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1. La valeur économique
I préliminaires
Valeur d'usage et valeur économique
Avant
de réfléchir sur l'économie, nous allons clarifier quelques
fausses évidences. Telle qu'on peut l'appréhender, l'économie est
la philosophie de la production de biens, de services mais aussi, et
surtout, la philosophie de la production de valeur. La valeur a
d'emblée une portée, une définition double qu'il faut bien cerner
pour comprendre les choses. Alors que la valeur de biens et de
services peut s’entendre comme une valeur en soi,
comme utilité intrinsèque de la chose. Par exemple, je veux couper
du bois. La scie me permet concrètement d'effectuer cette tâche
alors que cette scie comprend une valeur économique que son
prix
traduit. Cette valeur économique
n'a
rien à voir avec son utilité. L'eau est un bien des plus précieux
puisqu'elle est indispensable à la survie humaine alors que sa
valeur économique est relativement faible si on la compare avec une
automobile infiniment moins utile en terme de survie, de besoins
humains.
La
valeur économique des bûches est
attestée
par leur prix – par exemple, 50€ le stère – alors que la
valeur d'usage de la bûche, c'est la chaleur qu'elle procure, les
services concrets qu'elle
rend.
Nous
distinguerons donc la valeur en soi,
la
valeur d'usage
des
choses et la
valeur économique1.
Ce que l'économique produit concrètement n'est pas nécessairement
utile ou ne répond pas nécessairement à un besoin. Les
marchandises remplissent nécessairement un rôle social, elles
répondent nécessairement à une fonction sociale puisqu'elles sont
porteuses de prix, de valorisation économique sociale quand bien
même elles restent dans un
garage
pendant des années. La voiture de luxe, par exemple, affirme le
statut social de son
propriétaire et lui ouvre des portes sélectives. Mais cette
voiture, d'un point de vue de l'usage peut être de faible valeur.
La valeur d’usage est relationnelle. C’est un sujet donné qui a
un moment donné utilise un objet. Un même sujet peut avoir
désespérément besoin d’un objet à un moment donné puis s’en
débarrasser comme une chose encombrante par la suite. Le lange est
extrêmement précieux pour celles et ceux qui s’occupent des
enfants en bas-âge mais n’a aucune utilité pour les autres. La
valeur d’usage du lange n’est donc pas un absolu, une propriété
intrinsèque. C’est la rencontre entre les attentes d’un sujet et
un objet. L’air qu’on respire, par contre, conserve une valeur
d’usage importante tant qu’on vit. L’eau est globalement très
importante en terme de valeur d’usage mais, en situation de soif,
dans un désert aride et chaud, cette eau devient précieuse alors
que, pour le même produit, on peut avoir des situations où l’on a
tout simplement plus ou pas soif. La valeur d’usage d’un objet
est donc liée à un sujet et à une situation, à un moment. Un
boulanger peut valoriser le sucre pour faire des pâtisseries – le
sucre a alors une grande valeur d’usage – mais peut être
diabétique – le sucre lui est alors nuisible. Les valeurs d’usage
du sucre sont alors différentes pour un même individu en fonction
des situations, en l’occurrence, s’il doit préparer la tarte ou
la manger.
Par
contre, ce sucre – mais nous pourrions tout aussi bien parler de
n’importe quel bien ou service – a une valeur monétaire. Telle
quantité de sucre (ou telle quantité de telle marchandise, tel
service) a une valeur qui peut s’échanger contre la valeur
d’autres marchandises. Admettons que le kilo de sucre vaut autant
que deux oranges ou que trois jours d’abonnement internet, ces
valeurs sont universelles, elles s’imposent à tous en toutes
situations. Alors que la valeur d’usage du sucre (par exemple)
varie complètement selon les situations, la valeur d’échange
demeure la même pour tous à un moment donné. Cette valeur
d’échange permet de comparer les choses non selon leur poids, leur
taille, leur couleur ou leurs propriétés physiques. La valeur
d’échange est ce qui sert d’étalon à la comparaison entre
marchandises, entre biens et services. Le sucre coûte la
même chose qu’il
s’agisse du boulanger ou du diabétique. Cette valeur d’échange,
nous la nommerons valeur économique
parce
que ce n’est pas dans l’échange que réside cette propriété
supplémentaire des marchandises mais dans la logique économique qui
la régit. Ce qui fonde la valeur économique, ce n’est pas
l’échange, c’est le travail abstrait (comme nous le verrons plus
loin). C’est la quantité de travail abstrait liée à une
marchandise qui lui donne un prix et c’est la comparaison entre les
prix des marchandises qui les rend comparables sur le plan de la
valeur.
