Cet article est disponible en pdf ici
En partant de la nécessité de refonder la science économique, nos conclusions résonnent avec des enjeux actuels cruciaux. Nous avons vu que le salaire ne créait pas d'inflation mais qu'il créait la valeur économique ; nous avons vu que la logique de l'emploi, par contre, détruisait les ressources disponibles, qu'elle les accaparait – c'est le temps humain en premier lieu mais aussi les forêts, les mers, les terres, les bâtiments, les outils de production, les innovations ancestrales traditionnelles, les semences, la propriété intellectuelle, etc. ; nous avons vu que l'humain avait besoin d'une puissance et d'une volonté rendues impossibles par l'industrialisation ; nous avons vu que la société elle-même cessait d'exister sous les coups de buttoir de l'obéissance aux impératifs de productivité ; nous avons vu que le capital parasitait le travail économique et que le travail économique parasitait le travail concret.
Nos conclusions permettent de modifier le cadre de pensée. Or, à
l'heure où les politiques économiques ne parviennent plus à cacher
leur inefficacité, il faut se poser la question du cadre. L'économie
vulgaire ne peut pas apporter de bonnes solutions parce qu'elle ne
peut poser les problèmes correctement et elle ne peut poser les
problèmes correctement parce que son cadre de pensée ne correspond
pas à l'objet de pensée. Pour le dire simplement, les problèmes,
ce sont les solutions. L'art de faire de l'argent, la chrématistique,
ne résout pas le problème de la prospérité (ou de la justice
économique). La finance ne résout pas les questions de l'économie
– aussi bien abstraite que concrète.
Nous avons vu que la tendance à l'accumulation se révélait
mortelle pour la production de valeur concrète et de valeur
économique à plus ou moins long terme. Nous avons vu, par contre,
que la production concrète n'avait nulle besoin de production
économique et que la production économique était le fait des seuls
salaires et qu'elle était parasitée par la rente. Nous avons vu que
les salaires pouvaient rémunérer des employés, des prestataires
sociaux ou des fonctionnaires. Le salaire n'est pas nécessairement
lié à l'emploi or l'emploi est nécessairement problématique
puisqu'il obère la liberté humaine et pille les ressources, parce
qu'il automatise l'acte productif le rendant inopérant en terme
d'émancipation, d'actions humaines sur la nature.
En
posant la valeur économique comme seul problème salarial, en
dissociant le salaire de l'emploi, nous changeons de cadre à la
suite de Friot. Cela est nécessaire mais ne suffit pas. Nous devons
refonder la science économique de telle sorte qu'elle puisse penser
l'économie concrète, la production et les actes productifs,
l'économie abstraite, l'organisation de la violence sociale dans une
perspective téléologique, dans une perspective métaphysique.
L'économie doit devenir une lecture du monde – l'économie
vulgaire l'est déjà – qui s'assume en tant que
telle.
Les questions économiques deviennent alors des questions de désir
collectif, de choix, de possibilités individuelles de devenir dans
la société ; elles deviennent des questions politiques
au
sens noble et ramènent la question du désir et de la puissance des
sujets.
La question de l'écologie, de la production industrielle, du
management, des rapports au travail, de la nature de ce qui est
produit, du rapport au temps ou aux ressources naturelles, sont
profondément politiques au niveau du corps social et métaphysiques
au niveau des aspirations dudit corps social.
Ces
quelques considérations éclairent les crises actuelles sous un jour
nouveau et,
en les inscrivant dans une science économique noble, nous pouvons en
dégager des enjeux, nous pouvons prendre nos réflexions, notre
savoir et en faire un outil de transformation du monde, un outil de
devenir. C'est pour cela que nous avons développé l'économie comme
science des blocages (des subparadoxes), des disparitions (des
paradoxes) et de la révolution (des contradictions) : il s'agit
de comprendre ce qui, dans l'économie concrète, dans l'économie
abstraite et dans leur articulation est porteur de dynamisme ou
d'immobilisme et, partant, d'agir en fonction d'une métaphysique
assumée.
La prospérité
Nous avons réfléchi sur les bases matérielles et sur les
fondements métaphysique de l'économie. La richesse économique est
différente de la richesse d'usage. Si la richesse d'usage est créée
par un travail concret, par un rapport de transformation du
travailleur avec l'environnement, avec le monde, la richesse
économique est liée à la violence des rapports de production.
Cette valeur économique – équivalent de la valeur ajoutée –
est créée finalement par les salaires, par ce qu'on nomme le
travail abstrait. C'est l'ensemble des salaires qui crée la valeur
économique. Nous parlons bien de valeur économique et non de valeur
d'usage. Ils peuvent aussi bien être le fait de salaires directs,
que de salaires socialisés, de prestations sociales (socialisation
par la cotisation sociale) ou de salaires des fonctionnaires
(socialisation par l'impôt).
Le processus de création de valeur économique est finalement lié
aux seuls salaires parce que les salaires – quelles qu'en soient
les formes – sont intégralement dépensés et, en étant dépensés,
deviennent de la valeur économique, alimentent la valeur économique
à venir et permettent à la production industrielle, à la
production concrète de se vendre comme valeur économique.
Les salaires sous toutes leurs formes créent la valeur économique
mais en marge de ce processus de création de valeur économique, la
rente parasite l'économie abstraite en prélevant une partie de la
valeur économique produite. La rente ne dépense qu'une partie de ce
qu'elle accumule. À long terme, elle accumule à l'infini et, étant
rémunérée sur base des intérêts de son principal, de son
capital, ponctionne toujours plus fort la machine économique. Ce
faisant, la rente doit augmenter le taux de profit, c'est-à-dire le
taux d'exploitation. Le taux d'exploitation, c'est la marge
bénéficiaire divisée par les salaires (dans la marge bénéficiaire,
on inclut aussi bien les dividendes, la rente que les investissements
puisque les titres de propriété de ces investissements demeurent la
propriété des rentiers). Pour augmenter le taux d'exploitation, la
rente va diminuer les salaires (socialisés et individualisés) et
augmenter le temps de travail en emploi, dégrader les conditions de
travail, la sécurité.
Du
fait de la concurrence, les calculs individuels des rentiers
s'annulent. Les gains de productivité, l'accumulation sous la forme
de machines, d'outils de production ou de propriété intellectuelle
sont absorbés par la diminution des prix sous la pression de la
concurrence. La concurrence organise la compétition à mort des
producteurs entre eux via les
prix. Ce qui est mis en concurrence, ce sont les salaires
individuels, la partie du prix correspondant à la valeur produite
par les fonctionnaires et la partie du prix produite par les salariés
sociaux, les retraités, les vacanciers, les chômeurs ou les
invalides.
En
sapant les salaires, la rente tue l'organisme économique qu'elle
parasite puisque, faute de salaires (quelle qu'en soit la forme), il
n'y a plus de création de valeur économique. Par ailleurs, comme la
logique du profit des rentiers s'universalise, le mode de production
économique s'uniformise. L'industrie impose l'industrie, la fabrique
impose la fabrique, l'usine impose l'usine, le management
scientifique de la production et des producteurs s'impose de la même
façon. Les entreprises qui n'adoptent pas les innovations
technologiques de la concurrence disparaissent puisqu'elles ne
peuvent plus aligner leurs prix.
De manière plus inquiétante encore, le travail concret est menacé
par l'emploi, par la pratique de la forme légitime d'activité
économique. Dans l'emploi, nous l'avons vu, les interactions
individuelles avec la nature sont soumises à la nécessité de faire
du profit. La demande de plus-value de l'actionnaire détermine le
type d'activité, son organisation et elle gère l'outil de
production en fonction de son seul profit. Dans le cadre de l'emploi,
à mesure que le fordisme s'étend à tous les secteurs productifs,
le médical, l'éducation ou la culture, par exemple, l'acte
productif de ces différents secteurs ne permet plus la
singularisation du sujet. La clinique et la pédagie sont remplacées
par le protocole. C'est contre la logique de l'emploi que les
intermittents défendent leur talent, que les chômeurs défendent
leur temps, leur présence à l'autre, que les médecins défendent
leur science et leur fonction sociale, les infirmières leur soin ou
les pompiers leur courage. Pour bien faire les choses, pour les faire
efficacement, il faut forcément s'extraire
du principe de rentabilité financière. Quand la rentabilité
financière touche un secteur productif – que ce soit les journaux
écrits, l'éducation ou les transports en commun – on constate que
l'impératif du lucre diminue les salaires et le temps de travail,
qu'il compromet les conditions de travail et les normes de sécurité
et que, ce faisant, le travail abstrait,
économique, compromet le travail concret.
