et s'accumule à l'infini.


L'activité économique produit de la valeur ajoutée. Selon la théorie marxiste, c'est le travail qui crée tous les biens, tous les services qui cristallisent la valeur économique. Nous viendrons à une conclusion légèrement différente : in fine, ce sont non pas les emplois ou la réalisation de travail concret qui créent la valeur économique mais le travail abstrait reconnu par le salaire. Ce sont les salaires qui créent la valeur économique, ce sont eux qui reconnaissent et font reconnaître la valeur économique, la violence sociale des rapports de production. Le travail concret (aussi bien celui des employés que celui des chômeurs, des retraités, des vacanciers, des parents, des invalides ou des fonctionnaires) crée les valeurs d'usage, éventuellement négatives ; le travail abstrait qu'atteste le salaire sous ses différentes formes crée les valeurs économiques, toujours positives.

Pour arriver à cette conclusion assez décalée par rapport aux écoles classiques, keynésienne ou marxiste, nous avons dû procéder à une analyse de la valeur ajoutée. Au terme de cette analyse, nous voyons que le salaire crée la valeur économique et que la rente accapare la valeur économique créée à l'occasion du procès de production dans une accumulation qui obère aussi bien la machine économique que le processus de création de valeur économique lui-même.

Nous avons commencé par définir une fonction ρ, la valeur réalisée. Au terme du processus de création de valeur ajoutée par le travail abstrait, la nouvelle valeur ajoutée créée peut s'incarner de différentes façons. Soit le récipiendaire – quel qu'il soit et quelle que soit sa légitimité à capter la partie de la valeur ajoutée créée – réalise son capital, soit il le thésaurise. La réalisation du capital se fait toujours sous forme de dépense, d'acquisition de biens ou de services issus du travail humain alors que la thésaurisation se fait sous forme d'épargne, d'investissement dans des produits financiers, assurantiel, etc. De toute façon, nous considérerons les cycles sur un temps long, un temps dans lequel les crédits se perdent dans la masse des revenus, dans lequel l'épargne se réalise dans un produit de consommation exceptionnel tel une maison ou un véhicule. Sur un temps long, donc, le capital s'accumule en thésaurisations de toutes sortes ou se réalise en acquisitions matérielles de toutes sortes.



Soit ρ, la réalisation du capital, lissée sur un temps long. Si, une année donnée, disons l'année n, la réalisation du capital lissée sur un temps long, correspond à 1 milliard, cela signifie que – en négligeant les effets de temps court du crédit – l'ensemble des biens et des services produits l'année suivante sera valorisé à hauteur de ce qui sera dépensé pour les acquérir – le capital réalisé, donc, 1 milliard.



Si le capital réalisé de la valeur ajoutée est ρ et le capital thésaurisé est ε, alors la valeur ajoutée totale d'une période donnée sera toujours égale à la somme des deux.

(2.8)
VA= ρ+ε

Pour être complet, le taux de réalisation du capital sera le rapport entre le capital réalisé et le total de la valeur ajoutée.

(2.9)
Tρ = ρ/VA

et, le taux d'accumulation à long terme

(2.10)
Tε = ε/VA

Il vient en divisant les deux termes de (2.8) par VA

(2.11)
Tρ+Tε = 1

Ce qui n'est pas épargné sur le long terme est dépensé et ce qui est dépensé sur le long terme n'est pas épargné

En affinant la notion de réalisation, en diminuant progressivement le temps pendant lequel on va mesurer cette réalisation, on s'approche de la notion de flux, de réalisation instantanée π. En mathématique, cette notion s'exprime par la dérivée dans le temps :

(2.12)
= π =
Ce flux, cette dérivée de la réalisation par rapport au temps est la productivité π, la production de valeur économique – ou la réalisation de capital antérieur – dans le temps. On notera que cette façon de voir les choses permet d'exprimer la valeur ajoutée annuelle en intégrant cette fonction dans le temps, sur deux années successives. Nous avons

(2.13)


Selon l'affectation de la valeur ajoutée, le taux de réalisation du capital varie, c'est-à-dire que la valeur ajoutée d'une année donnée est déterminée par l'importance relative des éléments constitutifs des valeurs ajoutées antérieures.

Examinons les différentes composantes de la valeur ajoutée. Les bas salaires et les salaires moyens sont intégralement réalisés à long terme. Au mieux, le salarié va mettre de côté une partie de son salaire pour une dépense exceptionnelle (du type véhicule ou logement, par exemple) mais cet épargne sera temporaire et finira toujours par être réalisée. Par contre, les très hauts salaires permettent une accumulation sans réalisation à proportion de leur importance par rapport au salaire moyen. De même, les dividendes sont accumulés à proportion de leur importance : de faibles dividendes d'un petit épargnant finiront sans doute par financer un achat, un jour, de l'intéressé mais de gros dividendes ne seront jamais dépensés et s'accumuleront à l'infini – ce qui dessine une fonction exponentielle économiquement intenable sur le long terme7. À l'échelle des rentes, les rentes des petits épargnants ne constituent qu'une goutte dans la mer et nous la considérerons comme relativement négligeable : en simplifiant quelque peu le problème, nous pourrons considérer la rente comme un tout dont le taux d'accumulation est légèrement abaissé par la présence de petits épargnants. Par contre, au niveau des salaires, la masse salariales des petits salaires demeure importante puisque les petits salariés sont infiniment plus nombreux que les salariés à haut niveau de salaire.

Nous allons donc affiner cette réflexion sur la création cyclique de valeur ajoutée en dégageant deux valeurs de réalisation :
- le taux de réalisation du capital de rente T
- le taux de réalisation des salaires T

Pour approcher la valeur extrême du taux de réalisation du capital de rente, nous prenons la croissance des plus gros patrimoines humains entre 1987 et 2013, en considérant que ces fortunes proviennent pour l'essentiel de revenu de propriété lucrative et non de salaires. Selon Piketty8, le rendement global du capital mondial se situe à 3,2 % pour la période étudiée.

Sur le stock, Tε = 3,2 % et, sur les revenus, Tεlimite = 100 % (Tρ=0%) puisque, quand les revenus deviennent infinis, la part qui en est dépensée devient marginale.

Dans la période considérée, entre 1987 et 2013, l'augmentation médiane de patrimoine humain atteignait 1,4 % par an.

Sur le stock, Tε = 1,4 %, en nous fondant sur les données de Piketty (p 286), en évaluant grossièrement le rapport entre le stock mondial de capital et les revenus à 4:1 – chaque année, les revenus correspondent à un quart du patrimoine mondial (Piketty, p. 738), nous obtenons un Tε moyen de 5,6 % des revenus (et un Tρ de 94,4% des revenus). La part des revenus du travail de l'OCDE9 est passée de 66,1 % des revenus totaux à 61,7 %, soit une moyenne de 63,5 % sur la période considérée.

Avec ces données, nous pouvons extraire la valeur du taux d'épargne salariale rapportée au patrimoine. La notion de patrimoine reprend toutes les acceptions du capital : mobilier, immobilier, foncier, les actions ou les produits dérivés, le liquide, les avoirs, les comptes en banques, etc. En effet, sachant que la part des revenus totaux du capital est de 36,5 %, que celle du travail est de 63,5 %, en notant « patr. » le patrimoine, « rev. » les revenus (quels qu'ils soient) et « trav. » la part des revenus totaux du travail, nous avons :

(2.14.1)
(2.14.2)
que je décompose en
soit
(2.14)
On peut facilement extraire le facteur commun à tous les termes, le rapport entre les revenus (annuels) et le patrimoine.