Nous
allons, dans un premier temps nous concentrer sur la valeur
économique avant d'en déterminer les liens avec la valeur d'usage.
Nous allons parler de la valeur économique de l'eau ou de la voiture
non de leur utilité, de leur effet social. Cette approche ne
constitue qu'un temps de notre analyse puisque, in
fine,
l'économie se doit de comprendre la production en termes de besoins
individuels ou sociaux.
Nous
définirons la valeur économique comme la valorisation sociale de la
marchandise alors que la valeur d'usage est la valeur des qualités
intrinsèques de la marchandise. La valeur économique se fonde in
fine sur
une valeur d'usage – fût-elle une question d'image de prestige
social – alors que la valeur d'usage n'a nul besoin de la valeur
économique pour exister. Pour attribuer un prix à une chose, il
faut bien qu'elle ait une utilité quelconque alors que, pour qu'une
chose soit utile, il n'est point besoin qu'elle ait un prix. Que l'on
songe à la gratuité de l'air, de l'amitié ou du temps partagé.
Les ressources naturelles non exploitées ont assurément beaucoup de
valeur d'usage pour les animaux qui vivent en symbiose dans leurs
biotopes mais
n'ont pas de valeur économique tant que l'humain ne les exploite pas
comme marchandises à prix. À ce moment-là, l'exploitation des
ressources naturelles sert de terrain de bataille entre la valeur
d'usage menacée et la valeur économique menaçante. À l'extrême,
le pillage intégral des valeurs d'usage, des ressources naturelles
par la valeur économique, signe le triomphe de l'économie marchande
et la disparition de toute autre forme d'économie. La confusion
entre la valeur économique et la valeur tout court, et la valeur
d'usage est une opération métaphysique. Cette confusion affirme le
caractère exclusif de la production de valeur par l'économique.
Elle heurte pourtant le sens commun quand on assiste à la
destruction des ressources communes pour « créer de la
valeur », quand on voit les travailleurs maltraités pour
« créer de la valeur », quand on voit les consommateurs
perdre leur vie à la gagner pour « créer de la valeur ».
Qu'est-ce qui explique qu'un métier profondément nuisible,
profondément inutile comme celui de publicitaire ou de public
relation soit
synonyme de rémunération, de reconnaissance économique extrêmes,
qu'est-ce qui explique que les vedettes commerciales soient mieux
payées que les artistes plus exigeants, plus travailleurs (et
éventuellement plus talentueux) ? Ce qui explique ces décalages
entre la rémunération, entre la reconnaissance de valeur économique
et l'utilité sociale des activités professionnelles, c'est le lien
entre valeur économique et
rapport de force social
alors
que l'utilité sociale est pour ainsi dire intrinsèque.
La
distinction entre la valeur d'usage et la valeur économique ne se
fait pas au niveau de l'abstraction ou du caractère social de la
valeur (le parement des vêtements de luxe est une valeur d'usage)
mais au niveau du caractère de marchandises
interchangeables que
confère la valeur économique quand la valeur d'usage ne concerne
que la valeur intrinsèque, la valeur pour l'usager
du
bien ou du service. La valeur d'usage d'un bonnet à la mode, c'est
d'attirer les regards, d'être admirable en termes esthétiques ou
d'affirmer une conformité sociale à une classe dirigeante pour la
fashionista alors que le prix atteste la valeur économique relative
dudit bonnet.