Les trains privés deviennent dangereux, ils arrivent en retard, les
bâtiments deviennent l'objet de contrefaçons, les productions
artistiques commerciales ont un goût de déjà-vu. L'emploi menace
la qualité du travail concret et
la
qualification du producteur. La pratique consciencieuse d'un travail
concret est devenue en soi un
acte de résistance à la nécessité de profit.
La
qualité des prestations professionnelles est obérée par cette
logique de profit, de lucre. Les médecins alignent
des
certificats sans soigner, les aides-malades maltraitent les personnes
âgées, les majors hollywoodiennes
se répètent sans trêve, le courrier met trois jours pour arriver,
les trains tombent en panne parce que la société qui loue les
voitures n'est pas celle qui exploite le réseau ou le transport des
voyageurs. Tout devient impossible. Les choses les plus simples
telles que mener une scolarité ambitieuse deviennent hors de prix,
ce sont des gageures tant le prix des tickets d'entrée est devenu
exorbitant.
En compromettant les fondements du travail concret, c'est la
prospérité générale qui tremble sur ses bases à cause du système
de propriété lucrative. Tout a un prix, toute marchandise enrichit
un actionnaire et exploite un travailleur mais la qualité
intrinsèque des marchandises disparaît dans l'obsolescence
programmée1,
dans le clinquant, le tape à l’œil, dans le gadget mal fichu.
L'effondrement
L'accumulation des avoirs économiques, de la valeur entre les mains
de propriétaires aussi riches que peu nombreux compromet le
fonctionnement de l'économie concrète. Alors que ces propriétaires
peuvent prospérer, peuvent amasser à l'infini de la valeur
économique, les circuits de production économique concrets ne
peuvent plus fonctionner. L'accumulation dépouille les outils de
production économiques comme les sauterelles rongent les récoltes
les plus abondantes. Le taux d'exploitation augmente – la part du
salaire dans la production de valeur économique diminue – la
composition organique du capital augmente – la part des
investissements devient de plus en plus importante dans la production
de valeur économique – et, l'un dans l'autre, la demande de
produits économiques s'effondre. Les producteurs voient leur salaire
diminuer en termes relatifs, ils ne peuvent plus dépenser l'argent
qu'ils n'ont plus et, faute de dépense, la production concrète
économique ne peut se vendre. Comme la production concrète ne peut
se vendre, elle tourne à vide avant de s'interrompre. La machine
économique est grippée de sa propre productivité concrète et de
la guerre aux salaires sous toutes ses formes. Ce type de crise, une
crise de surproduction, revient de manière cyclique, sauf à
considérer qu'elle est là en permanence – que l'on songe aux
années trente ou à la crise actuelle2
– et, dans la mesure où l'accumulation n'est pas contrecarrée par
une politique volontariste, ces crises menacent de nous ramener à
l'âge de la pierre avec, certes, des produits financiers très
élaborés. Nous traverserons alors un âge de pierre avec la
pollution, le réchauffement climatique et … le capitalisme.
Ces crises d'effondrement de la demande suite à la compression des
salaires reviennent périodiquement dans le système capitaliste.
Elles se résolvent de toute façon par
un retour de l'interventionnisme étatique, par la régulation et par
le développement du secteur public et des salaires individuels et
sociaux3.
Mais ce retour de l'État comme acteur économique et des salaires
comme piliers de la valeur économique va
souvent
de pair avec l'autoritarisme politique et la guerre. La guerre permet
d'écouler la surproduction de valeur, elle permet de trouver des
marchés captifs qui acquièrent
les
marchandises impossibles à vendre du fait de l'accumulation. Entre
ce qui est produit comme valeur économique et ce qui est dépensé,
il y a une différence : l'accumulation ε.
La valeur économique
qui
s'amasse est prélevée
sur
la production de valeur économique et ne se dépense pas – si elle
se dépense, elle ne s'amasse pas ; si elle s'amasse, elle ne se
dépense pas. Pour maintenir une production de valeur économique
stable, il faut trouver des sources de dépenses extérieures pour
pallier la disparition de valeur économique dans l'accumulation.
La guerre détruit aussi de la valeur – à l'instar des bulles
financières ou des crises immobilières. La valeur accumulée ne
peut se réaliser, ne peut s'incarner dans une production économique
concrète et disparaît tout simplement en tant que valorisation
économique. On peut évaluer la disparition du capital à 30 ou 40 %
du PIB lors de la crise des années trente qui a culminé pendant la
seconde guerre mondiale. Actuellement, le capital accumulé à purger
représente quelque 1.000 % du PIB4,
vingt à trente fois plus. La disparition de la valeur économique
fait disparaître avec elle la valeur d'usage, la valeur concrète.
Une guerre détruit des avoirs financiers et, avec eux, détruit des
maisons, des usines, des ports, des terres agricoles, des centrales
électriques, etc. et nous détruit, nos femmes, nos
maris, les nôtres.
De manière générale, on peut estimer les dégâts d'une guerre à
la quantité d'accumulation à détruire. Actuellement, cette
accumulation représente plus de dix années de production
économique, c'est-à-dire plus de l'intégralité de la valeur
économique correspondant à l'ensemble du patrimoine, à l'ensemble
des valeurs concrètes, d'usage, existant sur la terre. La nature
d'un effondrement de ce type, l'importance de ses dégâts font peur.
C'est que, avec la disparition d'outils économiques et de valeurs
numéraires, ce sont des êtres humains, des ressources, des animaux
qui disparaissent sans qu'ils aient la moindre responsabilité dans
la crise de surproduction.
L'accumulation de valeur économique met en danger l'économie
concrète (et, avec elle l'économie abstraite). Avec l'effondrement
de l'économie concrète, ce sont les ressources qui sont menacées.
Toutes les ressources sont mises à sec avec l'effondrement :
les ressources de l'humain, son inventivité, sa créativité, ses
instincts de vie ; les ressources naturelles, les minéraux, les
hydrocarbures, les terres agricoles, les ressources halieutiques, les
ressources en eau, la qualité de l'air, etc. ; les ressources
sociales enfin, la composante sociale du travail ou de la vie
culturelle.
La crise du travail
Il nous faut encore distinguer le travail concret du travail
abstrait. Le
travail concret en soi est un acte d'humain libre, désirant,
puissant qui veut modifier son environnement. Le monde est modifié,
humanisé pour manger, pour vivre, pour devenir, pour inventer, pour
jouer. Sans angélisme aucun, l'humain au travail devient
par
son travail, il incarne sa volonté par son acte. Il fait pousser ce
qu'il souhaite manger, il construit ce qu'il veut habiter, etc.
Le travail concret est aussi l'occasion pour l'individu de construire
une société, d'y trouver une légitimité, de la modifier en
fonction de ses aspirations.
La
logique de la rente est liée à la propriété lucrative, au fait
que la possession d'actions ou d'outils de production ouvre
le droit à une rémunération,
que ce soit sous forme de bénéfices, d'investissements (les
investissements sont la propriété des propriétaires) ou de
dividendes. Cette logique du propriétaire détermine la nature,
l'organisation, les buts du travail en emploi. Le travail qui lui est
soumis s'automatise,
se conforme à
des protocoles pour standardiser la production et garantir la rente.
Le sens même de l'acte créatif. La logique de la rentabilité tue
toute perspective d'individuation,
de singularisation dans l'acte créatif et, parallèlement, elle
obère toute perspective d'interaction sociale, toute société du
fait même que l'acte de production est hétérotélique, qu'il est
soumis à une logique, à un cadre
extérieurs.
