Cet article est disponible en pdf ici
Au-delà des contradictions
La façon de poser des problèmes peut être source des problèmes1.
Ce que nous allons voir ici, comme « problémologie »
problématique, ce sont les oppositions qui n'en sont qu'en
apparence. Pour comprendre comment s'organisent aussi bien la
dialectique, le dynamisme des relations sociales, que les blocages,
le manque de dynamisme et de négativité des réalités
subparadoxales, il faut manipuler les notions de contraires et de
contradictoires avec soin. Nous allons étudier ici quelques
contradictions apparentes en en critiquant les aspects
contradictoires et quand nous aurons fait cette évaluation, nous
pourrons étudier les propositions distinctes et leurs éventuelles
articulations analogiques. Nous aurons alors tenté de comprendre les
carcans de la dynamique dialectique et ce qui explique pourquoi
l'économie capitaliste ne s'effondre pas sous le poids de ses
paradoxes.
Femmes et hommes
Le travail abstrait et l'économique en tant que mode d'organisation
de la violence sociale quantitatif d'égaux en droit, d'êtres sans
qualité affecte toutes les couches de l'être, les affects, les
désirs, les pulsions et le psychisme. L'opposition entre les hommes
et les femmes constituait un des paradigmes majeurs de la société
de production. Ce paradigme permettait au système économique de
fonder des unités de fonctionnement extra-capitalistes en soi, les
familles. Ce paradigme permettait aussi à un système capitaliste en
besoin vital d'énergie extérieure, non capitaliste du fait de la
non-réalisation du l'accumulation de conserver cette structure de
domination, de violence sociale qui lui était antérieure. La
violence de genre est une violence sociale de naissance (même si on
ne naît pas femme, on le devient2
…). Cette forme de violence – ou toute forme d'esclavage
domestique ou autre qui subsiste et prolifère actuellement sur la
surface du globe – sont des formes de violence sociales distinctes
mais non contraires au capital. En tant que lieux sociaux extérieurs
au capital, ils incarnent et permettent cet extérieur.
Le patriarcat, en particulier, divise le travail en sphère
« productive » (masculine, employée) et « utile »
(féminine, domestique3).
Ce faisant, le patriarcat opère une double opération logique. D'une
part, le travail abstrait est hiérarchisé entre le « légitime »,
rémunéré, et « l'utile », gratuit et, d'autre part,
hiérarchise le travail concret selon ses contreparties en terme de
travail abstrait. Le piège subparadoxal fonctionne également à
merveille dans cette optique : en réclamant – de manière
absolument légitime – une égalité d'accès au travail abstrait
entre homme et femme, une certaine forme de féminisme légitime,
qu'elle le veuille ou non, une hiérarchisation sociale ; elle
légitime une forme de violence sociale, de distinction entre le
travail concret et le travail abstrait. Un féminisme (ou tout autre
mouvement politique ou philosophique) qui ne ferait pas l'économie
de penser l'articulation entre travail concret et travail abstrait,
qui voudrait valoriser les formes de travail concret non vénales se
situerait d'emblée hors du subparadoxe et ouvrirait la vie au
dynamisme socio-économique.
En tout cas, le patriarcat crée des niches hors du capitalisme. Ces
niches ne constituent pas des endroits meilleurs ou plus habitables
que le capitalisme puisqu'elles incarnent une logique de violence
sociale antérieure au capital. Les niches extérieures au
capitalisme ne sont pas ennemies du
capitalisme puisque l'accumulation ε
impose
la conquête de marchés extérieurs. Les niches sont une condition à
la pérennité de l'accumulation. La famille
comme mode de reproduction social légitime permet l'héritage et
inscrit la propriété lucrative dans le lignage – elle est donc
essentielle au fonctionnement du capital comme accumulation et, comme
l'accumulation est mortelle au capital, elle en est à la fois
l'ennemi principal, pour paraphraser Delphy. Les niches de la famille
échappent à la violence capitaliste et s'inscrivent dans une autre
forme de violence ; elles construisent des individus dotés de
qualités (toutes détestables qu'elles soient). Les qualités de ces
individus, le fait qu'ils maîtrisent une langue maternelle,
des habitus culturels, qu'ils s'inscrivent et puissent fonctionner
dans une société, qu'ils puissent acquérir les propriétés utiles
à fonctionner dans une société dont le capitalisme n'a pas aboli
les codes sociaux. Le capitalisme se nourrit même des codes sociaux,
ils sont des extérieurs sur lequel l'extension des marchés
capitalistes peut compter. Bref, les familles nourrissent les
qualités de l'individu, elles permettent l'héritage et le lignage,
elles investissent de sens et de liens culturels les objets de
culture de masse et ouvrent la consommation au sens culturel, elles
construisent la libido, le fonctionnement psychique de l'être, elles
construisent une individualité, des aspirations qui feront
fonctionner l'appareil industriel – que ce soit en stimulant la
consommation ou en opérationnalisant la production.
L'extension du capital ronge la cellule familiale et réclame
l'intégration de la femme en particulier et du domestique en général
dans la sphère économique de la violence sociale sans qualité. En
intégrant le féminin – et, de la même façon, le masculin – en
tant qu'éléments culturels structurant la violence sociale de
naissance dans la sphère commerciale, la société capitaliste se
prive des ressources du foyer – de ses névroses ou de ses
injustices, certes – et, ce faisant, obère sa reproduction en tant
que société (des humains sans qualité ne sont pas motivés à
s'insérer, à faire comme tout le monde, à travailler ou à
consommer) et en tant qu'économie. Nous avons vu que l'économie
abstraite vampirisait, vivait au détriment de l'économie concrète.
Or, le domestique est, par définition, le lieu de l'économie
concrète sans contrepartie abstraite. C'est parce que des femmes ont
fait le lit, nettoyé, élevé les enfants, fait le ménage ou
cuisiné que les mineurs, que les ouvriers fordistes ont pu et
peuvent produire à travers le monde ce qu'ils produisent alors que
ces tâches ménagères, ce travail concret pour ainsi dire pur –
dans l'état de déliquescence sociale avancée où en est le monde
de l'emploi, il ne faut pas négliger l'attrait de la reconnaissance
sociale d'un statut de naissance de femme, reconnaissance qui, dans
la société du management par la haine, pourrait presque apparaître
comme un paradis perdu, elle qui a inspiré et inspire les combats
les plus courageux et les plus légitimes – n'a, lui, jamais eu
besoin de l'aide du travail abstrait. C'est le travail abstrait, le
travail économiquement reconnu qui vit au dépend du travail
concret, domestique et non l'inverse. En s'étendant à la sphère
domestique, le capital sape les motivations extérieures des
travailleurs-consommateurs à participer à son système.
Le
capital met alors en
scène une représentation de la famille (et de la femme, de l'homme)
qui est égalitaire
– pour que tous les membres puissent travailler et consommer au
maximum de leurs potentialités – et inégalitaire – pour que les
membres de la famille puisse trouver un intérêt à la propriété
privative, qu'ils puissent en tirer profit. De nouvelles familles
apparaissent, dans lesquelles le lignage et l'héritage demeurent.
Elles tiennent un rôle d’agrégat d'individus sans qualité, ces
individus sont en concurrence sociale au sein de
leur famille.
La famille devient alors le lieu d'une mise en concurrence des
individus, elle est un lieu de socialisation spectaculaire,
individualiste. L'individu sans qualité s'affiche dans la famille
qui lui sert de contexte, de fond à l'affirmation d'un statut social
– ce qui rend la famille insupportable aux « ratés »,
à ceux qui ne font pas carrière – sans qu'elle ne soit plus le
siège de quelque interaction, le milieu de quelque individuation.
Pour ces « ratés », il ne reste qu'à endosser la lourde
tunique du patient désigné, de l'original, de l'excentrique pour se
défausser de la conformation du regard d'autrui.
Les membres de la société sont de plus en plus égaux, atomisés et
isolés. Leurs relations se réduisent à la concurrence. Mais, de
manière paradoxale, l'étiquette sociale perd de son sens à mesure
que les acteurs sociaux perdent leur identité spécifique :
comme la famille s'atomise, elle devient inefficace comme machine à
intégrer un surmoi, une ligne de conduite idéale, comme machine à
rendre les comportements sociaux compatibles avec un horizon
d'attentes culturelles. Les travailleurs sont poussés à travailler
davantage pour gagner plus, pour jouir d'un statut social mieux
valorisé mais ce qui fait société se dilue. Les solitudes
atomisées ne trouvent guère de moyen de briser leur isolement. Le
gain de statut social se dilue dans la disparition du social.
Pour
les femmes, c'est particulièrement cruel. Quand elles ont gagné le
droit de participer à l'économie abstraite, à la violence sociale
capitaliste, par le jeu de la concurrence, elles ont été
contraintes de chercher un emploi. Les salaires permettaient à un
homme seul de nourrir une famille dans les années 60. Aujourd'hui,
pour un même niveau de vie, il faut également le salaire de la
femme. C'est dire que la possibilité
de
participer à l'économie abstraite est devenue une obligation
pour
les femmes – à moins d'assumer un
déclassement
substantiel – et
qu'elles sont toujours autant liées à l'autre revenu du ménage,
celui de l'homme. Par l'aiguillon de la nécessité, la femme est
devenue l'égale de l'homme dans l'exploitation du marché de
l'emploi (elle demeure même moins payée, plus exploitée, ses
horaires et ses contraintes de travail sont encore pires
que
celles des hommes) et, par dessus le marché, la promesse
d'émancipation de l'accès au travail abstrait n'a pas été tenue
puisque, sous la menace du déclassement, la femme doit rester
économiquement liée à un homme. Sous la pression de l'asymétrie
de la distribution des tâches domestiques et des tâches d'éducation
des enfants, les femmes subissent en plus un rapport de force dans
leur ménage. Les enfants sont à leur charge et deviennent autant de
raisons matérielles
de
leur soumission à l'ordre de l'homme sans que l'ouverture du travail
abstrait aux femmes les aient jamais libérées de quoi que ce soit4.
La
division en genre n'a donc pas pu fonctionner de manière dynamique.
Elle coince, elle aussi, les hommes et les femmes dans des rôles
sans que l'extension de la sphère du travail abstrait ait pu
résoudre le problème. Les genres ne sont donc pas contradictoires
ou contraires au capital, ils fonctionnent comme une dynamique
interne ou intégrée de
la violence sociale sans qualité. Ce faisant, ils lient la violence
sociale du capital à la violence sociale de la naissance et, en
affirmant la continuité entre les deux types de violence sociale,
nient le dynamisme dialectique entre les phases de la violence
sociale.