La valeur d'usage, ce peut être le regard de l'autre, la
valorisation sociale, l'assurance en société ou l'esthétique. Elle
peut être très abstraite, très sociale. La différence entre les
valeurs d'usage et les valeurs économiques ne se situe pas au niveau
des besoins primaires ou secondaires – tous de l'ordre de l'usage –
mais au niveau du caractère d'interchangeabilité que confère la
marchandise au bien ou au service, à ce qu'il faut nommer une
marchandise si la valeur économique est en jeu. La valeur économique
organise les marchandises à prix en biens et en services
interchangeables alors que la valeur d'usage n'est liée qu'à
l'utilité intrinsèque – toute sociale, toute abstraite, toute
esthétique qu'elle puisse être – du bien ou du service. La mode
ou les voitures de luxe servent par exemple de parements, c'est leur
valeur d'usage alors que leurs prix attestent leur valeur économique,
leur caractère de marchandises comparables à d'autres marchandises
sur le plan de la valeur – comme elles le seraient sur le plan de
la taille, du poids, de la matière, etc.
La
notion de travail appelle elle aussi des explications puisqu'elle
s'organise de la même façon que la valeur. La valeur d'usage
correspond à objet concret, à un objet réalisé dans un travail
concret, dans une série d'actes concrets alors que la valeur
économique correspond aux différentes rémunérations additionnées
dans le prix. Dans cette première partie, nous allons nous focaliser
sur cette valeur économique qu'attestent les prix.
Emploi et travail
Voyons comment s'organisent ces deux acceptions très différentes du
travail.
Il faut distinguer le travail et l'emploi. Ce sont deux choses qui
n'ont rien à voir: l'emploi organise le travail de sorte que les
propriétaires de l'outil de production, de l'usine, de la compagnie,
du bureau empochent des bénéfices alors que le travail implique
toutes les activités de la vie, de la production économique, de la
société – en ce compris l'emploi. L'emploi est nécessairement
lié à un travail mais le travail peut prendre beaucoup de formes
différentes.
L'emploi
est la convention capitaliste du travail pour Bernard Friot2.
Selon lui, l'emploi fonctionne selon quatre principes.
1. La propriété lucrative
permet aux actionnaires de toucher légalement les fruits du travail
d'autrui, de gérer les investissements, de décider de la
production, du mode et de l'organisation de cette production.
La propriété lucrative,
c'est le droit de propriété sur les fruits
de
l'activité, sur les bénéfices d'une propriété. La propriété
lucrative de l'usine permet d'en toucher les dividendes, la propriété
lucrative de l'appartement permet d'en toucher les loyers de
manière parfaitement légale.
2. Le temps est la référence
de la rémunération, c'est lui qui fonde la valeur des choses
produites.
Le temps de travail nécessaire
à la production est l'une des composantes essentielles de son prix.
Il y en a d'autres, nous le verrons. Le salaire lié à l'emploi est
payé à l'heure de travail prestée et l'ensemble du temps de
travail presté pour produire une marchandise est intégré dans son
prix.
3. Le crédit privé avec des
intérêts contraint à un remboursement sans fin tous les acteurs
économiques. La pression de la dette se répercute sur les employés.
L'invention du crédit privé
avec intérêt ne va pas de soi. Le prêt sans intérêt permet
également de financer l'activité mais, surtout, ce que Friot
appelle la cotisation investissement, la partie des cotisations
destinée à financer les acquisitions d'outils de production au sens
large (y compris la recherche et le développement) constitue une
alternative financière déjà-là, parfaitement viable.
4. Le marché de l'emploi: la
force de travail est une marchandise comme une autre. Elle doit
ajuster son prix (le salaire) à l'offre et à la demande. Le travail
est organisé selon le mode de la foire aux bestiaux, de la vente à
la criée et non en fonction des besoins collectifs.
Nous
définirons l'emploi comme le mode d'organisation de
l'activité humaine dans lequel deux contractants signent un contrat
entre parties asymétriques:
- L'employeur achète de la
marchandise-emploi. Il investit du capital pour ce faire et entend en
retirer du bénéfice.
- L'employé vend de la
marchandise emploi. Il est contraint par l'aiguillon de la nécessité
(dans la version libérale) ou par l'accaparement des ressources
(dans la version anarchiste) ou encore par la prolétarisation, par
la dépossession de l'outil de production (dans la version marxiste).