La crise écologique
L'effondrement du capitalisme épuise les ressources. Les ressources
psychiques individuelles, nous l'avons vu, mais aussi les ressources
naturelles. Au premier rang des enjeux actuels, il faut compter la
survie de notre espèce. Sans Terre, sans sol, sans animaux, sans
minéraux, la terre devient inhabitable, l'humanité et ses
civilisations disparaissent. Nous n'avons guère de planche de salut.
Il nous faut sauver nos ressources à long terme. L'enjeu, pour ce
faire, est de dissocier lesdites ressources du système qui est en
train de les emmener dans son effondrement. Des mouvements de
résistances existent mais ils sont souvent récupérés par la
logique du système.
Paradoxalement, c'est la rareté capitaliste, l'appropriation des
moyens de production, des ressources au premier rang desquelles le
temps humain, qui pousse au gaspillage. Le gaspillage permet au
propriétaire lucratif le bénéfice, le bénéfice pousse à
externaliser les coûts environnementaux des pratiques économiques,
c'est-à-dire que le propriétaire se déresponsabilise des
conséquences des actes productifs, des actes économiques que son
avidité pousse à commettre.
La démocratie économique est la condition nécessaire (mais
non suffisante)
à la maîtrise écologique de la production économique. Il faut que
les gens en tant qu'êtres humains, puissent décider de la nature de
la production économique au regard des
conséquences écologiques qu'ils devront supporter. Mais, tant que
la logique de la propriété lucrative n'aura pas été sacrifiée,
c'est l'environnement qui le sera. Entre un choix responsable et
ruineux et un comportement irresponsable et lucratif, l'actionnaire
(ou, pire, ses mandants mielleux) n'hésitera pas une seconde :
s'il achète des actions, c'est pour que cela rapporte.
Note
51. La décroissance
Nicholas Georgescu-Roegen évoque le deuxième principe de la thermodynamique pour évaluer l'économie5. Un système clos se dégrade en termes énergétique, c'est l'augmentation du principe d'entropie. Pour éviter cette dégradation, l'économiste propose de diminuer la production de valeur économique.
Sur le fond, on ne peut que souscrire à l'idée de ménager les ressources, de ne pas gaspiller ce qui nous permet de nous nourrir, de nous abreuver, de nous chauffer. Si l'on coupe tous les arbres, nous allons être glacés, etc.
Cependant, Roegen pêche, de notre point de vue, à trois niveaux.
1. L'économie n'est pas un système fermé. Nous avons vu que l'indistinction de la valeur économique ne pouvait être évitée précisément que parce ce que ce système était ouvert, qu'il trouvait son énergie à l'extérieur.
2. L'activité humaine ne doit être gérée et pensée de l'extérieur, avec un point de vue théorique, elle doit être approchée en situation, selon ce qu'elle amène (ou ce qu'elle ôte) aux humains concernés. En considérant l'activité humaine comme séparée du désir humain, des sociétés humaines et de l'environnement humain, l'économiste décroissant esquisse le portrait d'un humain séparé de ce qui fait l'humain, son désir et son environnement.
3. Le mouvement de la décroissance prône une diminution de valeur économique. Il confond la valeur économique et la valeur concrète, la production concrète et la production abstraite. Si l'on veut diminuer le coût environnemental de l'activité humaine – encore faut-il voir les choses sous cet angle comme nous l'avons déjà remarqué –, il ne faut pas diminuer (ou augmenter, d'ailleurs) la valeur économique produite mais il faut changer la nature de l'activité humaine concrète : quand nous sommes passés à l'euro, en Belgique, par exemple, le PIB a été divisé par quarante sans que rien ne change en terme d'empreinte environnementale. De même, si l'agriculture se convertit massivement à la production biologique, la valeur ajoutée du secteur agricole augmenterait alors que l'empreinte écologique de l'activité concrète agricole diminuerait.
Par contre, si l'on veut modifier le type d'activité concrète de l'humain, il faut non pas modifier quantitativement la production de valeur ajoutée mais en modifier les principes de production. Actuellement, les travailleurs sont soumis à l'aiguillon de la nécessité – soit ils obéissent à un employeur, soit ils sont exclus socialement – pour produire de la valeur ajoutée. Ce principe conditionne l'activité productive humaine au bon vouloir des employeurs mus par l'appât du gain. Si l'on ne s'attaque pas à ce principe, à la propriété lucrative, donc, ce qui organise l'activité concrète demeure inchangé et, du coup, les nuisances de l'activité concrète humaine demeurent inchangées et ce, quelle que soit l'évolution de la production de valeur économique.
La crise de la société
La troisième sphère menacée par l'effondrement capitaliste, c'est
la société elle-même. On peut dire que c'est la sphère dont
l'effondrement est le plus avancé. Nous avons parlé de la
décrépitude du désir, de la vacuité des forces social ou de
l'inexistence de la société et en tant que projet et en tant que
lieu de singularisation, d'existence humaine.
La frustration reste le seul moteur quand la perspective d'une vie
riche, épanouissante, pleine de surprises est laminée par
l'économie de masse du désir, par la publicité et ses
comportements grégaires conformistes d'un part et, d'autre part, par
une insertion sociale réduite à la soumission aux exigences de
rentabilité d'un employeur, d'un actionnaire. La frustration du
corps social s'incarne à travers divers discours, à travers divers
partis politiques qui portent la colère et le ressentiment de
l'impuissance. La vacuité, l'absurdité et la cruauté du vivre
ensemble, l'inanité du désir commun, l'absurdité du travail vénal,
deviennent ces
dénonciations outrées, elles deviennent ces
partis anti-pauvres, anti-immigrés, anti-chômeurs. La misère
affective de l'existence sociale est bien sûr totalement étrangère
à la présence de pauvres, d'immigrés ou de chômeurs. Au
contraire, elle est liée à l'indigence de la vie capitaliste, à la
pauvreté de la société, du faire ensemble dans un système de
chiffres sans qualité, de rentabilité horaire ou d'externalisation.
À mesure que le social se désertifie, qu'il se survit à l'état de
souvenir, de collection anale, à mesure que la lutte devient
célébration, que le politique devient polémique, que la langue
devient message, que le plaisir devient possession, le social devient
une gigantesque pulsion de mort, une gigantesque machine qui joue à
se survivre dans un monde dans lequel l'autre est devenu
insupportable.
Cela s'incarne dans les magasins sans âmes, dans la nourriture
immangeable, dans les émissions abêtissantes, dans les publicités
criardes, dans l'urbanisme automobile : l'ultime mode d'être,
l'ultime ersatz d'individuation personnelle dans une société sans
qualité, c'est la nuisance ; l'imbécile et opiniâtre
nuisance. La maison est devenue une porte de garage.
Toute société est portée par un projet, souvent implicite. Ce
projet est l'aspiration, le conatus,
collectif. Nous avons parlé de l'individuation. Il s'agit du
processus de devenir d'un individu en interaction avec son
environnement6.
Un individu donné devient ce qu'il n'est pas en rencontre avec un
environnement et cet environnement est lui-même affecté
par
l'individuation. Si l'individuation peut prendre l'allure d'une lutte
ou d'une opposition, elle n'en a pas nécessairement le caractère.
Il s'agit plutôt d'une rencontre de deux singularités (individu et
environnement) qui se singularisent précisément du fait de leur
rencontre. Ce phénomène affecte aussi bien les individus que les
corps sociaux plus larges. Une société peut être définie comme ce
qui se singularise par la rencontre avec son environnement. Tout le
monde connaît le principe du bouc émissaire, de l'altérité mise
au ban qui construit l'identité sociale. Ce n'est heureusement pas
le seul exemple de singularisation, d'individuation sociale. Le
partage d'une mémoire, de code (Stiegler parlerait de rétention
secondaire et tertiaire) appuie la subjectivisation de la société.
Son histoire – c'est-à-dire les péripéties auxquelles elle est
confrontée, les luttes qui la traversent ou les événements
climatiques, les rencontres culturelles, les influences – construit
en permanence la société-sujet et le regard de cette société sur
elle-même.
Avec l'avènement des interactions sans qualité du mode capitaliste,
avec l'avènement du chiffre comptable comme fin de toute action,
comme contre-valeur indiscutable, la raison même du social périt
et, avec elle, ce qui sert de cadre à l'individuation personnelle.