(2.15)
et, pour trouver la valeur du taux d'épargne salariale rapporté au patrimoine total, nous avons :

(2.16)

soit avec le taux d'épargne global rapporté au patrimoine à 1,4 % et le taux d'épargne du capital rapporté au patrimoine à 3,2 % (voir supra), il vient

(2.17)

soit un taux d'épargne du travail de 3,65annuel rapporté au patrimoine global sur la période considérée. Ce taux d'épargne du travail doit être rapporté aux revenus du capital (il faut le multiplier par quatre puisque les stocks représentent quatre fois les flux annuels). Il faut considérer les revenus du travail par rapport aux revenus totaux (36,5 %) pour obtenir le taux d'épargne du travail par rapport aux salaires, soit

(2.18)

Soit une valeur de 5,3.

De même, nous pouvons calculer facilement le taux de réalisation moyen du capital.

(2.19)

On convertit le patrimoine en flux annuel (soit un dénominateur divisé par quatre) et dans la proportion du revenu total dévolu au capital. On obtient un peu plus de deux pour cents. Les revenus du capital sont épargnés à hauteur de 2 % par an en moyenne globale, c'est-à-dire que leur taux de réalisation est de l'ordre de 98 %.



Nous définirons le comme l'indice d'épargne du capital par rapport aux revenus globaux, c'est-à-dire le taux d'accumulation du capital ou encore le coût du capital.
Ce taux est récurrent. Il définit donc une fonction exponentielle.


Ce taux de 2 % peut sembler ridicule mais si on considère la formule générale de doublement d'une fonction croissante à raison de 2 %:

(2.20)

n est alors égal à ln(2)/ln(1,02), soit un peu plus de 35. C'est dire que, tous les 35 ans, le capital aura accumulé l'équivalent de la totalité des flux annuels qui le rétribuent. Cette accumulation doublera tous les 35 ans (au bout de 70 ans, c'est deux fois le flux annuel qui auront été accumulés ; au bout de 105 ans, c'est quatre fois ces flux qui auront été accumulés – plus que l'intégralité des revenus, ceux du capital extrême, ceux du capital moyen ou ceux du travail ensemble ; au bout de 140 ans, c'est huit fois ces flux qui auront été accumulés ; au bout de 185 ans, c'est seize fois le flux annuel, etc.). Cette période de 185 ans est moins longue que celle qui nous sépare du début de l'ère industrielle.

Pour nous résumer, en intégrant (2.11) à nos résultats, il vient ces valeurs de taux de réalisation des différents capitaux rapportés au patrimoine global :

(2.21)
T = 0,00 ... %
T = 98 %
T = 99,99635%

Par ailleurs, le PIB pourra être calculé par la somme des différents postes antérieurs multipliés par leur taux de réalisation, soit (en rappelant 4.2)

(2.22)
Avec :
(2.22.1)

(2.22.2)

(2.22.3)

(2.22.4)

À création monétaire égale, à long terme, le PIB, en négligeant les effets à moyen terme du crédit, sera donc d'autant plus élevé que la proportion des salaires sera élevée et sera d'autant moins élevé que la proportion des capitaux extrêmes sera importante ou, dans le temps très long, que la proportion des capitaux moyens sera importante.


Proposition 6
Pour qu'il y ait production de valeur économique, il faut que de la valeur économique antérieure soit dépensée, soit réalisée – sans quoi, la production de biens et de services ne produit pas de valeur économique mais des invendus.


Note 3. l'Allemagne contemporaine :
Notre conclusion nous permet de faire le lien entre la situation de l'Allemagne et sa très relative réussite économique. Ce ne sont pas des facteurs économiques tels que la haute valeur ajoutée des productions industrielles allemandes, ce ne sont pas les facteurs culturels puisque, dans son histoire, l'Allemagne a connu des périodes de déficit commerciaux mais c'est bien la place du salaire en Allemagne qui explique ce très relatif succès.



En ouvrant les frontières de ses voisins à ses exportations, l'Allemagne s'est garanti des débouchés pour son ε, pour son épargne au moment où cette épargne explosait du fait des compressions salariales. Par ailleurs, l'implication d'une population dans les revenus du capital assure une faible accumulation de ceux-ci puisque ces revenus tiennent lieu de pension de retraite et son donc mieux réalisés que leurs équivalents étrangers. Le libre échange avec des voisins en croissance salariale (et en déficit, du coup) et le vieillissement des propriétaires capitalistes sont des conditions sine qua non au (très relatif) développement allemand.



Les marchés de l'Est risquent, par contre, à force d'accumulation progressive sous forme d’investissements, de se fermer peu à peu aux débouchés allemands. Quant aux retraités, la polarisation du modèle social allemand risque d’obérer le ε au moment où il n'aura plus de marché extérieur pour réaliser la valeur ajoutée qu'il capte. À ce moment-là, les heures de la (très relative) prospérité allemande seront comptées sauf à y investir massivement dans les salaires – ce qui solvabiliserait les marchés mais ferait cependant l'impasse sur la baisse du taux de profit.

Notre modèle explique que le PIB devrait à tout le moins diminuer voire s'effondrer rapidement – ce qu'il ne fait que périodiquement et de manière imparfaite. Pourtant, les 700 trilliards de dollars dans les produits dérivés signent bel et bien cette accumulation : au moment où ils seront réalisés, toute l'économie s'effondrera. Mais voyons quelles sont les stratégies d'évitement de ces problèmes d'accumulation étudiées par Rosa Luxemburg.

La différence entre le PIB et la réalisation du PIB (=ε) diminue la taille du PIB (de ε et, au bout de n années de ) si les capitalistes ne trouvent pas de nouveaux marchés non capitalistes, une nouvelle demande pour solvabiliser la production. Nous avons déterminé avec le ρ dans quelle proportion, dans quelle mesure, le capital devait trouver de nouveaux marchés pour se maintenir et éviter son effondrement modélisé par nos petites réflexions. Pour conquérir de nouveaux marchés, le capitalisme peut

- augmenter les salaires sur les pays émergents jusqu'au point de Lewis, point à partir duquel la demande de travailleurs se fait très forte et les rapports de force sur le marché de l'emploi emmène virtuellement les salaires des pays en voie de développement vers les niveaux de ceux des pays déjà développés en crise



- conquérir de nouveaux pays non capitalistes, c'est l'option de la colonisation, de l'ouverture forcée de marchés exclusifs captifs.

Luxemburg avait expliqué ce problème et en attendait un dénouement tragique : quand les limites à l'expansion auront été atteintes, la croissance du PIB par conquête de nouveaux marchés deviendra impossible et notre ρ prend alors tout son sens. Nous en sommes là aujourd'hui.

L'intégralité des salaires est réalisée alors que le capital a tendance à accumuler, à ne pas réaliser 2 % des revenus dont il est rétribué – ce qui, à terme, définit une fonction exponentielle.

Note 4. la fonction exponentielle :

En mathématique



Une fonction exponentielle est une fonction mathématique, une formule qui à chaque valeur de x associe une valeur de y, résultat du calcul de la formule appliquée à la valeur de x.