On
ne pourra émanciper les femmes (ou les hommes, d'ailleurs) en
universalisant le travail abstrait. Il faut, au contraire, affirmer
la légitimité, la primauté du travail concret. Et, pour ce faire,
on voit mal comment faire l'économie d'une redéfinition du travail
abstrait comme adjuvant de la puissance et de la volonté. Pour
libérer tant
soit peu les femmes (et les hommes) de leur conditionnement de genre,
on ne peut procéder en légitimant ce qui fonde ce conditionnement,
la hiérarchie entre le travail abstrait et le travail concret d'une
part et, d'autre part, la soumission
du
travail abstrait à un employeur animé par le lucre. Ceci ne
signifie nullement qu'il faille supprimer le travail abstrait ou
qu'il ne faille pas se battre pour l'égalité hommes-femmes au sein
du travail abstrait : la légitimation du travail concret permet
seule des pratiques de la valeur universelles,
profitables aux femmes et aux hommes, qui les libère de leur
déterminisme de genre. Il ne faut pas ouvrir le travail abstrait en
l'état à la femme, il faut permettre le travail concret hors du
travail abstrait aussi bien aux
femmes qu'aux hommes, il faut affirmer la valeur sociale du
domestique, du gratuit, du lien, de l'affectif, la légitimité de
l'intime et du singulier contre la logique comptable de la plus-value
pour se libérer de la valeur abstraite comme hiérarchisation
humaine de naissance5.
Cette optique est nécessaire à
l'émancipation mais non suffisante.
Faute
de l'adopter, la dissonance cognitive entre l'affirmation de
l'égalité en droit entre
les hommes et les femmes et leur inégalité en fait
rend
cette question psychogène, elle congédie les acteurs sociaux de
leurs propres
représentations
sociales. Ils deviennent des aberrations sociales à leurs propres
yeux et pensent le social comme s'ils n'en faisaient pas partie.
L'identité déjà déréalisée par l'industrie, le désir déjà
conformé par la consommation de masse se double alors d'une
étrangeté à soi – comme une enfant peut l'être à sa Barbie
pâle, maigre, filiforme, impeccable, fluorescente, inorganique, sans
vie, souriante, conforme et, surtout sans désir, sans culture, sans
puissance, sans volonté et … sans sexe.
Proposition
170
L'émancipation
des genres ne peut se faire que si l'on revalorise le travail
concret et que l'on repense le travail abstrait, le mode de
production économique.
|
Nature et culture
La nature et la culture sont souvent opposées. On les voit comme des
contraires, comme des réalités qui ne peuvent être vraies en même
temps. Ce qui est culturel n'est pas naturel et ce qui est naturel
n'est pas culturel. Cette façon de voir les choses ne s'impose pas
nécessairement. Dans la psychanalyse freudienne, on assimile la
nature humaine à la culture. La nature de l'humain, c'est d'être un
être de culture.
L'opposition
entre nature et culture est liée à certaines idéologies. Dans
l'ancien testament, par exemple, l'apparition de l'homme fait l'objet
d'un chapitre à part – le samedi. La Bible attribue un rôle
particulier à l'humain. Il doit dominer la terre et, à l'instar des
autres êtres vivantes, il doit croître et se multiplier. En se
référant à la Genèse, on voit l'humain comme une partie distincte
de la nature, de la vie. L'Homme a dépassé son état de nature par
le péché originel mais il peut (re)gagner son salut par une
soumission à Dieu ou par un comportement idoine. La culture est
alors ce qui permet à l'humain d'assumer son rôle à part dans la
création, c'est ce qui organise sa vie en dépit
de, malgré la
connaissance. En termes nietzschéens, la culture dans ce sens-là
est l'esthétisation du renoncement à la puissance. L'animal ne peut
ni être baptisé, ni être ordonné : seul les humains ont
accès aux sacrements, seuls les humains peuvent attester la
profession de foi musulmane, seuls les humains sont baptisés.
De
même, dans les visions téléologiques de l'histoire, l'humain
apparaît toujours comme la consécration, le terme de l'évolution
et non comme un élément unus inter pares.
Il
est l'aboutissement, la fin, le but. La vision anthropocentrique de
l'histoire – souvent androcentrique et ethnocentrique – parcourt
les
discours les plus progressistes comme les plus réactionnaires. Les
Lumières voient dans l'Homme le vecteur de la raison et Smith
assimile le progrès à la pratique humaine de l'échange économique,
à la prospérité des nations humaines.
Marx a aussi assimilé la richesse économique au travail humain
et
nous l'avons d'ailleurs suivi en cela à condition de distinguer la
richesse économique abstraite et la richesse concrète, à condition
d'organiser la production de richesse économique de sorte que la
production de richesse concrète soit assurée au mieux des intérêts
communs.
Par
contre, pour Freud, le principe de plaisir s'oppose au principe de
réalité. De manière un peu simpliste, l'envie d'être heureux,
d'être bien s'oppose aux calculs pragmatiques. La phylogenèse,
l'histoire de l'espèce construit naturellement la
culture comme histoire de
la lutte entre le désirs de l'individu et des nécessaires
contingences de la vie en communauté. Si l'on considère que
l'humain est un animal social, la culture est partie intégrante de
la nature, sinon, c'est cette lutte entre l'individu et son espèce
qui est un fait de nature propre à l'humain. Selon Marcuse6,
le principe de réalité, partagé au départ par toute société
humaine, se réduit au seul principe
de rendement dans
la société industrielle capitaliste. Le pragmatisme issu de la vie
en groupe, des compromis à adopter du fait de vivre avec d'autres
acteurs, se réduit à la loi de l'efficience, du quantitatif dans
notre conjoncture historique. Ce principe de rendement organise le
travail dans la société industrielle. Comme le travail envahit en
tant que rapport de production et en tant que mode perceptif et
esthétique tous les domaines de l'existence, des idées, de la
mémoire ou des affects humains, les agents sociaux ne perçoivent
plus le caractère historique, contingent de ce principe. Faute
d'évolution, la logique de la domination sociale tend à se
naturaliser dans les représentations. Elle est érigée en absolu,
en nature.
C'est dire que le progrès, la volonté de dépasser la nature,
l'âpreté de l'existence humaine naturalisent
un
système violent.
Pour
les thuriféraires de l'ordre libéral, les lois de commerce sont des
lois de nature et le marché du travail est une donnée de nature –
au grand désespoir des employés à l'existence appauvrie ou des
chômeurs qui doivent comprendre que leurs aspirations sont des
erreurs de la nature. Le libéralisme construit un fatalisme, une
vision résignée de l'ordre qu'il installe … pour dépasser la
nature.
Pour
malsaine qu'elle soit, cette logique de la naturalisation du
libéralisme poussée jusqu'au bout peut aboutir à des positions
assez peu « libérales » : si les lois du capital7
sont lois de la nature, alors tout ce qui se passe sous les lois du
capital sont des faits de nature et ne peut être
contesté en tant que tel.
Donc, les grèves, le fascisme, le keynésianisme, la régulation
économique, l'autoritarisme, le communisme soviétique ou le
syndicalisme qui sont nés dans le système de capitalisme-nature
sont des faits naturels et ne peuvent pas être discutés. À ce
moment-là, effectivement, il faut peut-être mieux éteindre la
télévision : quand la « nature » justifie une
domination sociale, c'est que la violence sociale économique entend
devenir une violence sociale de naissance, c'est que l'ordre, la
violence sociale deviennent sa
légitimation
ultime, ce qui ouvre les portes à tous les arbitraires … et à
tous les contresens économiques. Dès qu'elle prétend être de
l'ordre de la nature, l'économie quitte la sphère de la science, de
l'observation des faits, pour celle de l'obscurantisme religieux le
plus délirant.
Proposition
171
La
culture est un fait de nature, l'humain est un fait de nature.
Proposition
172
L'argument
« naturel » tend à transformer les choix politiques
en fatalités ; cet argument s'oppose à la liberté alors
que, dans la nature, on est libre.
|
La tension entre la nature et la culture peut se résoudre en
considérant la culture comme un fait de nature d'une part et,
d'autre part, en considérant le dynamisme de l'ordre social, la
négation de la violence sociale également comme des faits de
culture.
Dans
la même idée, Simondon n'oppose pas la phylogenèse et la
psychogenèse, les aspirations de l'individu et son individuation
nécessairement inscrite
dans un environnement, dans une interaction, un devenir avec un sujet
plus large8.
Ce processus qu'il nomme individuation se déroule au niveau
physique, biologique, psychique et collectif : sa naturalité
est liée à son universalité, il n'y a pas d'un côté une nature
humaine spécifique et, de l'autre côté, une nature pré-culturelle
mais un commun dynamisme, une commune métastabilité entre la glace,
l'amibe, le psychisme et la société. Toutes ces formes de vie
incarnent des aspirations, une puissance en devenir avec
et dans des
sujets plus larges. La culture n'est pas alors un fait distinct, une
aberration dans la nature mais c'est un fait de nature qui poursuit
la nature de la nature. La question de la naturalité, du fondement
métaphysique de la domination ne se pose plus en ces termes. Seule
demeure la question des désirs des formes de vie individuelles et
collectives. Quant à la culture comme ensemble de codes, elle est
faite de mémoires, de rétentions comme dirait Stiegler9,
du premier type (sensoriel), du deuxième type (les codes communs) et
du troisièmes types (les supports matériels extérieurs de la
mémoire) – cet ensemble de codes n'apparaît pas comme un
phénomène non naturel, comme une aberration humaine puisqu'elle
n'est pas exclusivement humaine.
Nous
devons passer outre les références à la nature comme
pseudo-justifications métaphysiques
pour
évaluer l'économique sans nous encombrer de « lois
naturelles », de « pertinence divine » ou de
référence à un absolu indiscutable. L'être humain est une
créature « naturelle » et, avec lui, comme d'autres
êtres ont des pinces, des carapaces ou des antennes, la culture lui
est viscéralement liée. La culture est un fait de nature et, avec
elle, la discussion, la controverse, l'opinion adverse ou le conflit.
Les désaccords ont toujours structuré toutes les cultures-natures ;
ils sont liés à la nature humaine parfaitement adaptée au devenir,
à l'environnement de l'humain. De la même façon que les
ratons-laveurs ou les fourmis n'ont nul besoin de potentat, de main
invisible pour demeurer prospères à travers les siècles, les faits
de culture atteste l'adaptation humaine à la nécessité, au
dynamisme, à l'équilibre psychique et intellectuel. L'économie
doit avoir l'ambition d'ouvrir des portes et non d'en fermer, sous
peine de sombrer dans une religion anti-humaniste incantatoire, de
devenir une machine à justifier la misère au nom de la prospérité
ou de lois « naturelles ».
Matière et idée
Dans la caverne de Platon, les troglodytes ne voient que les ombres
de la réalité projetées sur la paroi. Ils ne voient guère que le
reflet de la réalité sans jamais la voir directement. La réalité
platonicienne est extérieure aux mondes sensoriels perceptifs, elle
se joue au niveau des idées – la réalité sensible n'est qu'un
reflet d'une vérité10.
Dans la même idée, depuis longtemps, le débat sur la dualité du
corps et de l'âme agite les églises. L'âme incarne l'idée, la
chair incarne l'image sensible de l'idée réelle.
Avec Heidegger, c'est l'existence elle-même qui est établie en
idéal, en principe supérieur d'organisation, d'explication du monde
sensible11.