Faute de cadre, d'environnement propre à permettre un devenir,
l'individu est mis en situation de privation motrice. La privation
sensorielle est un supplice : le prisonnier ne voit qu'une
lumière blanchâtre, uniforme, sans aucune sollicitation visuelle,
sonore ou olfactive. Il devient rapidement fou ou apathique. De même,
la privation motrice à laquelle nous condamne une société sans
possibilité de singularisation, nous prive du plaisir d'être, de
vouloir, de devenir. Nous adoptons alors des comportements
palliatifs, nous nous occupons, nous nous racontons en faisant
l'impasse sur l'immense souffrance d'un monde sans monde.
Le principe de réalité et le principe de plaisir
Dans l'histoire de la pensée, l'individu et la société ne se sont
pas toujours aussi bien articulés que dans l’œuvre de Simondon
dont nous avons évoqué les travaux ci-dessus. Chez Freud, le
principe de plaisir est une pulsion (certes tournée vers l'autre)
individuelle à laquelle s'oppose la nécessité de la loi de
l'autre, la nécessité des contraintes liées à la présence de
l'autre : le principe de réalité. Marcuse s'est opposé à
cette manière de voir en liant le plaisir et la présence de
l'autre, en réconciliant les deux principes, le principe de soi, de
plaisir, et de l'autre, de réalité. La société peut devenir siège
du plaisir, le social peut épanouir l'individuel.
Sans prendre parti dans ce débat, nous affirmons que la question de
l'articulation entre l'individu et le social est au cœur des enjeux
actuels. La crise du politique atteste la crise de l'articulation
entre l'individu et la société. Comment cette articulation ne
serait-elle pas devenue problématique quand le travail dans l'emploi
fait violence aux desiderata de l'individu, quand la source même de
singularisation, l'acte, est transformée pour moitié en production
pénible, contre-intuitive et, pour moitié, en consommation
passive ? Le travail est devenu pénible sous le joug de
l'emploi – il faut obéir, se soumettre, accepter, il faut mettre
en veilleuse sa créativité, ses besoins corporels ou intellectuels
pour produire plus, plus vite – alors que, en soi, le travail est
censé être source de transformation du monde et d'affirmation de
soi : qu'il est censé réconcilier le principe de plaisir et le
principe de réalité. La société se présente comme ce que le
travail permet. Le travail accaparé par l'emploi est un
dédommagement moralement obligatoire à la société, c'est une
façon de payer son
dû. En présentant les choses de cette façon, le principe de
réalité est grossièrement opposé au principe de plaisir. On
comprend alors pourquoi l'individualisme qui est un des arguments
commerciaux les plus ressassés
se
retourne contre une société contraignante, ennemie de la liberté
individuelle.
La
crise de l'articulation entre liberté individuelle et société
construit des enjeux fondamentaux. Avant des les étudier brièvement,
nous devons mentionner la souffrance d'un être qui doit s'individuer
dans l'autre et ne peut le faire parce que l'autre est présent comme
ennemi de son désir propre. Le désir individuel transformé en
ennemi de son environnement perd tout appui pour s'individuer et
sombre dans un solipsisme déprimant dans une solitude sans nom. Pour
être libre et désirant,
l'individu a besoin
d'un
monde avec lequel interagir, pas d'un monde en marge duquel il se
construira le spectacle d'une liberté factice. Faute de ce rapport à
la société, la volonté, la puissance de l'individu se font
velléitaires,
elles deviennent impuissantes et font patienter la frustration
qu'elles créent par des actes compulsifs limites. En ce sens, le
discours de
la liberté est ce qui tue le plus efficacement la liberté puisqu'il
empêche l'interaction entre le moi et l'autre, il empêche
l'individuation, la singularisation. Il impose l'ennui – plus ou
moins capricieux selon les moyens.
Liberté et démocratie
Un des signes les plus patents de la crise de l'articulation entre le
social et la volonté individuelle, entre la puissance et le
collectif, le social, c'est la machine de guerre liberticide qu'est
devenue la démocratie politique. Cette crise n'est pas neuve :
que l'on se rappelle le succès (relatif) d'Hitler ou de Mussolini
aux élections représentatives, que l'on se rappelle les victoires
des monarchistes sous la troisième république. Ces victoires
démocratiques des ennemis de la démocratie constituent un paradoxe
apparent. En fait, de manière plus profonde, c'est l'articulation
entre la puissance individuelle et la délégation collective, la
déresponsabilisation par la multiplication des maillons de la chaîne
d'obéissance, qui est dysfonctionnelle.
Les représentants démocratiques sont élus en tant qu'individus et
non en tant que projet politique. C'est pour cela que, après avoir
voté non au référendum du traité constitutionnel européen, les
Français ont pu envoyer au deuxième tour de l'élection
présidentielle, deux candidats qui … y étaient favorables. Ils
ont voté pour des personnes, pour des candidats qui semblaient
proches de leur sensibilité, des candidats en qui ils faisaient
confiance en dépit du fait que, en termes de projet politique, ils
s'en démarquaient sur des points fondamentaux. De la même façon,
les États-uniens soutiennent massivement l'idée d'une sécurité
sociale universelle mais les candidats qu'ils choisissent pour la
magistrature suprême sont tous hostiles
à cette idée. Dans le même jus, les Français souhaitent abaisser
l'âge
de la retraite, diminuer le
temps d'emploi ou augmenter les
salaires des travailleurs – qu'ils soient dans l'emploi ou non –
alors que tous les
candidats qu'ils envoient au parlement ou à la présidence mettent
en place des politiques d'élévation de
l'âge de la retraite, d'augmentation du
temps d'emploi et de diminution des
salaires. Le Front National pourrait aussi bien arriver au pouvoir :
sur ces points-là (qui font l'unanimité contre eux chez les
électeurs) il ne se distingue en rien de ses compétiteurs.
La
volonté, les aspirations populaires majoritaires sont en décalage
avec le corps politique dans son ensemble – à quelques exceptions
près, aussi méritoires que marginales. Les électeurs élisent des
personnes avec lesquelles ils sont fondamentalement en désaccord. On
peut tout aussi bien prendre les exemples des traités commerciaux ou
des OGM, souvent massivement rejetés par les électeurs et souvent
adoptés en catimini par les élus ; on peut prendre l'exemple
de l'Euro ou du fonctionnement de la banque centrale, du
libre-échange, de la politique monétariste ou du NAIRU contraires
aux intérêts de tous les
travailleurs (dans l'emploi ou hors emploi). De même, la démocratie
dans l'entreprise, la démocratie dans l'économie, voire la
démocratie dans les syndicats constituent les angles morts de la
démocratie politique alors que les aspirations, les souffrances que
génère la violence sociale du déni de démocratie à ces niveaux
rend ces enjeux cruciaux pour l'immense majorité des électeurs.
Dans une offre politique complètement décalée par rapport aux
aspirations des travailleurs, par rapport à leur conatus individuel
et social, le choix se fait alors sur des questions secondaires. Les
électeurs se laissent guider par l'affectif, par la frustration d'un
mode d'existence dans lequel ils sont dépossédés de leur volonté
et de leur puissance. Ils cherchent à canaliser, à occuper leurs
bras ballants, leur volonté orpheline de cause, leur impuissance à
devenir, à modifier leur être, leur environnement et leur
existence.
Quand
des électeurs choisissent leurs représentants sur des critères
aussi peu en phase avec leurs besoins d'action, de prise sur la
réalité, de puissance et de volonté collective, le velléitaire se
fait délire, le délire devient crime de masse et le crime de masse
se construit des justifications victimaires – le bourreau se
présente toujours comme la victime des exactions de la victime de
fait.
À l'heure où les régimes totalitaires semblent redevenir à la
mode, ce fonctionnement politique menace non plus la simple
prospérité générale mais il touche à la paix, au vivre ensemble
et à la simple harmonie de voisinage. Dans un contexte d'électeurs
frustrés faute de prise sur leur vie, dans un contexte de montée de
l'autoritarisme, c'est la civilisation-même que le défaut
d'existence du mode de production capitaliste peut faire disparaître.