Nous avons, de manière générale.

























(2.23)






Cette fonction est dite exponentielle si elle suit la pente de la fonction verte sur le schéma de Wikipédia, c'est à dire si elle peut s'écrire sous la forme



(2.24)


Avec k réel >1.



La pente rouge représente une fonction dite linéaire (type ), la pente bleue représente une fonction cubique (type ).



En économie



Si on l'admet après K. Marx10 que l'économie capitaliste fonctionne par cycles courts, ils se décomposent comme suit si nous prenons le point de vue du capital:



- Nous avons d'abord un capital C



- Ce capital se ventile entre des investissements (les consommations intermédiaires), des marchandises M et du salaire individuel ou socialisé pour produire une marchandise M'



- La marchandise est vendue pour son prix qui exprime la nouvelle valeur du capital acquise au terme du processus, C'



Nous avons un cycle court du capital genre C-M-M'-C'.



En admettant que à chaque cycle court le capital thésaurise une partie, mette une petite partie de ses bénéfices (C'-C) dans un bas de laine qu'il ne dépense pas, nous devons considérer ce qu'il se passe sur un temps long.



Mettons que le taux d'épargne, d'accumulation du capital sur un cycle soit T, nous aurons, à chaque cycle un capital thésaurisé égale à ce taux d'accumulation multiplié par le bénéfice (C'-C). Soit A, l'accumulation, il vient



(2.25)




Comme cette opération se répète à chaque cycle, nous avons, pour un cycle n,



(2.26)


Pour chaque cycle, nous avons la différence entre le capital final et le capital final, l'accumulation qui vaut le capital du cycle précédent multiplié par le taux de profit, lui-même multiplié par le taux d'accumulation de cette différence.



Il convient de souligner que le taux de profit dont nous parlons ici est le taux de profit du point de vue du capital. Ce taux de profit est différent si l'on se place du point de vue du travail, il faut alors parler de surtravail. En désignant par P la production de profit économique par unité de temps, nous avons



(2.27)


ou, encore, en se référant à un capital initial quelconque,



(2.28)




Ce qui, par définition, est une fonction exponentielle à condition que le taux de profit soit strictement positif (facteur P strictement plus grand que 1), qu'il y ait accumulation (facteur T plus grand ou égal à 1) et que le capital initial soit non nul.



Comme on imagine mal un investisseur ne rien investir au départ et faire travailler pour rien, sans bénéfice aucun ni accumulation aucune, les conditions au caractère exponentiel de la fonction sont certaines si le cycle est viable du point de vue de l’investisseur.



Par contre, le capital produit, la valeur produite par le travail ne suit pas une courbe exponentielle. Nous avons à chaque cycle, des dépenses de capital qui valent les salaires plus les investissements, plus les frais, plus la partie discrétionnaire du capital accumulé.



Ces dépenses nourriront immanquablement la valeur ajoutée d'entreprises diverses et variées. C'est dire que la valeur produite vaut le capital réalisé : s'il n'y a pas de dépense pour acheter des choses produites, elles ne peuvent acquérir de valeur, elles ne peuvent être reconverties en capital et ne correspondent à rien du point de vue de la valeur produite.



Si le propriétaire investit dans les infrastructures pour être plus productif que la concurrence, dans un premier temps, il pourra comprimer les salaires (et, au passage empocher la différence) puisque les gains de productivité seront absorbés par les dividendes. Dans un deuxième temps, la concurrence va adopter les mêmes pratiques, ce qui contraindra le propriétaire à baisser ses prix. Finalement, le propriétaire aura fait produire plus de biens et de service mais ses employés auront généré une valeur ajoutée inchangée.



La différence entre les deux courbes, capital accumulé et capital réalisé crée des cycles périodiques au terme desquels il y a une nécessaire destruction de valeur accumulée. Cette destruction peut prendre bien des formes: guerre, crise immobilière, faillite bancaires, etc.



Pour augmenter la valeur du capital réalisé, il faut augmenter les salaires, notamment les salaires sociaux. Sauf à être elle aussi exponentielle - proportionnelle à la courbe d'accumulation - cette augmentation salariale ne suffit pas à surmonter la contradiction de l'accumulation capitalistique, de son caractère exponentiel. Pour lever cette contradiction, il faut qu'il n'y ait plus aucune accumulation non réalisée, non dépensée, ce qui impliquerait que la propriété disparaîtrait en tant que source de profit, ce qui impliquerait de facto une socialisation des moyens de production.




Proposition 7
L'accumulation du capital définit une fonction exponentielle.
Proposition 8
L'accumulation du capital parasite le mécanisme de production de valeur économique.

Cette fonction exponentielle grippe la machine économique puisque la concentration de valeur est ôtée à terme de la circulation économique. Si, un jour de crise, les détenteurs de capital veulent réaliser leurs bas de laine devenus gigantesques, s'ils veulent réaliser leur capital accumulé, il n'y aura pas de production de biens et de services sur laquelle adosser cette demande de valeur. En d'autres termes, comme l'argent sert toujours, in fine, à acquérir des biens et des services à valeur économique produits par le travail abstrait des producteurs dans l'emploi et hors emploi, la concentration de valeur liée à l'accumulation infinie du capital est contre-productive en terme économique. L'accumulation de capital ne soutient pas l'économie, elle la parasite.

Pour produire du PIB, nous l'avons vu, il faut que des gens achètent les marchandises, les biens et les services produits. D'une année sur l'autre, pour ce faire, il faut voir ce qui, dans les revenus de l'année précédente, va pouvoir être dépensé et être compté comme valeur ajoutée de la nouvelle année. Le fait de produire des millions d'automobiles en trop, d'amasser des stocks alimentaires ou de construire des logements vides ne change strictement rien à l'affaire. L'ensemble des chiffres d'affaire de l'ensemble des entreprises, de l'État, des collectivités locales ou des particuliers, sera égal à l'ensemble des prix de l'ensemble des biens et des services qui auront trouvé acquéreur. Mais les gens ne peuvent pas dépenser l'argent qu'ils n'ont pas. La parenthèse du crédit ne fait qu'amplifier et reculer le moment où les clients désargentés cessent de pouvoir acheter. Le crédit n'enrichit pas le débiteur, il augmente le prix payé pour acquérir les biens et les services à terme. Si le crédit enrichissait, ce serait un don – et les banques deviendraient rapidement impécunieuses.

Pour soutenir le PIB – en admettant que ce soit un objectif avec quelque pertinence économique, nous y reviendrons – il est donc nécessaire de réduire à rien la part du PIB consacrée au capital extrême (puisqu'elle n'est pas dépensée ensuite et qu'elle disparaît des circuits économiques sans aucun bénéfice pour personne), de supprimer la part du PIB dévolue au capital moyen puisque, à long terme, elle ponctionne et concentre l'ensemble de la valeur ajoutée sans que cet argent retiré de l'économie puisse profiter à qui que ce soit et de consacrer l'intégralité du PIB aux salaires (et aux investissements qui seront intégralement constitués de salaires par le truchement de dépenses d’achat de marchandises à prix).