Le
contrat d'emploi organise le travail selon des modalités
particulières, c'est un mode de travail particulier. Comme il faut
être productif, comme il faut produire plus de valeur par unité de
temps, le producteur doit aller vite ; comme il faut produire de
la valeur, le producteur ne doit pas faire des choses utiles,
agréables, valorisantes ou belles mais des choses qui créent de la
valeur. Ceci implique, notamment, la mise à l'encan de tout sens
éthique dans le cadre d'une activité inscrite dans le cadre de
l'emploi. Comme la tâche n'est pas effectuée pour elle-même mais
dans un but extérieur, l'emploi fonde une espèce de totalitarisme,
une utilisation du temps humain à d'autres fins que lui-même, une
utilisation de l'activité, du corps, des affects ou des
qualifications à d'autres fins qu'eux-mêmes.
Cette
organisation particulière de l'activité humaine n'est pas une
fatalité, elle n'est pas la plus productive. Elle utilise, elle
'emploie' les capacités, la créativité humaines à des fins non
humaines, à des fins vénales.
Travail concret et travail abstrait
Le travail a deux dimensions. Il y a le travail concret qui est
l'ensemble des actes, des actions destinés à humaniser la nature, à
la rendre habitable par celui ou celle qui travaille ou ses pairs.
Cette notion du travail est inséparable de la vie, du désir, de
l'ambition (plus ou moins honorable, d'ailleurs) ou de l'envie de
vie, d'échange social. Ce travail, le travail concret traduit
l'ambition de modifier la nature, de prendre part à la vie.
L'emploi, par contre, utilise le travail concret, la façon
humaine, la modification de l'environnement par les humains mais le
travail concret n'a nul besoin du cadre de l'emploi pour se
déployer.
Le travail abstrait, par contre, ressortit à la valeur économique,
à la valeur d'échange. Cette valeur est construite par les rapports
de force sociaux - étrangers à la nature en tant que telle. Cette
valeur est liée à la reconnaissance sociale d'une valeur relative
d'une marchandise produite par un travail concret à l'occasion de la
mise en disponibilité du travail concret au travail abstrait, à
l'occasion de l'emploi. Les différences de valeurs relatives
produites par du travail concret spécifique construisent la
hiérarchie des valeurs économiques, des valeurs d'échange. Le
travail abstrait est construit par la valeur sociale, par la
hiérarchie sociale des valeurs. C'est là que se joue aussi bien la
lutte des classes que la définition d'une société pour elle-même.
Le travail abstrait est construit par la violence sociale, il
agglomère cette violence sociale dans la valorisation du temps, dans
la valorisation différenciée et hiérarchisée du temps de travail
des producteurs. La reconnaissance de la valeur abstraite, de la
valeur économique est déterminée par une lutte pour la prééminence
sociale, pour la valorisation du mode de production économique d'une
classe, d'une pratique sociale de l'économie. Pour les classes
sociales, il s'agit non seulement d'affirmer leur légitimité dans
la production de valeur sociale mais même leur prééminence, le
caractère exclusif de cette production. Pour les actionnaires, les
investisseurs risquent, ils créent de la valeur alors
que, pour les travailleurs, c'est le travail qui crée la valeur
économique.
Selon une vision marxiste de l'anthropologie, les deux types de
travail (concret, lié à la nature, à l’anthropologie, et
abstrait, lié aux rapports de force sociaux) sont inséparables de
l'humanité. L'enjeu est alors de faire bouger les lignes par rapport
à la définition du travail abstrait - mais, là, les tactiques
envisagées sont aussi multiples que le nombre de dissidences,
d'écoles, de chapelles, de mouvements marxistes ou marxisant.
Animal laborans et homo faber
Quand
on examine le travail concret, les motivations de l'acte concret, on
peut en distinguer deux types sans considération pour la violence
sociale, pour la valeur économique, pour le travail abstrait.
Quand elle étudie l'activité humaine, Hannah Arendt distingue
l'animal laborans et l'homo faber3.