Ce qui est vécu, ce qui est senti, ce qui est perçu,
l'individuation sensorielle et mémorielle, le monde affectif et
émotionnel est soumis à une idée, à un idéal extérieur. Cet
idéal extérieur correspond à une délocalisation de la morale :
on vit en fonction du concept au lieu de concevoir en fonction de la
vie ou au lieu de vivre et concevoir simultanément.
Marx
a posé le primat de la matière, de ce qui est effectif dans le
monde des sens. Ce faisant, il a creusé la tombe d'une certaine
philosophie idéaliste. Mais il demeurait dans l'idéal : le
Progrès incarnait le sens de l'histoire. Cette faille idéaliste
dans l'univers marxien a fait le lit d'une philosophie que le penseur
allemand entendait redéfinir comme πραξις.
La matière détermine les rapports matériels, les rapports de
production qui construisent à leur
tour
les superstructures, les manifestations de la matière que sont
l'esprit,
les religions, les croyances, l'art, les idéologies, etc. Le primat
de la matière correspond à l'économique. Il n'est pas propre à
Marx, il marque plutôt une époque, des rapports de production
historiques.
L'économisme de Marx s'inscrit – et il le revendique – dans la
tradition libérale bien qu'il s'en distingue par ses perspectives,
sa sensibilité, son engagement et sa formidable humanité. Il peut
se poser comme un anti-capitalisme qui renforce le capitalisme, un
anti-capitalisme paradoxal d'un capitalisme subparadoxal. Chez Smith,
les échanges matériels construisent déjà un monde matériel dans
lequel les capacités productives de chacun sont utilisées au mieux.
Cette idée, assez simple finalement, souvent résumée par l'image
de la main invisible, justifie et explique une réalité matérielle.
Elle donne un sens extérieur à la matière, au monde des sens. Cela
empêche la matière – ou l'économie – de se déployer
pleinement comme absence d'idéologie. L'idéologique demeure
toujours à la base du choix du matérialisme.
Pour
le dire autrement, la tentative de fuite du métaphysique dans le
matériel ou dans le perceptible, dans le sensible ou dans le
Dasein12,
dans le quantifiable demeure vouée à l'échec car elle se fonde sur
une métaphysique de la matière, sur un idéal du monde sensible. Le
fait de vouloir se débarrasser de tous les idéaux extérieurs en
choisissant la réalité sensible comme idéal manque à cet
objectif : la réalité sensible – le principe de rendement –
devient l'idéal extérieur.
Le
paradoxe peut
sembler
spécieux.
Il n'en est rien. Les gens ne travaillent pas nécessairement
pour
maximiser leurs intérêts ou pour accumuler. La contingence de
l'intérêt strictement capitaliste amène les travailleurs à ne
pas fonctionner
comme homo œconomicus.
La
cause motrice du travail, de l'ambition sociale, ce n'est
paradoxalement pas nécessairement l'appât du gain matériel mais
c'est plutôt l'envie de prestige social, la frime, le désir de bien
faire ou de gagner le paradis, l'envie de venger une blessure ou le
besoin de reconnaissance par des proches. La violence sociale de
classe elle-même organise une violence qui n'a rien d'objectif, de
neutre.
À
l'origine de la volonté de gain matériel, on trouve des motivations
éminemment immatérielles, éminemment métaphysiques.
Le
travailleur veut gagner de l'argent pour être bien vu ou pour avoir
de lui-même une image sociale qui corresponde à son idéal du moi
social. Le travail concret ou abstrait est toujours inscrit dans la
libido : en amont, le désir de lien ou de semble lien pousse au
travail et, en aval, la libido du travailleur est affectée par son
travail. Au travail, les pulsions de plaisir sont aliénées par le
principe de
maximisation
de la performance. En termes freudiens, le principe de plaisir
devient le principe de rendement dans le travail capitaliste13.
En termes vulgaires, l'agent social trouve son plaisir, éprouve une
satisfaction construite dans son travail puisque, comme la société
du travail régente les désirs en les canalisant dans la cellule
monogame et que le cadre qu'organise le travail abstrait sépare le
sujet de son plaisir, il ne peut plus éprouver de plaisir
directement. Inversement, le travail agréable, plein de sens pour le
producteur devient insupportable à cause du joug de l'emploi.
Pour
reprendre les termes de Lordon, on pourrait parler de coaxialisation
psychogène du désir individuel et du désir attendu du travail en
emploi ou, en termes
plus
simples, d'alignement des désirs de l'employé sur les impératifs
de la production soumise à l'appât du gain de l'employeur et ce
alors que ces impératifs sont changeants, imprévisibles et
éventuellement nuisibles au bien-être de l'intéressé. L'employé
est saisi par le syndrome de Stockholm et prend fait et cause pour
son employeur dont les intérêts de classe sont directement et
irrévocablement hostiles aux siens. Le producteur conforme ses
désirs à ce que son employeur – mû par le seul intérêt vénal
– en attend. Par contre, l'employé aura tendance à rejeter les
travailleurs qui aiment leur travail en dehors du cadre appauvrissant
de l'emploi. Il y alors comme une mauvaise conscience, comme une
culpabilité à faire ce que l'on aime et une obligation morale à
demeurer dans l'emploi. L'utilité et la valorisations sociales sont
alors conditionnées à la soumission du travail à un cadre imposé
par un propriétaire lucratif – propriétaire qui n'a, lui, à
justifier de rien quant à ladite utilité sociale.
D'autre part, le travailleur, par son travail, affecte les données
sensibles de la matière, il crée un environnement qui l'affecte en
retour. Le travail concret sculpte la nature et affecte
l'environnement du travailleur. Un ouvrier automobile construit des
automobiles qui vont peupler ses lieux de vie. Il est contraint
d'acquérir ce mode de transport puisque, en s'universalisant, la
voiture s'est rendue indispensable pour se déplacer et les
déplacements sont devenus indispensables pour se socialiser – en
produisant des voitures, on contribue à rendre les trottoirs
inconfortables et le cyclisme dangereux, de ce fait on participe à
l'extension du monopole de ce mode de transport sur les déplacements.
La construction de l'identité sociale de l'agent intègre
l'objet-automobile dans sa structuration.
Les travailleurs sont contraints de vendre leur force de travail pour
jouir d'un statut, d'une image sociale d'eux-mêmes. Pour ce faire,
ils utilisent plus ou moins consciemment le matérialisme économique
comme une espèce de fétichisme extérieur, comme un idéal
justificateur, comme un chiffre. L'économique devient alors pour les
travailleurs une évidence de l'ordre de la foi, c'est une nouvelle
transcendance cachée. En tant que religion cachée, elle impose ses
codes, sa respectabilité de façade, ses grands-messes, son
pharisaïsme, son clergé et ses rites.
Ce paradoxe matière et esprit peut amener plusieurs choses. Soit il
perdure parce que le matériel apporte effectivement des
satisfactions sociales et libidinales ; soit il ne peut
persister parce que les acteurs ne supportent plus cette métaphysique
d'absence de métaphysique ; soit, ce paradoxe débouche sur
autre chose, sur une autre métaphysique, sur un retour de la
philosophie ou encore une méfiance envers le matériel. Disons que
les champs de possible en matière de métaphysique sont aussi assez
ouverts du fait du paradoxe dans lequel ils s'inscrivent. C'est cette
ouverture, cette nécessité de quitter le paradigme du pouvoir de
l'argent pour celui de la puissance qui ont motivé l'écriture de
cet ouvrage : nous sommes à un carrefour, les jeux ne sont pas
faits et les enjeux sont colossaux – il s'agit d'affirmer que
l'humain est viable au prix du capitalisme ou que le capitalisme est
viable au prix de l'humain.
Proposition
173
Les
rapports à l'économique et au travail en emploi des sociétés
contemporaines sont de l'ordre du religieux.
|
Objet et sujet
Ce que nous appelons la prolétarisation du procès de production,
c'est la dépossession de l'outil de production et des connaissances
pour assurer sa propre production. Avec le fordisme, le travailleur
s'inscrit dans des processus de production pensés à l'avance. La
capacité de l’acte à épanouir le sujet au travail en emploi en
le soumettant à des problèmes qu'il peut résoudre est
définitivement obérée par la prolétarisation et par la
rationalisation du procès de production. La maximisation de
l'efficience productive correspond, à un certain stade du
capitalisme, à une désubjectivisation du travail. Quant aux modes
d'organisation ultérieurs du procès de production, ils accentuent
la massification de la production en portant la nécessité d'être
en conformité avec le principe de rendement au niveau du
fonctionnement de l'individu lui-même. C'est dire que le travailleur
intègre le principe de rendement dans son psychisme, dans son Moi,
pour pouvoir s'adapter à des modes de production industriels dans
lesquels il doit s'investir, tels le toyotisme ou le hondisme tels
que nous les avons décrits ci-dessus.
Le travailleur n'est plus alors sujet au travail mais objet du
travail. Il le justifie et le construit mais il en devient l'objet :
il est justifié et construit lui-même par le travail abstrait et
son emprise sur le travail concret. On représente d'ailleurs
l'emploi comme un objet indiscutable, tant au niveau de la légitimité
qu'au niveau de son organisation ou de ses conséquences
psychosociales, comme une donnée impondérable, « naturelle »,
les travailleurs sont des variables d'ajustement. L'objet-travailleur
doit s'adapter à l'emploi, à un symptôme du principe de rendement.
L'ajustement perpétuelle, l'adaptation permanente piègent les
traditions révolutionnaires ou émancipatrices dans un mouvement
sans sens, dans une course à la productivité et à l'image.
De la même façon, la consommation devient le sujet dont les
consommateurs sont les objets. C'est patent dans l'image de la
société que construit la publicité sans droit de réponse :
les consommateurs n'importent pas en tant que subjectivités
effectives, en tant qu'êtres pris dans des rapports de production
matériels, seule importe leur manière de consommer. C'est elle qui
les définit, qui en délimite le bonheur et la valeur sociale.
L'économie libidinale s'organise autour de l'image du
bonheur, de la légitimité ou de l'harmonie et non autour de ce
qu'elle met en scène. La prégnance de l'image dans l'économie des
affects et dans l'économie symbolique impose la figure de
l'imposteur comme paradigme14.
L'objectivation du sujet attaque frontalement l'idéal libéral.
Comment maximiser les talents, comment faciliter l'échange et le
commerce si les artisans, les producteurs ou même les acheteurs sont
transformés en rouages ? Comment l'idéal de Smith qui rejetait
la division du travail peut s'accommoder de la réification des
acteurs économiques ? Comment faire jouer la concurrence si le
mode de promotion de la marchandise s'apparente à de l'enfumage, de
la manipulation et du mensonge ? Comment, enfin, cultiver les
talents d'un producteurs dont le moi, dont la faculté de
singularisation est annihilée par la massification des affects et la
machinisation, la prolétarisation de la production ?