Reproduction de la valeur ajoutée


Pour conclure notre petite réflexion, nous avons constaté que la valeur ajoutée produite sur une année donnée, le PIB dépendait directement de la portion des valeurs ajoutées antérieures dépensée. En effet, on ne produit pas de valeur s'il n'y a personne pour acheter les biens et les services produits. La valeur ajoutée est donc déterminée par la portion de la valeur ajoutée dépensée, réalisée. Nous avons défini une fonction pour étudier la réalisation de la valeur ajoutée en fonction de la nature de son affectation. Les salaires – qu'ils soient socialisés, comme le chômage, les pensions de retraite ou d'invalidité ou non – sont, dans un temps long, intégralement dépensés (pour être précis, selon nos calculs, à 99,99635% voir 2.21). C'est-à-dire que, pendant qu'un salarié (en emploi ou au chômage, à la retraite, en invalidité, peu importe) épargne, un autre réalise une épargne antérieure et, l'un dans l'autre, les salaires dans leur ensemble ne sont guère épargnés. La rémunération du capital moyen peut sembler réalisée dans une forte proportion (98%). Cette proportion, pour élevée qu'elle paraisse, phagocyte pourtant à long terme l'intégralité de la valeur économique. Quant à la rémunération du capital extrême, celui des propriétaires multi-milliardaires, elle disparaît tout simplement de l'économie productive, puisque la part dépensée en est marginale. Elle n'intervient plus dans la production de valeur ajoutée ultérieure.

De ce fait, seuls les salaires (quelle qu'en soit la forme) créent de la valeur ajoutée sur le long terme. Toute forme de rémunération du capital obère à terme le processus de création de valeur économique – et toute forme de rémunération du capital extrême, toute rémunération somptuaire, disparaît de l'économie réelle immédiatement.

Création de la valeur économique


Pour bien comprendre le processus de création de valeur source de nombreux malentendus, il nous faut d'abord insister à nouveau sur la distinction entre travail concret – le fait de faire des choses – et le travail abstrait – le processus de création de valeur économique. Illustrons la distinction entre le travail concret et le travail abstrait par un petit exemple. Si un instituteur, une institutrice apprend à compter à un enfant, il ou elle est rémunéré pour ce faire dans le cadre de l'emploi. La reconnaissance économique de la valeur de son travail est son travail abstrait. Il s'agit de son salaire, son grade, sa qualification, son degré de rémunération, son barème, son titre ou son statut. Par contre, face à la demande concrète d'un enfant d'apprendre à compter pour son jeu, pour son projet, du fait de sa curiosité, la même personne, en famille, répond à un désir d'un apprenant par un travail concret sans contrepartie abstraite, économique. Dans les deux situations, le travail concret est strictement le même. S'il s'agit de la même personne, il y a fort à parier qu'elle va mettre en place les mêmes techniques pédagogiques pour arriver à ses fins. Mais dans le second cas, il n'y a pas de reconnaissance économique sociale. Dans les deux cas, il s'agit d'activité économique au sens strict mais sans attribution de valeur économique dans le second cas. De même, l'auto-construction est dénuée de valeur économique alors que, par définition, il s'agit de la même activité que celle d'un entrepreneur de la construction traditionnelle ; le potager familial peut nourrir des peuples entiers avec une alimentation de première qualité mais il n'est pas non plus sanctionné par une reconnaissance économique contrairement à l'agro-industrie productrice d'une alimentation de faible qualité nutritive.


Proposition 9
L'ensemble des salaires constitue le travail abstrait. Le travail abstrait crée la valeur ajoutée.
Proposition 10
La rente parasite la création salariale de valeur économique.

Cette dichotomie travail concret uniquement et travail concret avec du travail abstrait n'est nullement réservée à la production « primaire », elle se retrouve dans les secteurs les plus pointus de la recherche, de la spéculation intellectuelle ou de la formation. Galilée n'a jamais effectué ses recherches dans un cadre de travail abstrait contrairement à Tesla. Au contraire, l'astronome a pris le risque du déclassement pour affirmer son point de vue alors scientifiquement controversé.

Nous parlons ici du travail, non de l'emploi qui est une institution capitaliste régie par la propriété lucrative. Cette institution encadre le travail : l'activité dans le cadre de l'emploi est bien du travail mais le travail n'est pas réductible au seul emploi.

Note 5. Travail abstrait – travail concret

Le travail abstrait ressortit à la valeur économique, à la valeur d'échange. Cette valeur est construite par les rapports de force sociaux - étrangers à la nature en tant que telle. Cette valeur est liée à la reconnaissance d'une valeur relative produite par un travail concret. Les différences de valeurs relatives produites par du travail concret spécifique construisent la hiérarchie des valeurs économiques, des valeurs d'échange. Le travail abstrait est construit par la valeur sociale, par la hiérarchie sociale des valeurs. C'est là que se joue aussi bien la lutte des classes que la définition d'une société pour elle-même.



Selon une vision marxiste de l'anthropologie, les deux types de travail (concret, lié à la nature et abstrait, lié aux rapports de force sociaux) sont consubstantiels à l'humanité. L'enjeu est alors de faire bouger les lignes par rapport à la définition du travail abstrait - mais, là, les tactiques envisagées sont aussi multiples que le nombre de dissidences, d'écoles, de chapelles, de mouvements marxistes ou marxisant.



Les rapports de force sociaux qu'atteste le travail abstrait sous toutes ses formes – que ce soit les salaires des employés, des fonctionnaires, des ouvriers, des chômeurs, des retraités ou des invalides ou les dividendes et les investissements – s'inscrivent dans une perspectives historique dynamique. Les différentes composantes de la société se battent pour modifier à leur avantage la définition de la valeur économique ou pour maintenir leur domination sur celle-ci. La guerre des classes elle-même peut être considérée de ce point de vue comme une partie du combat pour la définition de la valeur. Les bourgeois au sens marxistes, les propriétaires des moyens de production, veulent réduire la production de valeur économique à la rente alors que les travailleurs entendent se débarrasser de la rente pour faire coïncider la définition de la valeur économique avec le seul travail.



L'ensemble de la valeur économique est intégré dans les prix des marchandises. La valeur ajoutée que génère l'activité d'une entreprise n'est pas le seul élément qui compose les prix de ses marchandises puisque la valeur économique se crée aussi bien par cotisation ou par impôts.


On peut toucher un salaire ou un revenu sans rien faire de concret, en étant placardisé alors que l'on peut faire le ménage, garder des enfants, leur apprendre une langue, avoir une production agricole familiale sans être rémunéré. Le travail concret, les biens et les services incarnés ne sont pas nécessairement attachés à de la valeur économique et la valeur économique n'est pas toujours attachée à du travail concret. Les fonctionnaires ou les chômeurs, les retraités touchent un salaire intégré dans les prix des marchandises qu'ils ne produisent pas eux-mêmes. Ce n'est pas qu'ils ne font rien, c'est que leur rémunération est détachée de tout travail concret. Le salaire touché par les fonctionnaires, par les chômeurs, par les retraités crée de la valeur économique intégrée dans le prix de marchandises dans la production desquelles ils n'interviennent pas.

Pour comprendre ce qu'il se passe avant d'en revenir à notre thèse de la reproduction de la valeur économique par les seuls salaires, il importe d'évoquer des cas d'école. Quand on a augmenté les prélèvements obligatoires, les cotisations en Europe à la Libération, le PIB, la valeur ajoutée nationale, a augmenté. Inversement, depuis 40 ans, les prélèvements obligatoires ont tendance à diminuer ou à stagner or le PIB stagne lui aussi ou diminue.