L'animal laborans, c'est le tâcheron qui refait le même
ouvrage, organique, répétitif et vital inlassablement - nous
respirons tous à peu près vingt-cinq fois par minute tout le long
d'une existence. Ce type de travail concret est consubstantiel à la
vie, il lui est lié du fait de la nature humaine (je parlais de la
respiration), mammifère, animale ou vivante de l'être humain. Il
n'est par pour autant nécessairement pénible. Nous ne
pouvons guère faire l'impasse sur ce type d'activité. Par contre,
nous pouvons les délocaliser, en faire supporter la charge par
autrui. C'est le ménage assumé par des femmes dont l'existence
demeure dans l'ombre, c'est le travail domestique des esclaves puis
des employés, ce sont les poubelles ramassées par un personnel
sous-payé, méprisé, ce sont les prostituées qui assument les
tâches les plus ingrates, les plus pénibles et les plus
fondamentales qui soient.
L'homo faber, est l'artisan qui réalise, qui invente, qui
crée, et ce, quel que soit son domaine de travail, qu'il soit
concret ou abstrait, matériel ou immatériel, humain ou mécanique.
Pour lui, la notion de 'travail' n'est pas une torture, n'en déplaise
à l'hypothèse étymologique la plus répandue4.
Le travail lui permet de se réaliser, de devenir, de transformer le
monde, il est constructeur d'une fierté, d'une identité ou d'une
qualification. On pourrait nommer la chose ouvrage (mais l'ouvrage
implique l’œuvre, ce qui n'est pas nécessairement le cas du
travail de l'homo faber) ou labeur (mais il s'agit alors d'un
travail paysan sans rapport avec la richesse potentielle des tâches
et de leurs implications affectives et sociales). Paradoxalement,
seule cette forme de travail était prisée par les Grecs, c'était
la seule à laquelle pouvaient s'adonner sans s'aliéner leur
noblesse.
Modes d'organisation du travail
Par rapport à ces activités - aussi nécessaires et utiles l'une
que l'autre - nous pouvons les organiser de plusieurs façons de
sorte que la tâche en soit affectée dans sa nature-même.
-
L'esclavage
réduit
l'humain à l'état de propriété lucrative. L'esclave est réduit à
un objet dont le propriétaire jouit de l'usus,
de l'abusus
et
du fructus.
L'usus, c'est
le droit d'user de la propriété comme on veut. Le propriétaire
peut l'employer à l'envi. L'abusus, c'est
le droit de détruire la propriété, de la laisser mourir, de la
maltraiter et le fructus,
c'est
le droit de propriété sur la richesse que produit la propriété.
Le propriétaire d'esclave est propriétaire de tout ce que produit
l'esclave.
-
Le
servage a
constitué une immense avancée: le suzerain ne conservait qu'une
partie du fructus sans pouvoir plus prétendre au droit de propriété
comme usus (il
ne peuvait plus utiliser ses
serfs comme le seigneur utilisait ses
esclaves) ni comme abusus (il
ne peut tuer ses serfs sans s'exposer aux jacqueries ; pour tuer
son serf, il
doit
se fonder sur le droit mais il
ne jouit pas du droit de vie et de mort sur ses serfs).
Seules la dîme, la gabelle étaient dues. Seule une partie du fruit
de travail du serf était due au suzerain. Le suzerain n'avait pas
droit de vie et de mort sur le serf (même si, de facto, c'était
souvent presque le cas). Le serf était chrétien et baptisé et, en
tant que tel, était fils, fille de Dieu et méritait quelques
égards. Mais, en dépit du fait que
le
droit de cuissage n'existait pas formellement en tant que tel, le
suzerain avait le droit de choisir les couples, les conjoints à
marier dans le cadre du servage. Il pouvait décider qu'un serf ne
marierait pas une serve d'un autre suzerain, etc.
-
L'emploi
sous
convention capitaliste du travail organise l'activité de manière
très particulière puisque le propriétaire lucratif de l'outil de
production ne jouit ni de l'usus,
ni de l'abusus
envers
l'employé: il ne peut pas le tuer ou l'utiliser comme il le
souhaite. Le contrat dans le cadre de la convention capitaliste de
l'emploi régit un droit, limite les actes licites, les exigences
légitimes de l'employeur envers l'employé. Par contre,
contrairement au servage qui avait été une avancée à ce
niveau-là, le fructus
est
pleinement dans les mains de l'employeur.