Ces tensions sont paradoxales au sens défini plus haut : la
culture libérale des talents les annihile, donc, ces talents sont
annihilés même si le cadre conceptuel spectaculaire de leur
annihilation prétend les développer. De la même façon, la liberté
est obérée par la prolétarisation. Dans ces deux cas, comme un
terme respectivement le talent et la liberté entraîne son contraire
respectivement la massification et la prolétarisation, les termes en
question ne peuvent être affirmés ; c'est leur négation qui
s'affirme. La liberté et le talent disparaissent dans ce qui les
condense et condamne à la fois, la massification et la
prolétarisation.
L'idéal, l'immatérialité d'un Moi de projet est rattrapé par la
matérialité des contraintes des rapports de production. Le projet
d'émancipation des contingences matérielles par le libéralisme,
son projet de libération de l'individu aboutit à la
prolétarisation, au déterminisme social strict. L'idéal du Moi, de
la Liberté entraînent leurs contradictoires dans le cadre de la
violence sociale capitaliste, le projet de s'extraire des
contingences matérielles les a hypertrophiées ce qui a prouvé le
caractère paradoxal du projet émancipateur auquel le capital
pouvait prétendre, le projet de se détacher, de se libérer de la
matière.
Proposition
174
Le
projet d'émancipation des contingences matérielles par le
progrès a échoué à cause du mode de production.
|
Travail abstrait et travail concret
Le travail a deux acceptions différentes : le travail abstrait,
logique incarnée des rapports de production, de la violence sociale
et l'ouvrage concret, l'ensemble des actes de transformation de
l'environnement, de l'univers. Du fait de l'accumulation, le procès
de production doit s'étendre sans cesse à des domaines qui lui sont
extérieurs. Il faut une réalité et un idéal extérieurs au
système-économie pour justifier ses contraintes sur le travail
concret sauf à être autotélique. Pour se soumettre au principe de
rendement, au diktat de la productivité, du temps compté et vendu,
il faut que les gens impliqués dans le travail sous ses formes
concrète et abstraite soient motivés par quelque chose d'autre que
la production en elle-même. On peut se plier à la logique
productive par plaisir, par ennui, par ambition, par avidité, pour
cultiver une image de soi positive, par besoin de reconnaissance, par
crainte du manque, par désir de revanche ou pour cultiver une image
sociale de soi positive. Dans la mesure où le principe de rendement
envahit tous les domaines de l'être, tous les secteurs de
l'existence, dans la mesure où la prolétarisation touche
l'affectif, le psychique et le social, il devient de plus en plus
difficile de nourrir les motivations externes
à
la soumission au principe de rendement, à la soumission à
l'employeur, à la rentabilité. Les amis ou les parents peuplent les
temps libres. À partir du moment où l'individu est atomisé – ce
qu'organise la
gestion industrielle des affects – les personnes deviennent
des
unités insécables, des unités sans lien avec des mondes qui
fonctionnent dans l'économie du principe de rendement. Ces unités,
dans la mesure où elles réussissent en
tant qu'individus sans qualité, sans lien, sans singularisation et
sans processus d'individuation, n'ont plus d'extérieur pour nourrir
leur motivation à travailler en terme abstrait ou concret, à se
conformer à un ordre social violent et à poser les actes attendus.
Proposition
175
Le
principe de rendement rend la vie terne ce qui obère la
motivation à participer à l'économique.
Proposition
177
L'envie
et le désir sont des énergies extérieures au système-économie
dont il a besoin.
Proposition
178
La
massification provoque une dépression sociale généralisée, un
manque de motivation, de feu, de désir
individuel
et collectif.
|
Dans
un autre ordre d'idée, les ouvriers du XIXe affectionnaient les
parties de campagne, ces excursions piétonnes aux marges de la
ville. Ces expéditions ne nécessitaient aucun équipement, aucun
investissement ou aucun savoir-faire : elles étaient
accessibles à tous et permettaient une socialisation complexe et
imprévisible ; il s'agissait de s'étendre dans l'herbe entre
amis, en famille. Dans les banlieues absolues de notre époque, ce
n'est plus possible. Il n'est plus possible de s'extraire des
autoroutes tentaculaires, des zones industrielles et des cités sans
véhicule, sans titre d'accès, sans connaissance des forêts
sauvages loin de la ville. Les parties de campagne sont devenues
l'apanage d'une minorité. Pour la majorité, ces espaces de soleil,
de vie ensemble, de gratuité et de temps flâné
sont
devenus des luxes inaccessibles, des objets extérieurs à l'espace
de représentation, des objets ob-scènes.
Dans l'ordre de la raréfaction de la vie sociale toujours, les liens
d'amitiés (et d'inimitié) du voisinage ou de la famille tendent à
s'étioler, les liens sociaux construits dans le cadre du travail
abstrait eux-mêmes se liquéfient sauf dans le surgissement imprévu
de la grève ou de la panne15.
Les liens sociaux s'amenuisent à mesure que le rapport au temps est
massifié et industrialisé par les médias de masse.
L'idéal
de relation sociale ou d'épanouissement social au travail – d'homo
faber ou
d'individuation – ne peut plus appuyer les désirs de l'humain qui
travaille ou consomme. Il demeure seul, isolé face à ce travail et
ces machines désirant de la consommation. L'individualisation du
travail de masse provoque
un
paradoxe : qui peut désirer travailler et consommer si les
raisons de vivre sombrent
dans
l'indistinct, l'indifférencié, le quelconque, si l'individu devient
un individu-masse interchangeable.
Les moteurs narcissiques, immatériels, libidinaux de la mise au
travail (concret et abstrait) s'effondrent alors et laissent le
moteur de la machine productive sans carburant. Demeurent la menace,
la crainte, la peur de la pauvreté ou de l'exclusion d'une société
déjà disparue. La narratologie limbique prend le relai de l’acte,
ce qui ouvre la porte du désespoir.
Singularisation et identité
Dans l'économie psycho-sociale, les individus atomisés et
indifférenciés ressentent le besoin de s'insérer dans une norme
sociale. Ils veulent être semblables – ou sembler semblables – à
ce voisin, à ce collègue dont l'image convainc. La normalité
sociale, le conformisme qui influence les trajectoires sociales des
agents, se situe au seul niveau des images, des apparences ;
elle commande – entre autres choses – aux agents d'être
eux-mêmes, d'être spécifiques. Nous avons vu que l'injonction à
être soi-même était une injonction paradoxale puisque, en s'y
conformant, on suit le désir d'un tiers. Dans le même temps, du
fait de l'industrialisation (et de la prolétarisation) du procès de
production et de la massification des affects par les machines
désirant, l'univers symbolique et matériel des agents sociaux
s'uniformise. Comme ils sont isolés entre eux, ils ne peuvent
construire leur singularité ensemble de manière effective,
ils ne peuvent ni s'individuer, ni être le siège, le monde, de
l'individuation d'autrui. Au contraire, ils doivent cultiver des
images individuelles conformes – il faudrait parler
d’iconographie post-moderne plutôt que de sociologie dans le cas
des tribus urbaines organisées en images. Pour faire comme tout le
monde, pour gagner sa légitimité sociale, sa reconnaissance,
l'ersatz de l'acceptation inconditionnelle, pour se fondre dans le
champ social d'atomes, de la masse, il faut et il suffit
d'être absolument original, c'est-à-dire qu'il faut et qu'il suffit
de se choisir une tribu urbaine qui soit conforme avec les stratégies
de travail abstrait – les employés en costumes cravates, les
retraités en jeans, les étudiants en négligé-élégant, etc. –
et les contingences sociales proches. La singularité se vend alors
en kit sans incarner, sans faire naître quelque puissance, quelque
interaction entre un monde et un individu que ce soit. La
customisation des objets industriels s'inscrit pleinement dans ce
paradoxe entre l'aspiration au singulier et l'atomisation des
individus-masse.
Proposition
179
La
singularité est remplacée par l'originalité en kit, par l'image
de
l'originalité de l'identité de groupe.
Proposition 180
Dans l'économie
capitaliste de la dépossession, la puissance est remplacée par
le pouvoir ; la volonté par la velléité.
Proposition 181
Dans
l'économie capitaliste, l'autre devient un moyen
pour
des objectifs économiques.
|
Dans un désir créatif, il faut se confronter à un monde pour faire
ce qui n'existe pas. On se heurte à des difficultés, à des
imprévus, à la fatigue du corps et à l'engagement de l'énergie
créative. Dans la customisation, on choisit, on acquière des
marchandises industrielles dans une mise en scène morbide – et, à
l'occasion, crédible – de cette volonté créative. Cette mise en
scène entretient la confusion entre le volontaire et le velléitaire,
entre la puissance et le pouvoir, entre le vivant et le gouvernement.
Si la volonté est bel et bien à l’œuvre dans la consommation
customisée, elle n'incarne aucune puissance, aucune force
personnelle, aucune histoire. C'est l'envie pré-anale du bébé qui
ne distingue pas l'objet du Moi. C'est l'assimilation régressive
dans un projet condamné à l'échec. L'assimilation régressive de
l'objet est psychopathe par essence puisqu'elle réifie l'altérité
et ne peut que réduire la subjectivité d'autrui à un ensemble de
moyens. Le projet de servilité des employés de services, de
soumission à la logique et à l'image de l'entreprise s'inscrit
pleinement dans cette utopie impossible d'objectivation du subjectif.
Il s'agit d'avoir des employés modèles, sans qualité, sans désir
propres et, à l'autre bout de la chaîne, il faut que les produits
correspondent aux désirs régressifs du consommateur, qu'ils s'y
conforment de manière absolue, instantanée, qu'ils ne montrent
aucune trace de résistance d'une réalité, de subjectivité d'un
monde qui permette de devenir.
La pulsion de vie de la libido est ainsi transformée en pulsion de
mort de contrôle, de maîtrise et d'acquisition. Le consommateur est
un enfant-roi tout puissant (et impotent), psychopathe solitaire. De
même, l'employeur entend conformer le rapport salarial à ce
paradigme. Il faut que l'employé soit disponible sans limite aux
exigences de l'employeur, que sa subjectivité ne freine pas les
besoins du marché, du management, de la productivité, des
actionnaires. Lordon16
parle de l'inévitable angle α
entre les désirs du producteur
et les besoins de ce que
nous appelons à la suite de Marcuse le principe de rendement. Le
fantasme, l'utopie du management, c'est que cet angle, ce décalage
entre le désir du producteur et les attentes de son employeur, tende
vers zéro, que le sujet disparaisse en tant que volonté et
puissance propres.