Cette perspective strictement économique ouvre des portes intéressantes par rapport à la crise du travail. Les salariés hors emploi créent de la valeur économique sans que leur travail abstrait, leur salaire soit directement lié à leur travail concret. La déconnexion entre le travail concret et le travail abstrait libère le travail concret du carcan de l'actionnaire, du profit et de la rentabilité. Elle ouvre le temps du travail, elle permet d'investir le désir dans l'acte sans considération pour une hiérarchie avide de plus-value. La valeur salariale chère à Friot pose la question anthropologique11 : sommes-nous capables de produire sans incitation, sans aiguillon de la misère, sans contre-maître, sans patron ? À part pour justifier les classes en situation de pouvoir, en situation de pouvoir profiter du travail extrait et géré par l'aiguillon de la nécessité, on comprend mal pourquoi l'ensemble de la création parvient à travailler, à combler ses besoins sans recours à la police, à la faim, à la propriété lucrative. À l'heure où le modèle de l'emploi provoque une crise écologique, psycho-sociale et sanitaire majeure, l'objection anthropologique paraît un peu compromise.


Proposition 11
La maîtrise par la propriété lucrative du travail abstrait endommage l'environnement naturel et humain.

Note 6. les prélèvements et les salaires sont des ajouts de PIB, pas des ponctions

Pour reprendre ce qui a été écrit



Tout se passe comme si les prélèvements étaient des ajouts de PIB et non des ponctions – fût-ce sur les profits.



1. Il nous faut d'abord distinguer la valeur et la valeur d'échange. L'économie s'occupe de production de valeur d'échange, non de valeur d'usage. L'employé est payé non pour produire des biens et des services (s'il en produit, c'est de manière, paradoxalement, accessoire), il est payé pour produire une valeur ajoutée. Cette valeur ajoutée peut ne correspondre à aucune valeur humaine produite - valeur en terme de besoins ou de désirs matériels ou non.



Prenons l'exemple d'une compagnie ferroviaire quelconque. Elle gère des infrastructures de transports, du matériel roulant, du transport de marchandises et de personne. Tous ces différents secteurs se rendent mutuellement service sans qu'il y ait facturation. Dans le cadre de la privatisation en Grande-Bretagne, les différentes sections ont facturé leurs prestations aux autres ce qui a créé de la valeur ajoutée sans le moindre supplément d'activité ou de service produit.



La convention du travail porte sur une création de valeur (d'échange) ajoutée, non sur la façon, l'ouvrage ou la réalisation de biens et de services en particuliers. On peut être payé pour saboter, pour abîmer, pour gâcher, pour salir, pour polluer ... ce qui ôte de la valeur d'usage au cadre de vie de la communauté. De sorte qu'un couvreur n'est pas payé pour faire un toit mais pour produire de la valeur d'échange ajoutée par le biais de chantier. Ceci a l'air anodin mais ne l'est pas du tout puisque la logique de la valeur d'usage voudrait que le toit fût correctement effectué alors que la logique de la valeur d'échange exige que l'ouvrage soit réalisé le plus rapidement possible et que les défauts de façon soient couverts par l'assurance ou invisibles.



2. L'emploi est une convention qui rémunère des gens, les employés, contre un salaire. Cette rémunération sanctionne la création de valeur ajoutée que génère leur activité. La valeur ajoutée, c'est le prix moins les frais.



(1)




Dans la valeur ajoutée, créée par le seul travail abstrait (le capital ne crée pas de valeur, essayez d'enterrer une boîte à chaussure remplie d'argent et, au bout d'un an, je vous promets que n'aurez absolument aucune bonne surprise).



Cette valeur ajoutée est constituée

- des salaires (individuels et socialisés)

- des investissements qui appartiennent aux propriétaires lucratifs alors qu'ils sont produits, comme nous le voyons, par le travail comme valeur ajoutée

- des dividendes reversées aux propriétaires lucratifs comme gabelle, ces propriétaires peuvent être des propriétaires directs, des actionnaires ou des créanciers.





(2)




3. La totalité des valeurs ajoutées à l'échelle d'un pays constitue le PIB (ou PNB selon qu'on tienne compte du territoire sur lequel se déploie l'activité économique ou de la nationalité des acteurs économiques).



4. Les salaires sont constitués par les salaires socialisés et par les salaires individuels. Les salaires individuels figurent sur les fiches de paie. Ils sont néanmoins amputés par les TVA sur la consommation.



Les salaires socialisés sont constitués de

- la sécurité sociale financée par la cotisation sociale

- les salaires des fonctionnaires financés par les impôts.



Pour poursuivre la démonstration



5. Les salaires sociaux ne coûtent rien aux salaires individuels.

Cette notion est peut-être la plus délicate à comprendre dans la démonstration.



Nous avons plusieurs éléments de preuve : quand on rajoute une cotisation sociale ou qu'on l'augmente, cela se répercute sur le PIB, pas par une diminution de salaire individuel.



D'autre part, quand un salaire individuel est amputé de cotisation sociale (c'est le cas, à des degrés divers, de tous les 'contrats aidés', de tous les contrats 'jeunes' et autres monstruosités anti-sociales), on voit que le salaire individuel n'augmente pas (voire diminue).





6. Les salaires sociaux soutiennent les salaires individuels. Ceci est plus simple à comprendre, plus intuitif. Si les chômeurs ou les retraités perdent toute allocation, ils vont chercher un travail à tout prix - y compris au prix du salaire. Ces malheureux vont inéluctablement pousser les salaires de leurs collègues à la baisse.



7. Les salaires - individuels ou sociaux - sont dépensés quasiment intégralement (contrairement aux dividendes). Un salaire dépensé l'est en tant que valeurs ajoutée de certaines productions. Mettons que je dépense mon chômage, mon salaire fonctionnaire ou mon salaire ouvrier à acheter des machins, l'achat de ces machins crée une valeur ajoutée, permet de transformer une production en capital à des entreprises qui, du coup, peuvent tourner.



Petite parenthèse:



En termes marxistes de reproduction du capital, on notera les choses comme suit:



(3)

C - M - M' - C'



Le capital initial est investi en marchandises (y compris de l'emploi, du salaire); il devient d'autres marchandises par la logique de l'emploi, lesquelles sont revendues pour un capital C'. Il est clair que, pour pouvoir vendre M', il faut avoir nécessairement un capital, C', qui est augmenté. Pour que le capital soit augmenté, il faut que la partie réalisée du capital augmente avec



(4)

C'= Investissements + Salaires réalisés



Avec, comme principe, que les bas salaires sont presque intégralement dépensés à terme, comme nous l'avons vu, qu'ils sont réalisés et que seuls les salaires très élevés peuvent épargner - et encore, cette épargne est globalement finalement réalisée à moins d'être un rentier, comme nous l'avons vu.



De ce fait, quand les salaires augmentent (et nous ne distinguons pas les salaires individuels et les salaires socialisés dans notre raisonnement), la valeur ajoutée au terme du processus de production augmente



(5)

M'>M avec C'>C



Cela vous paraît incroyable que le client avec son salaire crée l'activité ? Il crée en tout cas le prix, la valeur ajoutée de la marchandise et les autres éléments inclus dans ce prix. Voyez le taux de chômage, voyez la rage avec laquelle la publicité tente de conquérir ledit client, voyez, tenez, par exemple, les sandwicheries qui fleurissent autour des lycées. Sommes-nous dans une économie qui ne produit pas assez ou dans une économie dont le problème est de trouver des marchés solvables pour écouler sa production? Pourquoi les sandwicheries apparaissent-elles près des écoles, là où les collégiens se bousculent pour acheter leur collation, et non là où les boulangers abondent ?