Le contrat de travail lie deux parties égales en droit5
et inégales en fait. L'employé offre l'emploi, il propose une
marchandise nommée 'emploi' à un client-patron censé l'acheter, à
un patron-demandeur de la marchandise emploi (ou non). La situation
devient déséquilibrée alors qu'elle implique en apparence deux
personnes libres quand l'employé a un besoin vital de vendre sa
force de travail pour pouvoir accomplir les tâches de l'animal
laborans alors que le propriétaire lucratif peut se permettre de
se passer des services de l'employé. Dans ces conditions inégales,
il est malhonnête de parler de consentement librement contracté
entre parties libres. Il s'agit de décision contrainte par la
nécessité dans le cas de l'employé, de l'offreur de
travail. Ce déséquilibre explique pourquoi l'employé, en plus de
payer les bénéfices des propriétaires, leur paie aussi l'outil de
production finalement via la partie 'investissement' de la valeur
ajoutée qu'il génère.
Comme le contrat d'emploi a pour but, du point de vue de l'employeur,
la création d'une valeur ajoutée supplémentaire, cette logique va
affecter tous les aspects des actes liés à l'activité, à la
tâche, au travail concret. À l'extrême, on ne demande pas à
l'employé de produire quoi que ce soit si ce n'est de la valeur
ajoutée susceptible de nourrir les profits de celui qui achète sa
force de travail. Du point de vue de l’emploi, travailler mal,
beaucoup, dans de mauvaises conditions importe peu dans la mesure où
les marges bénéficiaires prospèrent.
Le rapport au temps est complètement redéfini dans l'emploi. Il ne
s'agit pas d'être utile, de bien faire le travail concret ou d'être
soigneux mais il faut être rapide. Les producteurs doivent être
plus rapides que la concurrence de leur concurrence – c'est-à-dire
qu'ils doivent être plus rapides qu'eux-mêmes. Les employés
doivent être rapides pour que la part salariale soit réduite dans
la valeur ajoutée. Ils sont contraints à comprimer eux-mêmes la
part qui leur revient, à réduire leurs propres salaires en allant
plus vite qu’une concurrence qui a les mêmes pratiques.
De ce fait, même si la nature de la prestation demandée à
l'employé sera de l'ordre de l'homo faber, si les tâches
effectuées dans le cadre de l'emploi lui seront agréables,
valorisantes ou intéressantes, il demeurera toujours un côté
animal laborans, un côté utilitariste à la tâche. La tâche
est subordonnée, organisée, motivée, encadrée par la logique de
la plus-value. Cette logique l'inscrit dans une nécessité
contrainte aux besoins de la vie matérielle. Cette contrainte de la
tâche organise la violence sociale et naturalise la valeur
économique – les tâches ingrates collent à la personne de la
nettoyeuse quand son patron se consacre à des tâches plus nobles
dans une mise en scène naturalisée, évidente, de la
violence de classe. À l'extrême, la femme de ménage célibataire,
malade, avec quatre enfants à charge, payée au salaire minimum doit
s'occuper d'un patron sans famille à charge, dans la force de
l'âge.
-
La
pratique salariale du travail,
pour Bernard Friot6,
est un mode d'organisation alternatif du travail. Les salaires sont
liés, dans un premier temps, à la qualification du poste puis, en
s'émancipant de tous les employeurs, à la qualification de la
personne. C'est alors la qualification individuelle, comme dans la
fonction publique, qui ouvre le droit au salaire et non la
productivité économique du travail concret. Dans cette perspective,
le travail est libéré de la convention capitaliste. Il n'y a plus
d'employeur, plus d'actionnaires, plus de contrainte sur la
productivité du temps de travail et plus de crédit. Le travail
concret est géré en codécision par des
copropriétaires
d'usage, le travail abstrait est sanctionné par des jurys qui
reconnaissent (ou non) des qualifications individuelles.
-
Le travail gratuit, le
travail domestique
est
susceptible de devenir du travail abstrait mais, tant qu'il demeure
gratuit, il n'est pas reconnu comme travail abstrait. Ce type de
travail peut être volontaire - il s'agit alors de bénévolat,
d'expérience généreuse de don de soi - ou contraint par des
structures sociales conservatrices - il s'agit alors de travail tout
à fait aliéné, parfois mal vécu, source de souffrances aussi
vives que silencieuses. L'absence de reconnaissance sociale affecte
parfois les intéressées qui ne s'octroient pas cette
reconnaissance. Elles vivent alors une vie d'exil dans laquelle elles
se sentent inutiles ou, au mieux tolérées7.