Il nous faudra alors trouver nos maquis et nos maigres armes pour
construire un monde de puissance, de rencontres et de devenir. Au
niveau politique, d'une manière ou d'une autre, les décisions
devront revenir au corps électoral, le politique devra être affaire
de désir et de puissance collectifs, et non le choix de
représentants plus ou moins convaincants, plus ou moins séducteurs,
plus ou moins sympathiques. Nous n'avons que faire de gestionnaires.
Faire ensemble
Le groupe disparaît en tant que sujet, qu'acteur en devenir avec la
puissance et l'individuation, avec la volonté et la singularité. Le
groupe, c'est aussi bien les groupements politiques, les associations
religieuses ou culturelles, que les quelques êtres humains qui se
réunissent pour animer un quartier, pour animer un édifice, pour
servir une cause ou pour aider leur prochain. Cet aspect-là,
concret, modeste, local, des communautés humaines peine également à
prendre corps sous les coups de boutoir de la dépersonnalisation de
l'industrie, du désir et du capital. La moindre expérience
collective se transforme en lutte d'ego, en stratégies de sphères
d'influence, en conflits de pouvoir. Les frustrations du manque
d'être se déchargent sur le collectif rendant toute aventure
sociale, toute aventure politique ou culturelle délicate sauf à
tomber dans un micro-totalitarisme. Le ciment métaphysique du
collectif peut aider la micro-politique des groupes à devenir
quelque chose de constructif, ce ciment constructif appuie alors
l'individuation, il devient l'environnement du sujet individuel et
collectif7.
À cette exception près, les collectifs servent de siège non à
l'individuation mais à l'affirmation de l'individualisation. Alors
que l'individuation singularise le sujet et son environnement par
leur interaction réciproque, l'individualisation isole le
sujet de son environnement. Le monde individualisé devient alors le
cadre d'affirmation d'un moi sans lien, de mérites individuels
transcendants ou de reconnaissance d'une nature individuelle
spécifique. L'individu se transforme alors en chose inerte, en
réservoir à valeur humaine à l'instar des outils économiques, de
l'art-placement ou
des avoirs financiers. Dans ce cadre, les individus essaient de
convertir le groupe en écrin, en faire-valoir de leur valeur
individuelle. Cette démarche connaît ses gagnants et ses perdants
mais ne permet à personne de devenir,
de vouloir,
de modifier un monde, de poser un acte. L'affirmation de soi devient
un signifiant sans signifié – à l'instar de la valeur économique
– et, en tant que système de signification, elle détermine
l'être
humain et le groupe humain. On ne cherchera pas ailleurs les
dysfonctionnements des groupes politiques les plus sincères, les
plus engagés ; on ne cherchera pas ailleurs la cause des
innombrables schismes, des procès d'intention, des mises au ban d'un
groupe, de la placardisation dans les milieux professionnels.
Nous souffrons de manque d'être, de manque de puissance et le groupe
ne subsiste que comme cadre d'incarnation du pouvoir. Rien n'est
pourtant plus opposé à la puissance que le pouvoir. Si la puissance
est la possibilité de devenir – de se changer, de modifier le
monde – le pouvoir, lui, domine le prochain. La puissance modifie
le soi et le monde ; le pouvoir tient le monde immobile. La
puissance est un principe de plaisir social, oral ; le
pouvoir est une pulsion de mort, de maintien du même, le pouvoir est
anal. Quand le groupe échoue à incarner une puissance, il
devient le siège du pouvoir et, ce faisant, manque sa promesse de
construire le sujet individuel et social. Le fascisme atteste ce
phénomène à une échelle plus élevée, à une échelle
nationale ; le fanatisme religieux soumis à des êtres
assoiffés de pouvoirs, sacrilège parce qu'il évoque le nom de Dieu
pour asseoir la domination de l'Homme sur l'Homme obéit aux mêmes
schémas.
Stiegler
dit que les électeurs du Front National (ou de la LDJ, de Daech
ou
du PS, peu importe8
dans la mesure où ils se soumettent de manière
grégaire
à des leaders sulfureux) ont besoin de soin, qu'ils sont maltraités.
C'est certainement exact. Mais j'irai plus loin en disant que les
électeurs du Front National incarnent ce que nous sommes tous, des
âmes perdues, des âmes en peine. Nous sommes perdus car nous ne
pouvons utiliser nos bras, nos têtes, nos cœurs. Nous voulons
découvrir des mondes, construire des systèmes philosophiques et
rencontrer l'inattendu et – j'y vois une maltraitance sociale
– nous
sommes confinés à contrôler nos
achats, nos corps, notre carrière, notre santé, notre idéologie,
nos choix familiaux. Nous n'avons pas besoin de contrôler, nous
avons besoin de devenir
– et
c'est là une conséquence des plus funestes de la déqualification,
de la disparition de la qualification professionnelle nécessairement
à l’œuvre dans
la production et dans la consommation capitalistes. Faute de
qualification personnelle, l'acte perd son côté structurant,
métastable. À défaut de structuration dynamique, le pouvoir
apparaît comme un succédané crédible sinon efficace.
Le dépassement du capitalisme, de la propriété lucrative
permettrait d'associer des qualités à la production économique et,
ce faisant, de redonner aux hommes sans qualité quelque
chose comme une puissance, la puissance de devenir, de construire
avec leurs pairs et poser des actes dans le monde, de vivre.
L'identité et la communauté
De la même façon que le pouvoir pousse sur les décombres de la
puissance, l'identité croît sur les décombres du faire ensemble.
Les groupes devenus foires d'empoigne atones ne comblent plus les
besoins de construction sociale des individus. Ne leur restent, en
ersatz de consolation, que les identités collectives en kit. Cela ne
coûte rien de s'affirmer catholique, français, musulman, israélien,
trotskyste ou libéral. Ces appartenances sont théoriques et ne
correspondent à rien de concret. Que partagent les cheikhs immoraux,
richissimes et les paysans des Aurès ? Que partagent les
misérables qui se considèrent comme des pécheurs et les vedettes
médiatiques incarnant un ordre moral chrétien fantasmé ? Quoi
de commun entre les sans-abris chrétiens, les pèlerins philippins
débordant de piété et le cynisme d'une famille royale (catholique)
espagnole ? Que partagent les refuzniks israéliens et les
journalistes dociles prompts à euphémiser les horreurs commises au
nom de la « sécurité » ? En France, que
partageaient Pétain sacrifiant son pays à sa personne, à son
idéologie et Jaurès passionné de la paix et du bien-être de ses
compatriotes au péril de sa vie ?
Les identités en kit ne signifient rien
parce
qu'elles ne correspondent pas à un environnement susceptibles
d'individuer le sujet. La France (ou n’importe quel
autre
pays) construit une identité en creux : les Français partagent
effectivement
une
même protection sociale et un même territoire, de mêmes lois et de
mêmes institutions. C'est tout. Être Français (ou Belge, ou
Iranien, ou États-unien) ne signifie rien d'autre.
Les Français ne partagent rien au quotidien. De la même façon, les
musulmans, les chrétiens ou les juifs ne partagent rien dans
leur incarnation, en tant que vecteur, que termes ou que possibles de
leur puissance. Je
ne veux pas dire que la République, Marx, l'Islam, les Évangiles ou
la Bible n'offrent pas l'occasion d'un engagement sincère, d'une
aventure morale, mystique, métaphysique ou politique sincère – je
dis que, en tant qu'environnement concret à un travail concret, à
l'incarnation concrète d'une existence, d'une volonté ou d'une
puissance, ce sont des concepts inopérants. Ils fonctionnent comme
identités de substitutions en dépit de – et précisément du fait
de – leur cohérence métaphysique.
C'est
pourtant sur le plan du déterminisme individuel de masse que ces
concepts nationaux, religieux, politiques ou ethniques sont censés
fonctionner. De la même façon que la marchandise désincarne les
propriétés du bien ou du service ou profit de la valeur économique,
les concepts sociaux permettent de revendiquer une
appartenance à
défaut de construire un monde partagé, par
des gens de mêmes catégories ou par des « étrangers »,
peu importe.
Les
catégories remplacent la construction dynamique du sujet social,
elles s'y substituent comme la valeur économique se substitue aux
propriété du bien ou du service. Elles dressent entre les pairs,
entre les prochains des barrières qui, à l'occasion d'une crise
économique quelconque, sont le terreau de la violence millénariste.