Les employeurs et les consommateurs adoptent alors le mode de
communication propre aux régressifs psychopathes : ils
geignent, se plaignent et se présentent comme victimes. La pensée
victimaire fonctionne comme un dispositif assertif : non
seulement une réalité considérée comme problématique doit avoir
un responsable, un coupable mais celui qui dénonce son « bourreau »
s'exempte de toute responsabilité personnelle dans sa situation
propre. Face à la nécessaire psychopathie des premiers âges –
nécessaire car elle permet de dépasser la fragilité humaine
originelle en appelant des tiers à l'aide, sans complexe, sans
limite, sans peur de déranger ou de heurter la bienséance –
l'éducation fait intégrer à l'enfant la représentation de
l’irréductible altérité subjective. C'est alors, dans un monde
de sujets libres et puissants, un enfant libre et puissant qui
pourra interagir avec des pairs, vivre le plaisir de la rencontre et
du désir, la difficulté de l'adversité, la possibilité de
l'action. C'est bien cette rencontre et ce désir dont les
consommateurs, dont les employeurs sont orphelins. Le manque
d'interaction, de plaisir ou de désir avec l'autre crée un
manque … que la logique de consommation permet de pallier. Sous cet
aspect, la consommation et le fait d'employer des gens soumis,
terrorisés, réifiés, est une forme de libido et de plaisir
déviante au sens strict, c'est un palliatif à des pulsions plus
fondamentales, un détournement de ces pulsions sur des objets de
substitution.
La situation des consommateurs et des employeurs, la situation de
socialisation et de libido de substitution correspond en termes
logiques à un subparadoxe. Le recours à l'objet de substitution
dans une situation donnée rend sa négation impossible.
On ne peut retrouver sa libido, sa puissance et son plaisir si l'on
occupe le terrain par de savantes (et régressives) substitutions.
Les substitutions permettent de rendre l'impossible habitable et
ferment la porte de la dialectique par sa négativité.
Ceci n'est pas sans conséquence sur le champ social. Son atrophie a
été diagnostiquée par Baudrillard17.
Pour le sémiologue, le social n'existe déjà plus, même sous la
forme du spectacle que décrivait Debord. Nous dirons que le social
se survit dans son impossibilité faute de négation, de dialectique,
nous dirons que le social vit dans sa violence. Du reste, il est
aberrant et ne disparaît pas parce qu'il est subparadoxal : sa
négation est impossible, ce qui empêche tout dynamisme. La
pérennité, l'existence du social même sont formulées sous forme
d'hypothèses parmi d'autres. Pour autant, il nous faut voir ce qui
peut survivre à la fin du social – c'est-à-dire pas grand-chose –
et admettre que, comme les formes d'individuation sociales n'ont pas
disparu mais ont été substituées à des ersatz, le social lui-même
n'a pas disparu mais a été substitué à des « déviances »
sociales, à des objets de substitution. Pour le dire comme
Baudrillard, c'est Le Pen qui polarise le sens du politique, qui fait
exister le politique comme n'étant pas Le Pen, et, en tant
que tel, l'objet politique Le Pen sert de substitut ultime, de
« déviance » politique au politique – et, en tant que
« politique déviante » empêche l'avènement d'une
négativité politique porteuse de dialectique, d'évolution
politique.
Dynamismes économiques des contradictions
À chaque contradiction que nous avons évoquée correspond une
évolution économique et politique possible :
La tension entre les genres peut se résoudre par la réorganisation
de leur équilibre, l'opposition entre le travail domestique et le
travail professionnel. Cette redéfinition tracerait les lignes d'une
nouvelle approche du travail – plus féminine, au sens culturel et
économique18.
Cette redéfinition recadrerait à la fois le travail abstrait et les
relations entre le travail abstrait et le travail concret. On mesure
la portée révolutionnaire d'une telle démarche et, partant, les
tensions qu'elle peut porter, les résistances plus ou moins
conscientes qu'elle peut susciter.
De même, l'opposition entre nature et culture se résoudra dans une
forme d'écologie – et ne se résoudra valablement que – dans une
forme d'écologie qui intègre la nature dans la culture
économique, comme facteur primordial de l'économique, comme
condition voire comme modalité de l'économique, ce qui implique de
penser les solutions de l'économie vulgaire comme des parties
essentielles du problème. Cette opposition peut jouer comme force
dialectique soit sous la pression de la disparition des ressources
naturelles, de la question écologique, soit sous la pression des
sujets politiques qui voient leurs ressources se tarir. Là aussi, la
force de cette tension correspond à la violence de la réaction aux
changements qu'elle ouvre.
La matière et l'idée peuvent se réconcilier – et notre ambition
dans ce présent ouvrage est d'y participer – par une fondation de
science de point de vue, par l'intégration de la subjectivité, du
rapport au sacré, à la foi, à la physique du sujet scientifique au
cœur de la démarche scientifique. Cette intégration existe mais
elle est niée et c'est à partir de cette négation que la tension
entre ces polarités matérielle et idéelle peut faire bouger les
lignes – le sacré dans la matière et les rapports matériels dans
le sacré. Et, pour ce qui concerne spécifiquement l'économie, il
s'agit de remettre les lois économiques à leur place : ce sont
des perceptions de sujets agissant forgées par les rapports
matériels de violence sociale dans lesquels le sujet scientifique
est pris. Il ne s'agit pas d'invalider toute science économique mais
d'en intégrer le point de vue en tant que point de vue, d'en
admettre le côté subjectif et d'en étudier les relations avec les
rapports de production, avec la violence sociale et avec le rôle de
l'économiste dans le système-économie. On peut, par exemple,
évoquer l'économie non comme un ensemble de lois naturelles mais
plutôt comme un processus dans lequel l'économiste est partie
prenante, comme un processus dans lequel la volonté humaine,
individuelle ou collective, peut incarner sa puissance, comme un
devenir source de conflit d'intérêt, de luttes de pouvoir, de
puissance individuelle et collective.
En ce sens, le devenir des thuriféraires de l'ordre de la violence
sociale, de ceux qui la naturalisent, c'est-à-dire la mettent hors
du champ de décision et d'action humain, hors du champ politique,
dans un champ divin indiscutable, « scientifique », doit
être appréhendé à la lumière de leurs liens avec la violence
sociale. Dans les luttes autour de cette violence sociale, on
n'oubliera pas que ces points de vue « neutres »,
« d'experts objectifs » sont engagés du côté du
maintien de la violence sociale en l'état, du côté de sa
naturalisation, de sa déification. Comme tous ceux qui mêlent l'or
et le divin, ils doivent s'attendre à une colère d'autant plus
grande qu'ils auront divinisé leur régime de violence sociale :
qu'il craigne le nom de Dieu celui qui s'en sert pour asseoir son
pouvoir, le jour où le joug ploie, ce n'est pas un trône qui sera
brisé, c'est une figure religieuse qui sera brûlée. Quand des rois
sont démis parce que leur pouvoir est excessif, ils sont mis en
prison ou doivent s'accommoder d'un parlement aux pouvoirs étendus.
Quand les rois démis sont des émissaires, des incarnations de Dieu,
ils ne laissent guère le choix, le jour où la forme de violence
sociale qu'ils représentent s'effondre sous le poids de ses
contradictions, pour leurs opposants de les tuer. On peut démettre
un roi humain, on est obligé de tuer, en tout cas au niveau
symbolique, un roi divin. On peut s'accommoder de rois humains sans
pouvoir, on est obligé de destituer les rois divins. Les
chrématisticiens, en naturalisant la forme de violence sociale
capitaliste, mettent la tension entre la matière et l'idée sur ce
plan : comme ils prétendent parler au nom de la nature, il
faudra en exclure absolument le point de vue de la violence
sociale à venir.
Proposition
182
En
divinisant l'économie-système, les économistes vulgaires
poussent au déicide.
|
Les tensions entre l'objet et le sujet peuvent se résoudre dans
l'inter-subjectivation, dans la déchéance de l'objectal comme
non-monde. L'attachement aux choses aussi bien que l'individuation de
l'homo faber dans l'acte créatif, dans l'acte productif
dessinent un après-objet possible. Les relations entre êtres
humains sont définies en permanence par les besoins réciproques,
par la tension entre l'affectif, le besoin de l'autre et la pression
à l'objectivation d'autrui par les rapports matériels.
L'objectivation de l'autre doit être maintenue par des processus
actifs : sans télévision, sans aiguillon de la nécessité,
sans dispositifs de toute sorte, l'intersubjectif s'impose
rapidement ; les rapports humains quittent l'objectal ; les
sujets individuels et collectifs adviennent. En fait, l'histoire de
ces deux cent cinquante dernières années peut se résumer à
l'étude des dispositifs, des machines qui ont empêché et empêchent
l'avènement de l'inévitable, l'avènement de l'inter-subjectif19.
Un de ces dispositifs, c'est l'articulation entre le travail abstrait
– la reconnaissance de la contribution d'un travailleur à la
création de valeur économique – et le travail concret. Nous
l'avons dit, la tension entre les hommes et les femmes appelle à une
redéfinition de cette articulation. Plus spécifiquement, nous avons
vu que le travail abstrait, né exclusivement des salaires et
parasité par les rentes, pouvait être organisé selon plusieurs
modalités. On peut vendre une force de travail, l'emploi s'assimile
alors à de l'esclavage et cela pousse la contradiction entre le
travail abstrait et le travail concret à son paroxysme puisque la
pièce, la rentabilité horaire, la quantité de travail concret
fondent le travail abstrait qui s'en trouve d'autant plus
naturalisé ; on peut salarier un poste de travail et
l'attribuer à un employé – ce qui est une relation déjà moins
« naturalisée » avec la valeur abstraite – et, enfin,
dans ce que Friot appelle une pratique salariale de la valeur, on
peut salarier une qualification personnelle, ce qui détache
totalement le travail concret du travail abstrait et permet d'assumer
la nature humaine, contingente de la violence sociale et de lui nier
tout aspect de « nature », tout caractère divin. De
nouveau, l'articulation de la violence sociale comme naturalisation
de son essence est le fruit d'un processus qui empêche l'avènement
d'une valeur humanisée, d'une valeur salariale liée à la
qualification.
Nous avons repéré une dernière tension entre des contraires, une
dernière tension génératrice de dynamique dialectique,
l'opposition entre la singularité et l'identité. Le singulier
surgit lors de chaque panne, lors de chaque événement. Le fait
qu'il ne surgisse pas au quotidien et qu'il se réfugie dans son
sinistre ersatz de l'identité est le fruit d'un effort constant, de
l'activité permanente d'une machine sociale, d'une ingénierie des
affects, de la gestion. Le refoulement est attesté dans tous
les malgré-tout, dans tous les conflits improbables, dans les
disputes ou dans les affinités arbitraires, il se révèle dans la
rencontre. Il en faut des barrières de sécurité, des villas, des
comptes en banque, des policiers, des alarmes, des dispositifs de
sécurité de toute sorte pour éviter qu'elle n'advienne – et
encore, dans l'intimité, au détour d'une soirée arrosée, d'une
soirée fatiguée, d'une panne d'électricité, l'improbable absence
à soi disparaît dans un moment chaleureux, dans un moment énervé,
dans un moment de rage même. Et l'humain devient, malgré tout.
C’est en cela que le capitalisme existentiel demeure une utopie,
une idée sans lieu.