1Cette
distinction entre « valeur en échange » et « valeur
en usage » est déjà le fait d'A. Smith, Recherche sur la
nature et sur les causes de la richesses des nations,
Economia, 2000, chapitre V. L'essayiste attribue au travail
l'origine de la « valeur en échange » :
Ce
n'est point avec de l'or ou de l'argent, c'est avec du travail, que
toutes les richesses du monde ont été achetées originairement; et
leur valeur pour ceux qui les possèdent et qui cherchent à les
échanger contre de nouvelles productions, est précisément égale
à la quantité de travail qu'elles les mettent en état d'acheter
ou de commander.
Il
sera repris en cela par Karl Marx plus tard.
2B.
Friot, L'Enjeu du salaire,
La Dispute, 2012.
3Hannah
Arendt, La crise de la culture,
Gallimard, 1972, collection Folio Essai, 2004, p.85 sqq.
4Flebas
sur son blogue explique en quoi l’étymologie traditionnelle du
mot travail qui le rattache à une torture a été mise en cause.
<https://blogs.mediapart.fr/flebas/blog/240316/l-arnaque-de-l-etymologie-du-mot-travail#_edn6>:
« Il est
préférable de rechercher une source qui serait commune à
l’anglais travel et au français travailler, en imaginant une
bifurcation vers l’idée du voyage – accompagnée de l’idée
d’effort ou d’obstacle à franchir – et une autre vers l’idée
plus générale de « tension vers un but rencontrant une
résistance ». C’est possible dès lors qu’on rassemble
les pièces du puzzle :
(1)
Le verbe hispanique médiéval trabajar,
dont l’histoire a partie liée à celle de travailler,
exprime une « tension vers un but rencontrant une
résistance »,
(2)
Le préfixe latin trans-
se réduit parfois à la forme tra-,
(3)
travel
et travail
ont une étymologie commune.
On
peut en déduire que travailler s’est formé sur une base lexicale
exprimant un mouvement, qui s’articule au préfixe tra- exprimant
la notion de passage assortie d’une résistance[*].
Cette base utilise manifestement la séquence consonantique [vl].
Cette nouvelle hypothèse est cohérente avec l’existence d’un
morphème -val-
présent dans dévaler,
val, vallée, etc., mais aussi de
la variante [bl] et notamment du morphème -bal-
présent dans balayer,
bal, balade, etc.
En somme, tout se passe comme si le parcours menant à
travailler
était proche de celui menant à
trimbaler
ou trabouler[**]
(qui a donné traboule
= passage qui traverse un pâté de maisons).
D’ailleurs, l’origine supposée de trabouler
est un verbe hypothétique du bas latin
*trabulare,
réduction du latin classique
transambulare.
Le verbe *trabulare,
s’il a bien existé, pourrait donc être le
chaînon manquant, de façon bien plus convaincante qu’un
*tripaliare
issu de l’instrument de torture.
*Michael
Grégoire, sur la base d’une étude de l’espagnol, propose un
continuum partant de la forme tri-
vers la forme tra-,
en passant par tre-, tru-, et tro-,
comme exprimant différents degrés de « dépassement de
l’entrave ». A l’extrémité de cette échelle, la forme
tra- exprimerait la présence d’une entrave mais aussi son
dépassement complet (Michaël Grégoire, 2012, Le
lexique par le signifiant. Méthode en application à l’espagnol,
Presses Académiques Francophones, Sarrebruck).
**À noter que
le rapprochement travailler/trabouler
est cohérent avec la création du nom boulot,
synonyme de travail. »
5Selon
la formule du code civil et sa formulation par Rousseau, Le
contrat social. Cette
expression est reprise de la constitution française de 1789 (La
France est une République indivisible, laïque,
démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de
tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de
religion. Elle respecte toutes les croyances.), elle-même
inspirée de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen.
6Bernard
Friot, L'Enjeu du salaire, op.cit.
7Christine
Delphy, L'Ennemi principal (Tome 1): économie politique
du patriarcat, Paris, Syllepse, 1998.