8. Quand on met ces éléments ensemble, on constate que le chômeur, le retraité ou le fonctionnaire créent le salaire socialisés qu'ils touchent ou, pour le dire autrement, s'ils cessaient de toucher leurs indemnités, elles iraient d'abord aux dividendes. Comme les entreprises sont en concurrence entre elles, elles seraient finalement amenées à diminuer leur taux de bénéfice ce qui ramènerait les valeurs ajoutée à leur niveau de départ diminué des salaires sociaux.



Donc, les gens qui touchent les salaires sociaux les créent en tant que valeurs économiques. Si on supprime ces salaires sociaux, on ampute le PIB d'autant sans que personne n'en profite.



Il y a mieux : comme les salaires se contractent avec la diminution des salaires sociaux, la demande diminue. Comme la demande diminue, la valeur ajoutée totale diminue, ce qui pousse à comprimer les salaires, comme les salaires sont diminués, la demande se contracte, etc.



C'est ce qu'on appelle une crise de surproduction.


En conclusion, les salaires – sous quelque forme que ce soit, individuels, socialisés par la sécurité sociale ou liés aux impôts et à la fonction publique – créent le PIB. À l'occasion de ce processus salarial de création de valeur économique, l'accumulation de valeur économique de la rente s'enfle à l'infini au risque de mettre en péril ce qu'elle parasite. Cette accumulation est mortelle à terme pour l'économie productive.

Ce processus de création de PIB est à distinguer du processus de création matérielle qui lui est parfois lié. La création de biens et de services concrets est aussi bien organisée que sabotée par l'accumulation capitaliste. À l'inverse, la création de biens et de services concrets, le travail concret, que permet la séparation du salaire et l'exercice d'une profession, ouvre des perspectives étonnantes. Nous sommes face à un choix métaphysique : faut-il laisser le monopole de la production réelle à l'accumulation capitaliste ou, au contraire, étendre les sphères libérées de sa pression pour émanciper le travail réel de la production de valeur économique ? Au fond, il s'agit de répondre à la question de savoir si l'humain va continuer à produire sans l'aiguillon de la nécessité, si l'être vivant est fondamentalement adapté à la vie, aux exigences de la production et de la reproduction ou s'il a besoin12 d'un État régulateur tout puissant ou, variante libérale, d'une main invisible toute puissante. Il s'agit de savoir si nous sommes oui ou non adaptés à ce que nous sommes.

Les dégâts de la production capitaliste par accumulation, la multiplication des comportements irresponsables ou nuisibles qu'elle encourage et l'épuisement des ressources qu'elle génère constituent un début de réponse. Le fait que la production de valeur économique soit liée aux seuls salaires, le fait que l'accumulation soit nécessairement un système de Ponzi à terme plaident également dans le même sens. Il se pourrait que ce ne soit pas l'être humain qui soit inadapté à son monde mais un système économique en particulier qui soit en décalage par rapport au fonctionnement de l'économique et de l'humain.


Proposition 12
Les prestations sociales sous toutes leurs formes et les traitements des fonctionnaires sont des salaires.
Proposition 13
En tant que salaires, les prestations sociales et les traitements des fonctionnaires créent la valeur économique.


Note 7. Les suppléments obligatoires (Harribey)

Pour Harribey, les impôts fonctionnent au niveau collectif comme un supplément obligatoire de valeur. Ce supplément vécu comme une ponction au niveau individuel est un ajout au niveau social : lesdits prélèvements obligatoires sont effectués sur un produit global déjà augmenté de l'activité non marchande, c'est-à-dire du fruit du travail des salariés qui y sont employés13. Selon l'économiste français, ce supplément ne fonctionne que dans une économie de sous emploi : dès lors qu'on est en situation de sous-emploi et qu'il n'y a pas de substitution probable d'activités non marchandes à des activités marchandes14.



(…) [L]es services publics ne sont donc pas fournis à partir d'un prélèvement sur quelque chose de préexistant. Leur valeur monétaire, mais non marchande, n'est pas ponctionnée et détournée ; elle est produite. Dès lors, dire que l'investissement public évince l'investissement privé n'a pas plus de sens que dire que l'investissement de Renaud évince celui de Peugeot-S.A. ou de Vinci. Dire que les salaires des fonctionnaires sont payés grâce à une ponction sur les revenus tirés de la seule activité privée n'a pas plus de portée que si l'on affirmait que les salaires du secteur privé sont payés grâce à une ponction sur les consommateurs15.



Sans nous prononcer sur ce que Marx appelait l'extension de la classe servile, nous serons tentés d'extraire de cette proposition toutes ses conséquences. L'impôt est une création de valeur qui s'ajoute au PIB. De la même façon, comme le souligne B. Friot, les cotisations sociales sont un ajout de PIB, de valeur ajoutée, c'est un mode de création de valeur. De manière encore plus générale, c'est l'ensemble des salaires qui constitue le PIB, la valeur ajoutée, c'est l'ensemble des salaires qui est un supplément de valeur économique que la rente parasite. En considérant ce que les économistes vulgaires nomment des coûts comme la source de la richesse économique, nous



- adoptons un autre point de vue, celui de l'économie et non celui, individuel, de la maximisation des profits ; nous quittons la chrématistique pour entrer dans l'économie



- nuançons (ainsi que le fait Harribey lui-même) la proposition « l'impôt crée la valeur » en divisant l'impôt en deux catégories : la partie qui est dévolue aux salaires est un supplément économique et la partie dévolue aux créanciers est un parasitage, un gaspillage inutile et contre productif.


Capital et création de valeur


Comme les capitaux ne correspondent plus à rien, ils ponctionnent les salaires, les parasitent alors qu'ils ne créent (sur le long terme pour les capitaux moyens et sur le court terme pour les capitaux extrêmes) absolument aucune valeur économique. Le seul taux d'imposition légitime de la rémunération du capital est donc de 100 % pour en éviter les effets délétères à terme – toute imposition à un taux moindre légitimerait une source de revenus, mettrait le trésor public sous la dépendance des rendements du capital puisqu'il en tirerait profit. Mais la rente, comme elle n'est pas réalisée intégralement, met en danger la production de valeur économique à terme.

Par ailleurs, tous les créanciers ayant épargné sur des revenus du capital, il est économiquement totalement aberrant d'honorer quelque dette que ce soit – le ρ des salaires est de presque 100 %. Un système de coercition qui force des gens pauvres à vendre leur force de travail pour rembourser – et le principal et les intérêts – de receleurs n'a aucune légitimité éthique.