Toutes les tensions que nous avons évoquées constituent des points
de fragilité évidente du capitalisme, de la forme de violence
sociale sans qualité qu'il organise. La ligne de fracture – ligne
qui traverse aussi bien les individus dans leur ambivalence, dans
leurs atermoiements, que les classes dans leur ubiquité sociale –
passe entre ce que le surgissement réjouit, nourrit et ce qui le
craint. La peur – les médias de masse, les alarmes, les
dispositifs sécuritaires – devient alors le dernier refuge, le
dernier barrage qui empêche l'avènement de la singularité,
l'avènement de ce qui est là, de ce qui est toujours là.
Proposition
183
L'empêchement
de l'avènement de sujets individuels et collectifs est dû à un
ensemble de dispositifs permanents.
Proposition
184
À
l'occasion de la mise hors service des dispositifs permanents, le
sujet individuel et collectif advient et devient.
|
Paradoxes de l'usine au mall
Pour établir les fondements d'une science économique, nous avons
étudié les contradictions (A et
) du système de violence sociale organisé par le capital. Nous
avons vu que les contradictions étaient potentiellement porteuses de
la négativité nécessaire aux processus d'évolution dialectique
(même si lesdits processus dialectiques ne signifient nullement la
fin de l'histoire mais l'avènement de nouvelles contradictions).
Les contradictions ne sont pas les seules sources de tension
sociale : les subparadoxes bloquent également la logique
contradictoire et empêchent et la dialectique et les paradoxes
susceptibles de provoquer l'effondrement du système (A →
).
Les paradoxes ne portent pas de ferments de nouvelles contradictions,
ils ne portent pas les germes d'un monde nouveau – contrairement
aux contradictions. Les paradoxes ne portent que la fin à venir d'un
ordre, ils ne signifient (s'il on les prend comme signifiants) rien
quant à l'avènement d'un ordre nouveau ou quant à son
organisation.
Les paradoxes et les contradictions sont deux forces de négativité
mais les contradictions seules accouchent d'un monde nouveau alors
que les paradoxes annoncent la simple disparition. La disparition de
l'ordre capitaliste n'est pas un problème en soi en termes
économiques mais cette disparition provoque des dégâts extrêmes
sur les champs extérieurs au capital que l'accumulation a dû
conquérir. Par ailleurs, une période de vide politique ouvre la
porte aussi à
l’émergence du pire20.
La science économique devrait étudier les
contradictions comme sources de nouvel ordre, de nouvelle
organisation de la violence sociale et les paradoxes comme causes,
comme vecteurs de disparition d’un ordre ancien, de cette forme de
violence sociale.
Au niveau individuel, le management moderne intime l'ordre aux
producteurs de faire les choses convenablement, d'effectuer un
travail concret irréprochable : il faut que les clients soient
enchantés, qu'ils reviennent, il faut que la qualité des biens et
des services vendus rendent l'entreprise incontournable.
Simultanément, la concurrence et la nécessité de réaliser de la
plus-value pousse également à produire plus vite en achetant des
matières premières de moindre qualité. Dans un cas, il s'agit de
vaincre la concurrence sur la qualité, dans l'autre, il s'agit de la
terrasser sur les prix. Une même concurrence entraîne donc
mécaniquement des effets absolument contraires, incompatibles. On ne
peut produire (plus) rapidement (que la concurrence) et faire le
travail (aussi) correctement (que la concurrence). Ce paradoxe se
retrouve dans le management. Cette pseudo-science individualise le
paradoxe économique. L'agent individuel doit
supporter
seul, dans sa chair et dans son âme, le paradoxe de faire de
l'argent et de bien faire. Les techniques pour mettre la pression sur
l'individu sont innombrables – nous en avons évoqué quelques
unes. Il s'agit de fidéliser les membres de l'équipe à leur groupe
(team building),
d'évaluer les agents selon des procédures complexes,
d'individualiser les rémunérations et de les lier à la
performance, de précariser les statuts pour pouvoir augmenter la
pression sur les travailleurs ou d'utiliser la haine, l'humiliation,
la dépréciation collective, le harcèlement. Les paradoxes
matériels, économiques quittent alors les terrains de lutte sociaux
et migrent dans le psychique ; la lutte de classe se fait
névrose, dépression, burn-out et surmenage.
Note 46. Les pathologies en emploi (Dejours)
Résumé21
et extraits
Le
monde du travail connaît de nouvelles formes de domination.
1,
L'évaluation individualisée des performances dont
l'auto-contrôle est la forme la plus achevée. L'évaluation
individualisée est couplée à des contrats d'objectifs, ce qui
organise la concurrence de tous contre tous.
Le
résultat final de l’évaluation et des dispositifs connexes est
principalement la déstructuration en profondeur de la confiance, du
vivre-ensemble et de la solidarité. Et, au-delà, c’est l’abrasion
des ressources défensives contre les effets pathogènes de la
souffrance et des contraintes de travail. L’isolation et la
méfiance s’installent et ouvrent la voie à ce qu’on appelle les
pathologies de la solitude, qui me semblent être un des
dénominateurs communs des nouvelles pathologies dans le monde du
travail.
2,
La qualité totale
Il
y a un décalage entre les prescriptions et le travail effectif. De
ce fait, les pathologies mentales se développent au travail. Comme
il n'existe pas de production parfaite, les producteurs font la
course aux infractions, aux tricheries, aux fraudes. Cette manière
de faire met les travailleurs en porte-à-faux par rapport à leur
éthique.
En
imposant la qualité totale, qui est en fait une chimère, on génère
inévitablement une course aux infractions, aux tricheries, voire aux
fraudes. Car il faut bien satisfaire aux contrôles et aux audits
pour obtenir une certification ISO 9 000 ou 13 000, etc. Annoncer la
qualité totale, non pas comme un objectif, mais comme une
contrainte, génère toute une série d’effets pervers qui vont
avoir des incidences désastreuses. Ces fraudes inévitables générées
par la qualité totale ont, en effet, un coût psychique énorme, non
seulement en termes d’augmentation de la charge de travail – tout
le monde peut en témoigner –, mais aussi en termes de problèmes
psychologiques. La contrainte à mentir, à frauder, à tricher avec
les contrôles met beaucoup d’agents en porte-à-faux avec leur
métier, avec leur éthique professionnelle et avec leur éthique
personnelle.
Il
en résulte une souffrance psychique qui est en cause dans les
syndromes de désorientation, de confusion, de perte de confiance en
soi et de perte de confiance dans les autres, dans les crises
d’identité et dans les dépressions pouvant aller jusqu’au
suicide, notamment lorsqu’un agent se voit entraîné malgré lui à
participer à des pratiques que, moralement, il réprouve.
3,
Le coaching
L'évaluation
individualisée et l'aide individualisée cassent les solidarités.
Il s'agit d'entretenir le moral, le zèle du cadre. Au mieux, l'aide
individualisée atténue les effets délétères de l'évaluation, au
pire elle en fait intérioriser les principes.
4.
La gestion du stress
L’autre
méthode largement utilisée est la « gestion du stress ». Elle
vise aussi à corriger les effets pervers de l’organisation du
travail qui poussent tendanciellement vers la surcharge de travail,
le surmenage, l’épuisement et leur cortège de dégradations de
l’activité, d’irritabilité dans les relations avec les
collègues et de risque de décompensations psychopathologiques (cf.
les pathologies de surcharge).
(…)
Les
nouvelles formes de pathologie mentale au travail montrent que,
aujourd’hui, c’est bien plutôt la désolation qui progresse.
Parce que les hommes se sont engagés depuis quelques années dans le
consentement zélé à développer des formes d’organisation du
travail qui détruisent le monde, c’est-à-dire l’espace de la
solidarité et du politique, la société d’aujourd’hui
entretient un rapport ambigu avec l’aliénation.
Dejours
prend le point de vue de la clinique pour penser le travail. Nous
sommes dans une démarche inverse : nous pensons le travail à
partir des rapports de production et c'est à partir du travail que
nous contextualisons la clinique. Néanmoins, la richesse du
changement de cadre qu'offre le regard clinique, appuie notre point
de vue, le questionne et fait écho, au fond, à la souffrance très
personnelle à l'origine de ce livre.
Note
47. L’évergétisme ou la neutralisation de la conflictualité
(Giraud)
Cette
note se compose d'extraits de cette interview qui explique comment
neutraliser la conflictualité22.
Contexte
de l'entretien avec un DRH
Comment
se débarrasser de syndicalistes trop combatifs? C’est tout le
travail des professionnels des ressources humaines. Petite leçon de
stratégie de domestication syndicale par un DRH.
Cet
entretien a été réalisé en avril 2006, avec l’ancien DRH d’une
entreprise de papeterie du nord de la France, employant 900 salariés.
Au moment de l’entretien, l’entreprise est en cours de
restructuration, impliquant la suppression de 500 emplois. Ce DRH est
parti à la retraite peu de temps avant, après avoir rempli cette
fonction dans l’entreprise depuis 1990. Diplômé de Sciences-po
Paris et titulaire d’un DESS en droit social, il avait occupé
auparavant le même type de poste dans plusieurs autres grandes
entreprises industrielles françaises, au gré d’une carrière
professionnelle « dominée par les restructurations ».
Un
fond combatif
(...)
c’est
qu’il y a un vieux fond d’extrémisme quand même. Il paraît que
là, dans les circonstances présentes, il y a toujours une centaine
de personnes qui sont prêtes, je veux dire à mettre le feu, qui
sont prêtes à… abîmer l’outil de travail, etc. Ça c’est un
vieux fond de radicalisme qu’on est quand même arrivé à
civiliser ou à enrayer, même s’il réapparaît un peu le jour où
il y a une crise.
Et
précisément, comment étiez-vous alors arrivé à civiliser un peu
ces modes de relations entre euh… ?
Ben
d’abord en les isolant, en les diminuant…
Vous
parlez de syndicalistes ou de salariés ?
Je
parle des syndicalistes qui étaient de cet ordre-là. Maintenant, il
n’y en a plus. Mais avant, il y en avait. […]
La CGT était le syndicat dominant, de tradition. Mais c’est un
syndicat qui n’a pas cessé de perdre, de la vitesse, de
l’audience, pour l’excellente raison que ses syndicalistes
étaient des gens, j’allais dire mûrs, des gens de confiance, des
gens… donc au niveau de l’usine, promouvables… promotables, je
sais plus comment… comment on dit, promouvables. Et que l’on a
fait passer souvent dans le deuxième collège, en tant qu’agents
de maîtrise, qu’on avait par ailleurs du mal à recruter à
l’extérieur de l’entreprise de recrutement. Donc, on avait
besoin de ces gens avec du savoir-faire. Et donc ce syndicat CGT,
maintenant, il est tombé euh, en avant-dernière position en termes
d’audience. Il doit représenter, je sais pas, euh… 15 %, quelque
chose comme ça.
Mais
on est arrivé à normaliser nos relations à partir du moment où un
des syndicalistes est parti. C’était un syndicaliste qui était,
j’allais dire un cas psychologique, et qu’on avait, à l’occasion
de propos euh… anormaux, tenté de licencier là aussi. Mais ça
n’a pas marché, l’inspecteur du travail ne nous a pas suivis,
etc. c’est pour ça qu’on a enterré l’affaire. Mais on a
réussi à négocier son départ beaucoup plus tard. Il a eu un
projet personnel, il nous en a parlé et on a négocié son départ.
