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Nous ne ferons pas l'économie de la construction d'un nouveau rapport à la production humaine au vu de l'importance de ce qui se joue. Nous ne savons pas si c'est l'option cybernétique qui triomphera et, avec elle, l'utopie funeste du gouvernement, du contrôle des populations comme moyens de parvenir à un état de société quelconque ou si, comme nous l'espérons, comme le présent ouvrage entend y contribuer, nous verrons l'avènement d'une économie qui soit une technique de puissance, de désir collectifs et non une machine destinée à faire fonctionner l'humain.
Après avoir fait le tour des limites, des incohérences des modèles
économiques traditionnels dans les deux premières parties, nous
avons circonscrit les enjeux de la reconstruction de nos relations à
la production. Conscients des apports du matérialisme, nous avons
esquissé l'étude de l'écho entre l'immatériel, le psychique, le
social – ce que Marx nommait les superstructures – et
l'organisation de l'économie matérielle – les infrastructures.
La crise n'est pas passagère, elle n'est pas accidentelle. Elle est
consubstantielle à l'accumulation capitaliste. C’est la crise bien
réelle d’un système utopique qui affecte les mondes sur lesquels
il est ouvert. Il lui faut sans cesse détruire la valeur économique
accumulée pour pouvoir continuer à fonctionner – ce constat est
celui de Polanyi, avant lui, de Luxemburg et, avant elle, de Marx. Ce
jeu peut paraître amusant, il peut donner des frissons. Les dégâts
en sont pourtant inestimables en terme de vies humaines or, et c'est
là un choix que nous assumons et qui détermine nos options
épistémologiques, c'est à l'aune du critère humain, du critère
de la richesse des formes de vie, des rencontres, des existences, de
la puissance et du désir que nous entendons évaluer toute économie.
En filigrane, derrière notre réflexion, nous affirmons la croyance
dans le fait que l'humain est adapté à la vie, à l'existence, aux
défis que son existence lui pose, nous pensons que, à l'instar des
arbres, des castors, des lapins, des tortues, l'humain n'a pas besoin
de police plus ou moins sophistiquée, pas besoin de « main
invisible », cette fiction créée par une lecture pressée de
Smith. La vie est ce qui nous va le mieux.
L'ambition de cet écrit, c'est de construire un ensemble de
techniques propres à aider non à l'avènement d'un homme nouveau
mais à la révélation de celui qui est déjà-là. Il en va de
notre liberté, de notre dignité, de l'être ensemble et de la
richesse de nos rencontres.
Soyons clair, l'ambition du capitalisme comme de toute économie
politique, c'est de naturaliser la violence sociale, de la
naturaliser par l'intériorisation des normes morales de son ordre.
En faisant nôtres la morale de la dette, la morale du travail, la
morale de la soumission à l'avidité de propriétaires lucratifs, la
morale de l'obéissance, nous nous perdons et en tant que forme de
vie et en tant qu'être désirant. De cette morale de cloportes, de
cette morale d'asservis, le libéralisme, le fascisme et la
social-démocratie nous proposent diverses versions correspondant à
diverses esthétisations de la liberté qu'ils enterrent. Dans tous
ces cas, il s'agit de cultures de la sujétion ; sujétion à un
maître absolu dans le fascisme, à une morale de l'ordre et de
l'identité collective pour le conservatisme, à un comme-il-faut
moral dans (le meilleur cas pour) la sociale-démocratie, à une
liberté factice et captieuse dans le libéralisme – factice parce
que les contrats économiques libéraux ne sont pas passés entre
égaux en droit mais entre un employé menacé de famine, de
déclassement, de marginalisation et un employeur tout-puissant et
captieuse parce que cette pseudo-liberté aliène la véritable
liberté, celle de décider ce qu'on fait, comment on le fait et,
surtout, pourquoi, celle de rencontrer, de devenir et de prendre
notre place.
Il en a fallu des dispositifs cybernétiques pour que, aujourd'hui,
le faible s'excuse et se justifie auprès du puissant, pour que le
chômeur se sente coupable de son existence-même, pour que le pauvre
se voie comme mauvais. Mais ces dispositifs asseyent une théologie
d'insecte rampant, de servilité maladive. Les maîtres eux-mêmes ne
sont en rien affranchis puisqu'ils obéissent aveuglément à leur
impératif de lucre sans égard pour leur être, sans égard pour
notre être.
Le système peut perdurer indéfiniment du fait de la destruction
périodique de valeur accumulée. Nous pouvons vivre des générations
entières sous le joug de la crise, dans la culpabilité vis-à-vis
de nos maîtres ou nous pouvons prendre la route, choisir et inventer
un chemin, nous pouvons risquer la liberté, la volonté, le désir ;
nous pouvons risquer la vie car ils sont déjà morts et nous
sommes encore en vie. Quand j'utilise le ils et le nous,
je parle d'aspirations communes à la puissance pour le nous et
d'extériorité à la vie pour le ils. Ces nous et ces
ils traversent tout le monde, comme des forces psychiques
intérieures ennemies entre elles.
L'enjeu du tractatus, c'est l'économie, c'est la pensée de
la violence sociale tournée vers le sujet, c'est l'avènement de
formes de vie prospères, dignes, c'est l'avènement de passions
joyeuses. Cessons d'être les cloportes, cessons d'admettre
l'ordre, cessons de culpabiliser par les dettes, par les devoirs, par
les engagements, par les contrats, par les liens de propriété, par
l'asservissement de l'emploi. Ce que les loutres ou les canards
réussissent pleinement, ce que les hommes des cavernes réussissaient
pleinement, nous en sommes capables. Ici et maintenant. Si cet
ouvrage y contribue, s'il questionne les lignes, les évidences et
les relations de culpabilité que les travailleurs entretiennent avec
l'économie, je n'aurai pas tout à fait perdu mon temps.
Bon courage à toutes et à tous.