Les Yougoslaves, les Palestiniens, les Centrafricains, les Afghans
et, il n'y a guère, les Européens eux-mêmes, attestent la chose de
leurs monuments fleuris. Les catégories substantialistes,
essentialistes détruisent les opposants politiques, les minorités
religieuses, les minorités ethniques quand la violence économique
doit se trouver des exutoires – et cette destruction, elle, n'a
rien de théorique.
Au
vu du désert de nos désirs, au vu de la profondeur de la crise
économique liée à l'ampleur de l'accumulation, au vu de notre
désespoir, de notre inaction forcée, du joug de
notre
soumission, nous craignons que l'enjeu de l'identité, de la
désincarnation de
l'être ne nous submerge sous la forme de la barbarie. Si cet écrit
peut avoir un sens, c'est celui du combat, de l'humble
combat
idéologique et
métaphysique contre les nuages noirs qui s'accumulent, une fois de
plus, sur les décombres de la liberté. Soyons clairs : c'est
parce que la liberté a déjà été abdiquée que
l'orage menace.
Nous veillerons à aimer la vie à travers tout, à servir la soif de
puissance et de rencontre, nous veillerons à ne pas haïr l'opprimé,
nous veillerons à nous défier du pouvoir, de la soumission, de
l'abdication de notre liberté. Tel est le sens du combat que nous
menons dans notre solitude, entre deux malaises, entre deux discours
de haine contre ceux qui ont des malaises. Nous appelons à ouvrir la
porte aux poètes, aux gens motivés par leur travail concret, aux
courageux, aux dévoués, aux sincères, aux fragiles, aux malades
et, dans le secret de la rencontre, à rencontrer le frère et la
sœur, à le devenir, à l'être.
Pour ce faire, il nous faut reconsidérer notre rapport à la
matière, à l'environnement, il nous faut assumer notre puissance
sur le monde et mépriser le pouvoir, la violence sociale de l'argent
et du capital.
La construction du moi, l'économie psychique
Au terme de notre parcours, nous en venons à penser la construction
des cadres de pensée humains. C'est parce que nous nous sommes senti
comme perdu dans un champ de ruines que nous avons voulu penser les
rapports à l'acte qui nous avaient exilé de l'être. Nous ne sommes
en rien une exception – notre exil est on ne peut plus commun. Nous
sommes exilés de notre être, de notre libre-arbitre, de notre
volonté. Nous ne décidons pas comment nous vivons, ce que nous
vivons : l'aiguillon de la nécessité façonne tous nos actes.
Nous ne décidons pas ce qui est produit, pourquoi et comment, nous
ne décidons pas à qui va le fruit du travail réel, à quoi il va
être consacré – et, en perdant cette faculté fondamentale de
poser un acte, nous sommes envoyés en exil de notre existence –
nous ne décidons pas de la valeur économique et du mode de création
de la valeur économique.
Alors on s'occupe
de nous. On nous
explique que l'économie fonctionne d'une façon naturelle,
qu'il est donc naturel que nous soyons comme des mineurs, spectateurs
passifs et impuissants de nos vies (impuissants à tel point qu'on se
surprend à se rêver en êtres de pouvoir). Nous attendons que la
vie passe. Quand nous étudions, nous nous disons que ce n'est qu'une
phase avant la vraie vie,
quand nous travaillons enfin, nous patientons dans un job
qui
ne correspond ni à nos aspirations, ni à nos qualifications –
nous patientons en obéissant au N+1, au contremaître, au chef, aux
actionnaires – parfois nous chômons, ce qui nous offre
l'opportunité de goûter à un temps qui est nôtre, mais nous
attendons alors que la vraie vie
ne recommence sous la tutelle d'un employeur. Nous attendons toute
notre vie de pouvoir décider, de pouvoir devenir, de ne plus rendre
de comptes, nous attendons jusqu'à ce que l'âge ou la maladie nous
rattrapent et nous constatons alors, sur nos organismes affaiblis,
que la soif, que le besoin de liberté ont
été
à peine ébréchés
par
l'interminable
claustration.
La source coule toujours et c'est à cette source que le malaise du
siècle (et du précédent et de celui avant), que le mal d'être
soi, que le mal de ne pas être soi peut trouver son antidote.
Dépendance et construction de soi
L'anglicisme
addiction désigne une dépendance à une habitude nuisible ou une
toxicomanie. Le sujet se livre à son addiction en dépit de la
conscience qu'il a de sa nocivité.
Il
peut s'agir de jeu, de drogue, d'argent, d'alcool ou de travail (on
parle alors de workaholisme selon la terminologie
anglo-saxonne). Le workaholisme prospère dans les sociétés
industrielles capitalistes mais il n'est pas propre à ces dernières.
Les anciens condamnaient déjà l'agitation fébrile, l'acédie,
comme péché capital. Avant comme maintenant, cette attitude
d'occupation compulsive omniprésente prévient le repos et la mise
en disposition de soi à soi ou aux autres. Ces comportements
permettent d'éviter d'être en phase avec soi-même, ce que les
anciens formulaient en termes de rapport à Dieu.
La
dépendance induit des comportements compulsifs, ce qui en fait une
compulsion obsessionnelle. La compulsion obsessionnelle est motivée
par une angoisse intérieure, un sentiment de vide, une absence de
lien, de monde, une impossibilité de demeurer seul face à soi-même.
Elle atteste une souffrance pour ainsi dire inextinguible.
Pour
Foucault, le pouvoir – tout-puissant et irréductiblement extérieur
sous l'Ancien Régime – s'est intériorisé par une gestion des
populations. La peste a imposé un contrôle des populations et des
territoires9.
L'enseignement10,
en triant les élèves selon des catégories hiérarchisées,
marquées par des signes extérieurs distincts, les uniformes, a fait
intérioriser la "valeur", la hiérarchie sociale liée au
"mérite", à la compétence personnelle. La hiérarchie
scolaire a assis et légitimée la hiérarchie sociale mais, surtout,
elle lui a donné une assise indiscutable : les exclus du
système scolaire eux-mêmes ne discutaient plus le bien fondé de
leur propre ostracisation, ils se percevaient au terme des
différenciations et des hiérarchisations scolaires comme mauvais à
l'école, comme mauvais tout court. Ce faisant, les hiérarchies
sociales étaient acceptées par les intéressées, mieux, ils les
reprenaient à leur compte.
De
même11,
la pensée analytique, catégorielle se substituait à la pensée
associative, analogique dans le chef des intéressés par le biais
du bio-pouvoir, par le moyen du monopole d'énonciation légitime
des instances immatérielles dominantes (l'université, l'école et,
plus tard, les médias).
Toutes
ces facettes du gouvernement des masses humaines par un pouvoir
intériorisé procédaient de la même façon. Par contrainte,
catégorisation des humain et, finalement, par la force sur les
corps. La violence sur les corps reste possible mais, dans la mesure
où les intéressés intériorisent la violence de l'ordre sociale,
elle ne doit plus s'exercer nécessairement directement.
L'intériorisation
de la violence sociale pose un problème directement en relation avec
la question de l'addiction. Les sujets deviennent étrangers à leur
propre espace de représentation du monde. En tant que tels, en tant
qu'étrangers, ils ne peuvent ni expliquer leur présence, ni
l'assumer, ce qui les rend plus faibles en termes de relation, de
culture, de racines, de lien à des mondes.
Loin
des nôtres, étrangers à nos mondes, nous devenons alors des êtres
faibles, paumés. Nous sommes à la merci des diverses addictions que
nous offre obligeamment le système capitaliste. Notre manque de
défense politique se traduit par un manque de défense corporelle,
par une sensibilité chimique intériorisée à la dépendance.
Note
52. Gabor Maté, Le Royaume du fantôme affamé12
Le médecin, spécialiste de l’hyperkinésie et de l'addiction, auteur à succès au Canada part d'un certain nombre de constats médicaux.
- Les addictions sont fortement corrélées à des traumas infantiles ou des carences affectives.