Faut dire qu’il avait perdu, déjà, de l’audience auprès d’un
certain nombre de ses collègues extrémistes parce qu’il avait
négocié… il avait fini par signer un accord sur
l’individualisation des rémunérations, et ça, ces collègues
extrémistes ne le lui avaient jamais pardonné.
C’est-à-dire ?
Ben,
on arrive… on arrive à normaliser dans la mesure où… je vous
indiquais qu’il y avait des grèves euh… à tort et à travers…
auparavant, des menaces de grèves, je peux vous dire que… quand
j’ai quitté C., il n’y avait plus eu de grève depuis l’année
2000… 2001, donc depuis cinq ans. Donc ça veut dire qu’on a dû
arriver, quelque part, à normaliser. Et, ces syndicats n’étaient
peut-être pas nécessairement d’accord avec cette évolution, mais
on peut supposer que le rapport des forces n’était pas suffisant
pour qu’ils aillent trop loin. Eh ouais, bon, honnêtement, je
pense aussi que la professionnalisation du management, je crois que
ça a aussi profondément fait évoluer les gens.
(...)
[O]n
a demandé aux ingénieurs et à l’encadrement opérationnel d’être
aussi des managers de leurs salariés. Et on les a accompagnés pour
cela, pour changer les modes de relations. On les a incités par
exemple à faire des réunions, à avoir des rencontres régulières
avec les salariés. […]
Ça permet, quand on a des problèmes, de les avoir maintenant en
amont, donc d’avoir quand même un dialogue avec la personne, avant
qu’éventuellement ce dialogue soit avec les représentants
syndicaux. L’important pour nous c’est que l’encadrement
discute avec les opérateurs pour désamorcer les problèmes qui
peuvent l’être. Sinon, on se retrouve avec la guéguerre
habituelle : quand le salarié a un problème, il vient en parler à
son chef ou à nous, mais aussi à l’organisation syndicale. Et
effectivement, l’organisation souhaite se valoriser en portant tout
de suite le problème auprès de nous, dans les instances. C’est
normal, c’est son jeu. Et tout de suite, ça risque d’envenimer
la situation, etc. C’est pour ça que notre objectif, c’était
que le salarié puisse discuter de ses problèmes mais avec la
hiérarchie directe.
Le consommateur est aussi confronté à paradoxe : il doit se
distinguer sans
se singulariser ;
il doit être lui-même
tout
en se conformant à l'ordre social.
Ce sont des paradoxes économiques qui sont également délocalisés
dans la sphère individuelle. Ils tuent le travail concret et
étendent l'isolement, le contrôle et la duplicité. Dans le même
ordre d'idée, l'accumulation capitalistique accapare et détruit des
ressources communes non capitalistes. Comme l'accumulation prolifère
aux dépends
de
mondes non capitalistes, en les pillant, elle
sape
les bases de sa propre pérennité. De la même façon que
le
paradoxe de la productivité est
déplacé
sur l'individu, sur le producteur et le faisait disparaître
psychiquement – privant l'économie productive de la force de
travail d'un travailleur – le paradoxe écologique entraîne la
destruction de la biosphère humaine. Ces paradoxes – parce qu'ils
sont délocalisés – détruisent des extérieurs, qu'ils soient
psychiques ou
naturels – au lieu de se détruire eux-mêmes. Ces paradoxes – la
productivité managériale et la destruction écologique – ne
pourront faire effondrer le capitalisme que quand ils auront tué
l'extérieur sur lequel ils sont délocalisés. En d'autres
termes,
le capitalisme cessera d'exister quand la planète sera devenue
inhabitable et que la raison et les capacités économiques humaines
auront été réduites à rien. Le capitalisme disparaît si les
êtres humains disparaissent dirait monsieur de Lapalisse. Derrière
cette tautologie, se cache un enjeu métaphysique et
phylogénétique
majeur. Ces paradoxes ne constituent en rien des sources de
conflictualité politique puisque, si nous sommes tous morts, tous
fous, dans une planète morte, la question du système économique
n'a plus d'intérêt : l'économie, c'est pour les vivants.
Le paradoxe entre la singularité et l'identité, entre
l'individuation et l'individualisation peut également se résoudre
d'une autre façon. Le hobby, les loisirs plus ou moins spécialisés,
plus ou moins techniques peuvent pallier l'absence de singularité,
l'excessive identité d'un identité sans monde dans lequel
interagir. De la même façon qu'on parle de sexualité déviante
quand l'objet sexuel est choisi faute de pouvoir avoir accès à
l'objet voulu,
la déviance existentielle remplit les béances par du bruit, du
bavardage, de la spécialisation plus ou moins technique, de
l'intelligence sans sens, de la connaissance sans but, de la
réflexion sans objet. Les loisirs plus ou moins conséquents qui
ne portent pas à conséquence,
la spécialisation professionnelle, la maîtrise des techniques
sportives, des feuilletons ou des codes culturels cotés incarnent
l'esthétisation de l'ennui, l'occupation de la béance. Ils
absorbent et cicatrisent les paradoxes existentiels en autant de
spectacles impressionnants sans fond, en paroles sans sens, en
rencontre sans échange. Les sports professionnels de masse ou la
politique-spectacle n'ont pas d'autres fonctions que d'agréger ces
paradoxes individuels en simulacres
de
passion. De la même manière que l'on peut dire que le fascisme
signe la fin de l'autorité naturelle, évidente de l'État
par sa violence outrancière, le spectacle de l'engagement signe la
fin de l'engagement, le spectacle de l'art signe la fin de l'art et
les bavardages, les buzz, les bourdonnements, les piaillements, les
commentaires sans fin, le bruit attestent la mort du social, du
politique, du langage, du son et du sens. On continue à parler mais
sans acte illocutoire – c'est une parole absurde, dite sans but,
pour rien, une conceptualisation creuse et bruyante du vide, du rien.
Subparadoxes
En termes économiques, l'étude des paradoxes permet de comprendre
les perspectives d'effondrement des voies sans issues alors que
l'étude des contradictions explore les tensions qui ouvrent au
dynamisme. Les paradoxes ne mènent nulle part, les contradictions
font avancer (dans la violence, éventuellement) vers d'autres
contradictions. Quant aux subparadoxes, ils bloquent tout processus
évolutif parce qu'ils empêchent la négativité et la dialectique.
Contradictions
|
Paradoxe
|
Subparadoxe
|
Dans
la violence sociale capitaliste, les femmes (A) s'opposent aux
hommes (non A)→ le rapport entre le travail abstrait et concret
est redéfini (B)
Exemple :
Dans
la vision marxiste, les prolétaires et les bourgeois sont en
rapports de contradiction, de tension. Les tensions mènent à une
synthèse nouvelle, la société socialiste.
|
Le
capitalisme épuise les ressources dont il se nourrit. Le
capitalisme disparaît (et les ressources avec lui).
Exemple :
En situation de crise économique, si quelqu'un lance une
entreprise, il est ruiné. Les éventuelles entreprise créées
sont donc condamnées à disparaître dans ce contexte.
|
La
négation du capitalisme (le soviétisme, l'écologie politique ou
l'étatisme) est récupérée par le capitalisme et le renforce.
Exemple :
Dans l'Empire Romain, les tensions sociales sont apaisées par
l'évergétisme, par la distribution de pain à la plèbe. Grâce
au recours à cette soupape, la situation demeure en l'état.
|
Une science économique efficace étudiera les subparadoxes comme
forces de blocage, les paradoxes comme sources d'effondrement dans le
champ économique ou en dehors et les contradictions comme vecteurs
de possibles, de dynamismes.
Nous avons vu que le capitalisme était traversé de contradictions
pleines de promesse quant au devenir, quant à l'évolution de la
violence sociale. Nous avons également évoqué quelques paradoxes
qui étaient déplacés dans d'autres champs et menaçaient de les
faire disparaître.
Il nous reste à évoquer les subparadoxes
capitalistes
pour achever notre approche des dynamismes économiques actuels, des
dynamismes capitalistes. L'économie, qu'elle soit descriptive ou
prospective se doit d'étudier le devenir de la production, ses
mécanismes propres.
L'État
Historiquement, le capitalisme s'est construit, nous l'avons vu,
comme propriété privée, lucrative des moyens de production. Cette
propriété s'est à la fois reposée sur l'État qui en a légitimé
et permis la pratique et opposée à cet appendice peu libéral. La
liberté de commerce fantasmée par les propriétaires lucratifs
implique un minimum de contraintes – frontières, polices, taxes,
impôts, droits de toutes sortes, etc. - mais, sans l'État, la
violence de la propriété lucrative des moyens de production n'a
plus de garant, de protecteurs. C'est parce qu'il y a une police, une
armée, c'est parce que les justiciables sont susceptibles de payer
leurs délits que les ouvriers ne s'emparent pas des fruits de leur
labeur, qu'ils n'occupent pas leurs usines, qu'ils ne chassent pas à
grands coups de bâtons leurs actionnaires et leurs contre-maîtres
indélicats. Sans huissier, nous n'aurions pas de raison de payer de
loyer ; sans police, nous n'aurions pas de problème à nous
servir dans les magasins, à travailler quand et comme cela nous
plaît. C'est le monopole de la légitimité de la violence de l'État
qui assied la violence du capital en dernier ressort, au-delà des
discours moralistes lénifiants même si la légitimité de l’État
repose toujours, en dernière instance, sur une adhésion personnelle
importante.
En même temps, l'État est bel et bien une réalité opposée au
capital. L'État, ce sont des lois, des principes, des règlements,
des entraves à la liberté de commerce. L'État, c'est aussi une
fonction publique, des travailleurs extraits du chantage terrible de
l'emploi et du chômage. L'État, c'est aussi une puissance
collective – des infirmières, des enseignants, des pompiers ou des
employés administratifs. L'État, c'est aussi, par un accident de
l'histoire pourrait-on dire, ces niches professionnelles qui mettent
le travail concret à l'abri des nuisances de la convention
capitaliste du travail.