Note 8. les dettes

Face à la perte de pouvoir d'achat, à la stagnation des salaires, les travailleurs américains ont eu recours à l'endettement pour conserver leur niveau de vie, pour acquérir des biens immobiliers à partir du mitan des années 1990. Cet endettement a éclaté parce que, au moment de rembourser les dettes, les salaires américains ne suffisaient pas à solder les comptes. Les dettes ne sont pas des dons : tout ce qui est donné doit être rendu grevé de ses intérêts. Au final, en tenant compte de tous les remboursements à travers le temps, la dette n'augmente pas le niveau de vie ou la capacité de dépense et d'équipement mais les diminue au contraire. En empruntant une somme à un taux d'intérêt, on devra payer cette somme en retour plus les intérêts – on aura dépensé davantage pour acquérir la chose achetée que si on avait pu la payer comptant. Les dettes agissent donc comme des machines à augmenter le prix effectif de toute chose, des machines à grever la part salariale réelle de la valeur ajoutée au profit de la part des rentiers. Les créanciers sont par définition des rentiers et la réalisation de leur capital n'est pas intégrale, ce qui menace le système de production de valeur économique à long terme.



Par exemple, pour rendre la chose concrète, si nous reprenons la formule de calcul des mensualités traditionnelles :



(1) avec m=mensualité ; K=le capital emprunté ; t= taux annuel proportionnel ; n= le nombre de mensualités, on a




Avec cette formule, on constate qu'une personne qui emprunte 100.000€ sur 15 ans à 6 %, payera 180 mensualités de 844€ soit un total de près de 152.000€. Pour le dire simplement, la maison que l'emprunteur aurait dû acheter 100.000€ lui aura coûté dans notre simulation plus de 50 % en plus. Sur les quinze années du crédit, cette somme de 52.000€ ne pourra être consacrée à autre chose : le crédit aura appauvri l'emprunteur.



Les personnes, les institutions ou les pays endettés doivent gagner de l'argent à tout prix pour rembourser leurs créanciers en transformant leur économie en chrématistique, en transformant la gestion de leur appareil productif en art de gagner de l'argent à tout prix. Le remboursement de la dette n'est néanmoins pas toujours jugé légitime, les particuliers et les institutions font faillite et les États font défaut.



Toute dette connaît cette fin-de non paiement parce qu'elle repose sur une fonction mathématique exponentielle. Cette fonction mathématique aboutit à des montants astronomiques, impayables à plus ou moins long terme. C'est pourquoi, périodiquement, pendant l'antiquité aussi bien qu'au Moyen-Âge, des pardons, des acquittements de dette étaient prévus.



En attendant le défaut ou la faillite, la dette pousse à l'emploi. Les employés endettés doivent vendre leur force de travail pour honorer leurs dettes; de même, les propriétaires d'entreprise endettés doivent tirer un maximum de valeur ajoutée en diminuant les salaires. Les dettes poussent à piller les ressources naturelles, à externaliser les coûts de production pour maximiser les bénéfices pour payer les créanciers.



Qu'importe alors que ces créances aient été obtenues en volant les personnes endettées elles-mêmes, les pays endettés bradent leurs ressources, les travailleurs endettés se vendent à vil prix par peur de l'huissier et de la fin du crédit. Les créanciers sont également les propriétaires des usines - ou sont leurs créanciers - qui exploitent les ressources naturelles bradée et les ouvriers endettés. Par la dette, ils maintiennent une pression sur le marché de l'emploi, une pression sur les ressources naturelles, augmentent leurs profits et la logique d'exploitation de l'emploi.



Toute accumulation - au fondement de toutes les créances - est créée en ponctionnant la valeur ajoutée produite par les travailleurs abstraits récipiendaires de salaires, quelle qu'en soit la forme. Au fond, les créanciers avancent l'argent volé aux producteurs à ces derniers qui doivent, du fait de leurs dettes, travailler davantage sous le joug de l'emploi, ce qui baisse le prix de l'emploi et augmente les bénéfices des créanciers, la partie de la valeur ajoutée créée par le producteur qu'ils ponctionnent.



Définition



La dette est détenue par des gens qui ont pu épargner sur leurs revenus. Sans s'attarder sur le petit épargnant qui place des économies en créances de la dette publique16, en obligations, puisque ce petit épargnant va finir par réaliser son capital, dans une voiture, dans une maison ou dans des études pour ses enfants. La partie de la dette publique détenue par les petits épargnants est très faible.



Les gens qui peuvent épargner sont essentiellement des gros revenus - soit des salaires mirobolants, soit des revenus issus des dividendes, éventuellement par le truchement de produits financiers plus ou moins farfelus. Si c'est une épargne issue de salaires mirobolant, elle grève la productivité puisqu'il s'agit d'une partie non dépensée du capital produit; si c'est de l'épargne issue de dividendes, il s'agit d'un vol de valeur ajoutée au producteur.



En tous cas, les créanciers ont obtenu leur argent soit de manière contre-productive, au détriment de la production de valeur économique par les salaires, ce sont alors des boulets dont il faut réduire l'effet délétère sur l'économie, soit par vol. Il faut alors saisir les biens recelés et les restituer à leur légitimes propriétaires, les salariés.



La rémunération de l'argent, le taux d'intérêt était considéré comme de l'usure par les grandes religions. Quand elle n'était pas tout simplement prohibée, elle était strictement encadrée, réglementée. Comme les plus riches détiennent les créances, les taux d'intérêt usuraires concentrent toute la richesse économique dans leurs mains, ce qui, finalement, a toujours grippé la machine économique17.



Les taux d'intérêt sont une pyramide de Ponzi, une escroquerie en cascade car ils sont gagés sur un travail abstrait à venir et sa production marchande par un argent qui ne correspond à aucun travail concret. Par ailleurs, du fait même de l'accumulation sans limite, les taux d'intérêts sabordent l'économie productive et l'efficacité du travail concret. Ils définissent une fonction exponentielle. Qu'on en juge.



Si Don Quichotte avait emprunté un euro à 5%, il devrait rembourser aujourd'hui près de 300 millions d'euros. Une paille.



Si Jésus avait emprunté un euro sur les marchés à 5% également, il devrait aujourd'hui payer 4,508779821×10⁴²€, soit l'équivalent de 1,734146085×10³⁵ tonnes d'or, 29 trilliards de fois la masse de la terre en or pur. Pour un euro, notez-le bien. C'est probablement ce que les économistes vulgaires appellent « vivre au-dessus de ses moyens ».



Proposition 14
Les créances sont le fruit de l'accumulation.
Proposition 15
Avec la proposition 5 et la proposition 14 : les créances sont le fruit de la rente.
Proposition 16
Les créances ne sont pas légitimes en termes économiques.

Comme le salaire est la seule source de valeur économique pérenne et que les intérêts consentis aux propriétaires des outils de production menacent l'économie à long terme, il convient de s'interroger sur le fonctionnement d'une propriété qui permet d'accaparer une partie des fruits du travail d'autrui, une partie de la valeur créée à l'occasion de son salaire. Cette forme de propriété, la propriété lucrative, obère juridiquement la notion de contrat entre parties égales en droit, ce qu'attestent les innombrables réglementations, lois, décrets qui régissent les contrats de travail : le contrat entre deux sujets consentants ne devrait pas être l’objet de tant de lois si c’était des sujets de droit effectivement libres. C'est parce que ces sujets s'inscrivent dans une relation contrainte, asymétrique que toutes ces lois doivent exister. Au regard de cette asymétrie entre la partie contrainte par l'aiguillon de la nécessité et la partie non contrainte, les relations de travail en emploi s'inscrivent en fait sinon en droit dans des relations de subordination et trahissent l'idéal libéral de l'égalité en droit et de la liberté des parties.