Il peut s'agir d'angoisse parentale lors de la grossesse ou dans la première enfance, il peut s'agir de viol pendant l'enfance ou la jeunesse ou il peut s'agir de brutalité corporelle ou psychique sur l'intéressé(e).
- Les matières psychotropes addictives ne rendent pas tous leurs usagers dépendants; seuls certains usagers, au profil prédéterminé, développent une dépendance.
Certaines dépendances déclassent les intéressés - telles les drogues dures, le jeu ou l'alcool - alors que d'autres passent à peu près inaperçues - telle le workaholisme ou l'addiction aux achats compulsifs.
- Les personnes dépendantes développent des comportements de rattrapage, de compensation de leur trauma d'enfance toute leur vie.
Toutes les addictions répondent aux défaillances psychiques de la construction de l'enfant.
- On n'est jamais dépendant à une substance ou à un comportement mais aux effets qu'ils produisent sur le système endocrinien, sur le cerveau.
De la même façon que le cerveau construit l'image, il construit la perception du manque, de l'envie, de l'attente ou du shoot - qu'il s'agisse de travail, de courses, d'alcool ou d'autres drogues ou comportements addictifs. En terme de chimie du cerveau, tous ces comportements fonctionnent exactement de la même manière, qu'ils soient préjudiciables pour la santé ou non.
- Le cerveau est un organe vivant.
Les traumatismes peuvent construire un (dys)fonctionnement mais ils ne sont jamais insurmontables - la plastie cérébrale le prouve tous les jours: des capacités perdues lors d'un AVC ou lors d'un accident, du fait d'une lésion quelconque, peuvent se récupérer en faisant des exercices qui font contourner l'obstacle à l'activité cérébrale. On voit tous les jours des accidentés surmonter leur mutisme, leur paralysie locale, leur handicap verbal ou social par ces méthodes sans bistouri.
- Chimiquement, le développement de la dépendance peut s'expliquer par quatre voies chimiques endocriniennes:
1. l'ocytocine, l'hormone de l'amour ou de l'attachement n'est pas sécrétée normalement.
On peut le comprendre dans deux situations. Quand le contact et l'attention ne sont pas accordés à l'enfant, il ne peut sécréter cette hormone. Par ailleurs, quand la sécrétion de l'hormone s'accompagne de réaction imprévisibles - et notoirement négative - elle est associée à quelque chose de désagréable ce qui en compromet le fonctionnement normal. Dans les deux situations, les mécanismes de production de l'ocytocine chez l'enfant s'atrophient. Comme ils s'atrophient, les cellules réceptrices disparaissent elles aussi ce qui rend le niveau d'ocytocine nécessaire au bien être plus élevé. Cette hormone est sécrétée massivement quand le dépendant s'adonne à son addiction.
2. la dopamine ne stimule plus l'activité.
Normalement, elle permet la mise en branle de l'acte, de la création, du jeu. Quand cette hormone est insuffisamment stimulée (ou quand sa présence est associée à un retour négatif), sa production s'anémie et, de la même façon que l'ocytocine, les récepteurs deviennent plus rares, ce qui rend la "dose" d'hormones nécessaire à l'initiation de l'acte plus élevée. De nouveau, seuls les comportements ou les substances addictifs génèrent suffisamment de dopamine pour initier les actes du dépendant. Le workaholique va consacrer son temps exclusivement à son travail, le drogué ne sera motivé que par la recherche de drogue.
3. le cortex orbitofrontal ne répond plus normalement.
Cette partie du cortex pré-frontal est la zone qui évalue la nature de la relation de l'autre, qui évalue ses intentions et qui détermine le cadre, la limite entre les actes interdits (ils seront inhibés) et les actes permis (ils ne seront pas inhibés). Cette zone réagit en une fraction de seconde - le temps qu'il faut pour interrompre une main qui se lève dans une assemblée pour poser une question (mais non, j'aurai l'air bête). Cette zone ne peut plus fonctionner normalement tant en terme de limite à l'acte que d'évaluation de la relation de l'autre dans la mesure où les messages positifs et négatifs ont été mêlés ou, pire encore, où ils ont été absents de l'enfance.
4. le système endocrinien du stress ne fonctionne plus.
La cortisol est sécrétée en cas de stress majeur. Si cette hormone régule l'organisme de telle sorte qu'il se prépare à réagir au stress, l'exposition prolongée à cette hormone dérégule les fonctions vitale - notamment des troubles du sommeil, de digestion, etc.
Soit le stress peut être évité par une réponse (agressivité, fuite, etc.) soit il ne peut être contourné et c'est alors que l'inaction forcée amène l'organisme à produire la cortisol de manière continue avec des effets extrêmement dangereux pour l'organisme (Laborit, L'Inhibition de l'action, Masson, 1980).
Si l'on se place du point de vue hormonal ou chimique, l'organisme réagit à un stress extérieur intense (un fauve, un incendie, etc) en sécrétant des hormones qui vont mobiliser les ressources au maximum afin de permettre une réponse au danger. L'intéressé sera plus agressif, ses sens seront en alerte et ses muscles, son cœur seront sollicité. La prolongation de cet état entraîne l'exact inverse: l'inhibition.
Quand la production des hormones du stress est permanente, récurrente, le système endocrinien dysfonctionne complètement. Une présence trop longue ou trop répétée de stress amène à la dépression, aux troubles d'hyperactivité, aux obsessions compulsives ou ... à la dépendance.
Emploi, construction de soi et dépendance
Armés
de ce tableau clinique grossièrement esquissé, nous pouvons voir le
lien entre l'emploi et la dépendance. L'emploi est une façon
particulière d'organiser le travail. Le travail, c'est l'ensemble
des actes que pose le sujet pour transformer le monde, pour l'adapter
à son humanité, à sa singularité, à ses besoins. Un travail dans
un cadre positif renforce la puissance du sujet renforce le système
de production de dopamine et renforce ses récepteurs puisque chaque
initiative est susceptible de provoquer un retour affectivement
positif.
L'emploi
moderne ne permet plus de retour positif ou, quand il le permet, les
retours positifs sont attribués de manière aléatoire et non en
fonction des actes posés. Le management post-fordiste organise la
concurrence de tous contre tous de manière permanente. Jamais, une
victoire ne signifie un repos, jamais une tâche ne signifie le
plaisir du devoir accompli car, le lendemain, l'heure d'après,
Sisyphe revient et impose sa remise en concours perpétuelle. Par
ailleurs, ce ne sont pas les actes réussis qui sont récompensés,
c'est le fait d'être meilleur - c'est-à-dire plus rapide ou plus
soumis - que les autres.
De
même, l'amour, la collaboration, le fait de pouvoir faire appel au
dévouement, à la confiance, à l'amitié d'autrui dans l'acte de
travail stimule l'ocytocine.
L'emploi
ne permet pas d'incarner le désir dans l'acte mais qu'il se borne à
soumettre l'acte à une logique extérieure (celle du profit
éventuellement incarné par un patron ou un contre-maître, mais ce
n'est pas nécessaire) et qu'il s'organise par la concurrence de tous
contre tous, la production de ocytocine n'est plus non plus à
l’œuvre dans l'acte.
Comme
l'emploi est une vente de temps contrainte par l'aiguillon de la
nécessité, les employés surmenés (ou les workaholiques) manquent
de temps, de ressources psychiques pour développer des relations
affectives intimes, désintéressées. Ceci compromet non seulement
la production d'ocytocine de l'employé mais aussi celle de ses
proches, de ses enfants. Ces enfants seront alors des êtres privés
de système endocrinien performant, ce qui les mettra à la merci de
comportements addictifs.
Mais
la vente du temps dans l'emploi impose la productivité dans le temps
vécu et l'extension du temps travaillé. Il s'agit de produire
davantage dans le même laps de temps, il s'agit de gagner en
compétitivité. Comme tous les employés sont soumis à la même
logique criminelle, les gains sont nuls en terme de valeur
économique. Il y a pire. Le stress permanent auquel sont soumis les
employés pour arriver à répondre aux exigences contradictoires du
management détruit leur système endocrinien avec les conséquences
que nous avons décrites: dépression, hyperactivité, dépendance,
troubles obsessionnels compulsifs.
Parallèlement,
les double binds, les doubles contraintes empêchent le
travail en emploi de ressembler de près ou de loin à une quelconque
réalisation de soi. La double contrainte, c'est quand il faut faire
une chose et son contraire: il faut être rapide et bien faire
le travail; il faut obéir à l'encadrement et faire preuve
d'initiative et de créativité; il faut être fidèle à
l'entreprise, l'aimer et l'entreprise ne fait de sentiment,
"on est là pour gagner de l'argent".
Les
doubles contraintes fragilisent la santé mentale des employés alors
que les frustrations et les impossibilités de l'emploi les placent
en situation de développer des addictions.
Fragilisés,
isolés, coincés entre la contrainte de la nécessité, l'envie de
reconnaissance et le délitement de la société, les employés
deviennent alors de la chair à profit et sombrent dans un mutisme
gris que - suprême supplice - ils transmettent malgré eux aux gens
qu'ils aiment.
La chimie de l'emploi
La
propriété lucrative, le fait de retirer de l'argent de titres de
propriété nourrit l'avidité. L'avidité des propriétaires
lucratifs les poussent à mettre la pression sur les producteurs pour
qu'ils produisent de la valeur économique. L'anonymisation des
sociétés par actions a fait exploser le phénomène en
déresponsabilisant les propriétaires.
Les
producteurs sont mis sous pression, sous stress de manière
permanente. Jamais, la récompense 'chimique' ne vient relâcher le
stress.
Le
management post-fordiste accentue la tendance puisqu'il oppose les
producteurs entre eux, les isole, ce qui les rend plus vulnérables
au stress (et plus agressifs pour tenter d'échapper au stress) et
atrophie leur système de production et de réception d'ocytocine.
L'aiguillon
de la nécessité stresse de la même façon de manière permanente
les producteurs. Le cadre de vie est précarisé, la survie est en
permanence menacée. Le stress permanent génère les
dysfonctionnements propres à l'exposition prolongée à la cortisol.
Par
ailleurs, la vie sous le signe de la compétitivité s'accommode mal
de moments de plaisir – notamment de plaisirs partagés. Cette
absence anémie la production et les récepteurs de dopamine.
Le
management en particulier et la situation d'emploi en général
multiplient les situation de double binds, d'injonctions
paradoxales. Il faut être soi-même et obéir à
l'impératif de productivité. Il faut être conforme à
l'esprit d'entreprise et être créatif, innovant et
adaptable. Il faut aimer l'entreprise mais l'entreprise
est là pour faire de l'argent, etc.
L'injonction
paradoxale génère du stress de manière continue - nous en avons vu
les effets.
Comme
la concurrence et l'emploi organisent des relations interpersonnelles
individualistes, sans intérêt à la coopération, le partage,
l'amitié ou l'amour deviennent des choix coûteux, des options de
vie compliquées à assumer, ils sont synonymes de déclassement,
d'ostracisme social. Par ailleurs, le temps mangé par la production
à profit économique entre directement en concurrence avec le temps
partagé, le temps en famille. La déliquescence des relations
humaines qu'induisent la rareté du temps et l'individualisation des
relations interpersonnelles atrophie les systèmes hormonaux de
plaisirs, d'attachement: l'ocytocine est contre-productive pour
l'économie capitaliste.
Par
ailleurs, la propriété lucrative oblige à effectuer ses tâches
rapidement, efficacement. La découverte et le plaisir de l'acte sont
congédiés au profit d'une gestion très utilitariste de l'acte.
L'enquête et l'expérience sont remplacées par les protocoles. La
dopamine n'a plus de lien avec l'acte, le plaisir est exilé du
travail concret.
Tous
ces éléments construisent des êtres angoissés, solitaires, vides
qui doivent pallier leur absence de lien humain, d'amour, de joie, de
stimulations dans de pauvres ersatz, dans ce que propose le bonheur
marchand de la consommation.
Le
système pathogène capitaliste se reproduit lui-même et tient sa
propre logique, au détriment des aspirations, des désirs et de la
santé.
La
guerre de la concurrence et l'automatisation de la production créent
un monde de solitudes, d'ennui, d'angoisse, un monde sans monde dans
lequel le psychique est fragilisé, faute d'amour, faute de personnes
de confiance. Ceci rend les prolétaires sensibles à l'addiction,
cela entraîne des comportements de compensation susceptibles d'être
dangereux pour la santé physique et mentale.
ocytocine | dopamine | s. endocrinien | Cort. Orbito-frontal | ||
Accumulation
→ productivité |
Management pour être le plus productif | Contre-productive : la production et les récepteurs s'atrophient | L'initiative devient obéissance |
Sur-sollicité
stress continu |
Mis à mal par l'aléatoire |
Concurrence entre les travailleurs | anéantie | grégarisme | Stress continu | L'autre est une menace | |
Aiguillon de la nécessité | Rareté, le lendemain n'est pas assuré | Sous-sollicitée : elle s'atrophie |
Angoisse
stress continu |
Menace diffuse | |
Propriété lucrative | Le travailleur doit payer le propriétaire de l'usine en travailllant plus, en obéissant | Sous-sollicitée : elle s'atrophie | Impuissance |
Angoisse
stress continu |
Sans objet |
Industrie | Efficacité et détermination des mouvements, des pensées | Contre-productive : elle s'atrophie | Contre-productive : la production et les récepteurs s'atrophient | Sans objet | |
Désir et consommation | La puissance devient pouvoir d'achat | Utilisée en vecteur d'addiction comme shoot chimique | Utilisée en vecteur d'addiction comme shoot chimique | Dysfonctionnel | Dysfonctionnel |
Quitter la dépendance, construire les bases d'un sujet sain ce qui
implique renoncer à l'accumulation, à la propriété lucrative, à
la productivité, au management, au lien stressant entre la
rémunération et le travail concret, au chantage de l'emploi et du
chômage. Comme l'addiction pallie le manque d'attention, de présence
humaines, la question de civilisation que pose le règne du
capitalisme est celle du retour de la relation qui valorise, de la
coopération, du plaisir d'être ensemble ou de ce qu'on pourrait
appeler l'amour.
1Selon
l'expression attribuée à Bernard London, Ending the Depression
Through Planned Obsolescence (1932). Dans cet article,
l'auteur reprochait aux consommateurs … de conserver leur voiture
trop longtemps. Il attribuait à leur parcimonie l'origine de la
crise de l'époque.
2La
crise des subprimes est une crise de surproduction. La titrisation
des emprunts hypothécaires a permis de les consentir à des
populations insolvables mais c'est l'insolvabilité de ces
populations qui a forcé la création de ces produits financiers
exotiques pour maintenir le marché immobilier. Le manque de
solvabilité des nouveaux propriétaires immobiliers est directement
lié à la stagnation salariale trentenaire aux États-Unis. Si les
salaires avaient augmenté en proportion du PIB dans ces pays, ces
jeunes ménages auraient pu acquérir leur maison comptant.
3Polanyi
en fait la démonstration en 1948 dans K. Polanyi, La Grande
Transformation,
op. cit.
4Selon
les évaluations officielles, le PIB mondial s'élève à 60 mille
milliards de dollars alors que la seule capitalisation boursière
(produits dérivés, titres plus ou moins exotiques et marchés
d'actions) s'élève à 700 mille milliards de dollars.
5N.
Georgescu-Roegen,
Demain la
décroissance. Entropie, écologie, économie, Lausanne,
Pierre-Marcel Favre, 1979. Texte disponible en ligne :
http://classiques.uqac.ca/contemporains/georgescu_roegen_nicolas/georgescu.html.
6Simondon,
L'individu et sa genèse physico-biologique,
op. cit.
7Selon
l'heureuse formule de D. Vercauteren, Micropolitique des groupes,
HB Éditions, 2007.
8Peu
importe dans la mesure où le psychisme des séides de toutes ces
organisations s’organise de la même façon mais il ne s’agit
évidemment pas de nier les différences substantielles entre toutes
ces entités.
9Voir
M. Foucault, Sécurité, territoires, populations,
Seuil/Gallimard, 2004.
10Voir
M. Foucault, Surveiller et punir,
op. cit.
11Voir
M. Foucault, Les Mots et les choses,
op. cit.