C'est tout l'intérêt de la démarche de Bernard Friot qui explore des pratiques de la valeur sans propriété lucrative, sans actionnaire ou sans créancier qu'il faut rémunérer. Cette réflexion a, outre le fait qu'elle rend l'économie pérenne comme nous l'avons vu, l'intérêt d'émanciper le travail18.

Note 9. À l'origine de la valeur

Lors d'une conférence de Bernard Friot, l'économiste exposait l'idée de calculer les prix en multipliant les consommations intermédiaires par un facteur de 1,25 (si ma mémoire est bonne, peu importe). Un auditeur avisé remarqua que, si l'on multipliait les consommations intermédiaires par 1,25, les productions de matières premières ne pourraient pas produire de valeur économique puisqu'elles ne nécessitaient que de la main-d’œuvre, sans consommation intermédiaire. Par suite de ce manque de production de valeur économique, toute valeur économique allait disparaître par contamination. Cette question s'inscrit dans une vision de l'économie comme une pyramide dans laquelle la valeur économique suit un trajet linéaire, montant (du secteur primaire au secteur quaternaire), gonflant à mesure que le travail humain lui donne de l'importance. C'est une vision fort commune – et fort conforme à notre sens commun. Pourtant, après les réflexions que nous a inspirées cette intéressante remarque nous arrivons à la conclusion que toute production de valeur économique est sociale, d'emblée. Les champignons que l'on ramasse sans équipement, sans louer d'emplacement pour les vendre, sans les transporter au moyen d'un véhicule, etc. Les champignons sans consommation intermédiaire sont des champignons qui n'ont déjà pas de prix, ce sont ceux que vous allez cueillir le dimanche en famille pour les rissoler. Les autres champignons, ceux du marché, nécessitent un équipement, un véhicule ; ils doivent être vendus sur un étal (qu'il faut acquérir), sur un emplacement loué. Quant aux champignons industriels, ils nécessitent des investissements lourds, du matériel de haute technologie, un transport mécanisé à l'extrême, etc.



De même, le pétrole, la mine ou l'agriculture sont des secteurs dits primaires dans lesquels la valeur ajoutée est essentiellement le fait des investissements, dans lesquels la rémunération de la main-d’œuvre joue un rôle marginal (sur une ferme, le gros des dépenses part en bâti, en entretien de bâti, en matériel – souvent à haute technologie, même dans une petite exploitation biologique – et en énergie. Si la remarque de l'auditeur avisé est très pertinente pour l'art (dans lequel le salaire est déterminant dans un premier temps) ou la restauration, elle peut certainement se résoudre, si l'on veut mettre au point les propositions de Friot de pratique salariale de la valeur par des ajustements techniques, des modes de calcul spécifiques, un coefficient de 1,25 minimum, etc. Pour ce qui nous concerne, la question ne se pose pas à ce niveau-là. Cette question nous fait découvrir que la valeur économique ne suit pas un parcours linéaire, séquentiel unique mais qu'elle s'inscrit dans un réseau autoréférentiel. Si l'on néglige la valeur ajoutée, le camion qui extrait le minerai de fer a de la valeur parce que le métal qui le constitue a de la valeur et ce métal a de la valeur parce que le minerai en a. In fine, c'est l'ensemble de la valeur économique qui a de la valeur économique parce que la valeur économique … a de la valeur économique. La valeur économique fonctionne comme un crédit auto-référentiel en réseau. Ce crédit auto-référentiel en réseau se nourrit d'éléments extérieurs tels les ressources naturelles et le temps humain. La valeur économique est une tautologie, un solipsisme de réseau.

1Ce sont les salaires révélés par la fiche de paie. En France, ils représentent 700 milliards d'€ sur les 2.000 milliards d'€ du PIB, de la valeur ajoutée totale (35%) selon les estimations de B. Friot.


2Pour donner une idée grossière du problème, si l'on évalue le nombre de fonctionnaires à 800.000 en Belgique et leur rémunération à quelque 12% du PIB, soit en 2010, à peu près 42 milliards d'€ (suivant la Banque nationale, http://www.nbb.be/doc/ts/publications/EconomicReview/2011/revecoIII2011_H2.pdf) alors que les aides patronales représentent 11 milliards (http://www.plan.be/admin/uploaded/201310291453290.GECE_EGCW_201301.pdf) et les intérêts de la dette 12 milliards. Sur le total des impôts, seuls les 42 milliards d'€ sont réalisés par les salaires des fonctionnaires, les aides patronales et les intérêts de la dette sont ponctionnés sur la valeur ajoutée.

3Voir Frédéric Lordon, Les entreprises ne créent pas l'emploi, sur le blogue La Pompe à Phynance, le 26 février 2014 <http://blog.mondediplo.net/2014-02-26-Les-entreprises-ne-creent-pas-l-emploi>

4Voir Mylène Gaulard, Karl Marx à Pékin, Les racines de la crise en Chine capitaliste, Demopolis, 2014, pp. 145-146.

5Dans notre exemple du pain à 2,4€ avec 1,6€ de valeur ajoutée et 1,2€ de masse salariale, nous avons un taux d'exploitation de 0,2€ (les dividendes) sur 1,2€ (les salaires) soit 15 %.

6Dans notre exemple toujours, la composition organique du capital sera le rapport entre la valeur immobilisée et les salaires. En admettant que la boulangerie loue ses locaux, ce taux est assez bas : en comptant les machines, les farines voire les patentes, imaginons que cela représente au mieux 30 % du chiffre d'affaire – soit 0,8€ à l'échelle du pain – ce qui, divisé par la masse salariale de 1,2€ du pain donne une composition organique du capital de 2/3, de 67 %.

7Pour les cycles, voir Luxemburg, The Accumulation of capital, Routledge, 2003. Une version française de l'opus est disponible en ligne : http://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/index.htm.

8T. Piketty, Le capital au XXIe siècle, Seuil, 2013, p. 565.

9Voir OCDE (2012), Partage de la valeur ajoutée entre travail et capital : Comment expliquer la diminution de la part du travail ?, in Perspectives de l'emploi de l'OCDE 2012, Éditions OCDE. Disponible en ligne à <http://www.oecd.org/fr/els/emp/EMO%202012%20Fra%20_Chapitre%203.pdf>

10K. Marx, Le Capital livre I, Presses Universitaires de France, 1983, aux pp. 118-129 le chapitre trois de la première partie aborde ce problème en ces termes.

11Voir B. Friot, Émanciper le travail, La Dispute, 2014, pp. 91-93.

12Généreux, La Dissociété, Seuil, 2006, collection Points, 2011, p512 sqq. L'individu est soumis par intériorisation de l'ordre libéral comme il l'était par la menace physique dans l'option du Léviathan.

13J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l'inestimable, Les Liens qui Libèrent, 2013, p. 368 sqq.

14Ibidem, p. 370.

15Ibidem, p. 389.

16Jean-Jacques Chavigné évalue la portion de petits-porteurs détenteurs de la dette publique française à … 1 % (voir l'article internet ici : <http://www.democratie-socialisme.org/spip.php?article2452>

17Voir, D. Graeber, Debt, The first 5,000 years, Melville House, 2012. Ce livre a été traduit en français D. Graeber, Dette : 5000 ans d'histoire, Les liens qui libèrent,‎ 2013.


18B. Friot, Émanciper le travail, op. cit.