L'État
est un opposé au capital – il lui a préexisté – que la
violence sociale du capital a récupéré, recyclé, annexé. Cette
annexion de la négation l'a niée : l'État est devenu le
suppôt du capital, l'État, négation originaire du capital,
entraîne sa propre négation sous la forme … du capital. La chose
n'était pas évidente a priori :
les despotes éclairés entendaient régir les affaires privées au
mieux des affaires publiques ; la République s'affichait comme
universelle, comme garante des droits de tous – y compris de
l'égalité notoirement incompatible avec la propriété lucrative ;
le We, the People de
la déclaration d'indépendance américaine organisait
une société dans laquelle le droit au bonheur était reconnu à
tous – c'est-à-dire que l'accaparement des ressources communes, la
propriété lucrative des moyens de production et l'aiguillon de la
nécessité devenaient anticonstitutionnels. Pourtant l'Allemagne, la
France ou les États-Unis sont devenus des machines au service de ce
qui leur était ennemi, la propriété privée lucrative des moyens
de production. Le gouvernement allemand
sacrifie
les intérêts de sa population à ceux des financiers – que l'on
songe à la récente déflation compétitive antisalariale
personnifiée par les sinistres mesures
Hartz
IV – la France prive du droit à la sécurité matérielle, à
l'accès aux ressources communes les citoyens les plus pauvres qui se
retrouvent à devoir payer des gabelles à des propriétaires vénaux
pour pouvoir manger, s'abriter ou voyager et les États-Unis sont
devenus une gigantesque usine à amplifier et reproduire
les
inégalités sociales à travers les générations, la liberté
d'entreprendre y est devenue factice, la sécurité et le droit de
valoriser les terres sont soumis aux céréaliers et aux
entreprises
d'extraction
du gaz de schiste, etc. Nous l'avons dit : sans police et sans
armée, le capitalisme ne peut fonctionner. C'est dire que, l'État
qui était une force politique désirant opposée au capital lui
était déjà indispensable mais, de surcroît, cette force opposée
par la notion d'intérêt commun, d'impôt, de redistribution ou de
législation économique et sociale, ou de niche du travail concret,
disparaît en tant que contre-poids et se renforce en tant
qu'adjuvant au capital. L'État qui était opposé au capital en
devient condition et modalité, il promeut et développe ce qui était
son opposé, le capital.
Proposition
186
L'État
a priori opposé au capital en devient une négation
paradoxale, elle devient une force de maintien et d'affirmation du
capital.
Proposition
187
Le
marché a priori opposé
au capital en dévient une négation paradoxale, il
devient
une force de maintien et d'affirmation du capital.
|
Le marché
De même, le marché lui-même n'est pas par essence capitaliste.
Nous avons vu que le marché était l'ensemble des marchandises, des
biens et des services, à prix. Le capitalisme institutionnalise –
pour suivre la définition qu'en donne B. Friot – la propriété
lucrative, le crédit à intérêt, le marché de l'emploi et le
temps humain comme fondement de la valeur économique. Mais, au
départ, le marché ne fonctionne pas du tout comme cela. Il s'agit
d'un moyen d'échange de marchandises excédentaires d'un côté ou
trop rares de l'autre. Ce moyen d'échange n'implique pas la
propriété lucrative, le marché de l'emploi ou le prêt à intérêt.
C'est sur ce malentendu que prospèrent ceux qui usurpent le nom de
libéraux : Smith parlait d'échange et non d'accaparement. Son
système d'échanges profitables à tous ne pouvait fonctionner qu'à
condition que les travailleurs fussent libres de travailler et les
acheteurs fussent libres d'acheter. Or, ce à quoi pousse les
institutions capitalistes, c'est à un travail contraint (par
l'aiguillon de la nécessité et la violence de la concurrence de
tous contre tous) et à une consommation contrainte (par la pression
sociale et la manipulation des désirs). En absorbant le marché, le
capital a pris ce qui lui était extérieur et opposé. Il l'a
transformé en machine à produire du capitalisme par le biais de la
concurrence. La concurrence dans un marché de travailleurs libres où
les ressources communes sont abondantes et disponibles ne signifie
pas du tout la même chose que la concurrence dans le cadre où les
ressources communes sont accaparées, les travailleurs contraints.
Dans le premier cas, on peut imaginer (en admettant l'existence de
l'homo œconomicus23)
que cette concurrence soit une émulation, dans le second cas, cette
concurrence est un vecteur de violence sociale, de barbarie.
C'est dire que le marché comme l'État sont les subcontraires du
capital. Aussi incroyable que cela paraisse, ils renforcent le
capital mais lui sont intrinsèquement opposés. La notion de
« marché » doit être découplée de ce qu'en fait le
secteur financier. La bourse à actions se construit sur l'ensemble
des mouvements capitalistes spéculatifs de propriétaires lucratifs
alors que le « marché » nous évoque plutôt – et
évoquait à Smith – l'idée de souk, d'ensemble de producteurs
avec leurs marchandises venus les échanger, les vendre ou les
acheter. Le marché et l'État ne sont pas des machines capitalistes
en soi. C'est l'accaparement, l'extension du capital à des sphères
extérieures (via l'accumulation ε)
qui en fait des instruments. Ces institutions opposées au
capitalisme au départ peuvent lui redevenir étrangères à
condition que
les conditions de l'extension du capital – accumulation via la
propriété lucrative – aient été elles aussi abolies.
Note
48. Les économistes vulgaires
1.
Adam Smith
Adam
Smith a souvent été repris, cité et maltraité par les économistes
vulgaires postérieurs. Il nous faut préciser quelque peu certains
aspects à contre-courant de cette pensée en dehors de laquelle nous
nous inscrivons pour que nos lecteurs se retrouvent dans le tas
d'âneries qui ont été dites à son sujet.
Extraits
de la Recherche sur la nature et sur les causes de la
richesse des nations.
Première
partie
1.
Le travail est la source de la valeur économique. Ce n'est pas le
capital ou la propriété lucrative qui créent les richesses.
Ce n'est point avec de l'or ou de l'argent, c'est avec du travail, que toutes les richesses du monde ont été achetées originairement; et leur valeur pour ceux qui les possèdent et qui cherchent à les échanger contre de nouvelles productions, est précisément égale à la quantité de travail qu'elles les mettent en état d'acheter ou de commander. (Chapitre V)
(...)
2.
Le travail égal en temps doit être égal en rémunération.
Des quantités égales de travail doivent être, dans tous les temps et dans tous les lieux, d'une valeur égale pour le travailleur. Dans son état habituel de santé, de force et d'activité, et d'après le degré ordinaire d'habileté ou de dextérité qu'il peut avoir, il faut toujours qu'il sacrifie la même portion de son repos, de sa liberté, de son bonheur. Quelle que soit la quantité de denrées qu'il reçoive en récompense de son travail, le prix qu'il paye est toujours le même. Ce prix, à la vérité, peut acheter tantôt une plus grande, tantôt une moindre quantité de ces denrées ; mais c'est la valeur de celle-ci qui varie, et non celle du travail qui les achète. En tous temps et en tous lieux, ce qui est difficile à obtenir ou ce qui coûte beaucoup de travail à acquérir est cher, ce qu'on peut se procurer aisément ou avec peu de travail est à bon marché.
(...)
3.
L'inégalité est anti-économique (exemple de la Chine au XVIIIe).
Dans un pays d'ailleurs où, quoique les riches et les possesseurs de gros capitaux jouissent d'une assez grande sûreté, il n'y en existe presque aucune pour les pauvres et pour les possesseurs de petits capitaux, où ces derniers sont au contraire exposés en tout temps au pillage et aux vexations des mandarins inférieurs, il est impossible que la quantité du capital engagée dans les différentes branches d'industrie, soit jamais égale à ce que pourraient comporter la nature et l'étendue de ces affaires. (Chapitre IX)
(...)
Les
taux d'intérêt trop élevés créent la banqueroute
Un vice dans la loi peut quelquefois faire monter le taux de l'intérêt fort au-dessus de ce que comporterait la condition du pays, quant à sa richesse ou à sa pauvreté. Lorsque la loi ne protège pas l'exécution des contrats, elle met alors tous les emprunteurs dans une condition équivalente à celle de banqueroutiers ou d'individus sans crédit, dans les pays mieux administrés. Le prêteur, dans l'incertitude où, il est de recouvrer son argent, exige cet intérêt énorme qu'on exige ordinairement des banqueroutiers (Chapitre IX).
(...)
Les
salaires créent la valeur ajoutée (déjà!) comme les profits. Les
profits ont des conséquences fâcheuses.
La hausse des salaires opère sur le prix d'une marchandise, comme l'intérêt simple dans l'accumulation d'une dette. La hausse des profits opère comme l'intérêt composé. Nos marchands et nos maîtres manufacturiers se plaignent beaucoup des mauvais effets des hauts salaires, en ce que l'élévation des salaires renchérit leurs marchandises, et par là en diminue le débit, tant à l'intérieur qu'à l'étranger : ils ne parlent pas des mauvais effets des hauts profits ; ils gardent le silence sur les conséquences fâcheuses de leurs propres gains ; ils ne se plaignent que de celles du gain des autres. Chapitre IX
Troisième
partie
L'économie
doit être pensée en fonction de la politique de l'offre.
La consommation est l'unique but, l'unique terme de toute production, et on ne devrait jamais s'occuper de l'intérêt du producteur, qu'autant seulement qu'il le faut pour favoriser l'intérêt du consommateur. - Cette maxime est si évidente par elle- même, qu'il y aurait de l'absurdité à vouloir la démontrer. Mais, dans le système que je combats, l'intérêt du consommateur est a peu près constamment sacrifié à celui du producteur, et ce système semble envisager la production et non la consommation, comme le seul but, comme le dernier terme de toute industrie et de tout commerce. Chapitre VIII
Quatrième
partie
La
main invisible est protectionniste (je souligne)
Mais le revenu annuel de toute société est toujours précisément égal à la valeur échangeable de tout le produit annuel de son industrie, ou plutôt c'est précisément la même chose que cette valeur échangeable. Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu'il peut, premièrement d'employer son capital à faire valoir l'industrie nationale, et deuxièmement de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. À la vérité, son intention, en général, n'est pas en cela de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler. Je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir. Chapitre II. »
2.
David Ricardo
Ce
financier peut être considéré comme le premier économiste à
gage.
Il
attribue l'origine de la valeur au travail comme Marx (et l'inspire
en cela).
Il
est opposé au protectionniste, il est favorable au laisser-faire, au
libre-marché et au non interventionnisme. Les interventions de
l'État (y compris les aides allouées aux pauvres) sont
contre-productives et obèrent l'efficacité du système économique.
Pour
Ricardo, des économies nationales en concurrence vont triompher dans
leurs productions respectives dans lesquelles elles sont les plus
efficaces. Comme l'efficacité impose aux investisseurs nationaux
d'aller dans les domaines les plus rentables, les secteurs
économiques dans lesquels l'économie nationale excelle vont
s'imposer. C'est l'avantage
comparatif.
Le Portugal et l'Angleterre produisent tous les deux du tissu et du vin. Le libre-échange va imposer le tissu en Angleterre et le vin au Portugal. Dans ce modèle théorique, les prix baissent, l'offre se diversifie et la production se spécialise (c'est la politique de l'offre) à l'avantage de tous.
Il
faut noter que, dans le modèle théorique, l'investisseur reste
dans son pays et
le producteur qui s'impose, l'avantage comparatif ne
fait pas jouer la concurrence entre les travailleurs.
Il n'y a donc pas de délocalisation ni de fuite des capitaux (et,
certes, pas d'intervention de l'État).
Ses
théories n'ont jamais été confirmées: toutes les expériences
s'approchant du libre-marché, de la libre-concurrence n'ont jamais
été exemptes d'intervention de l'État - sauf peut-être
l'Angleterre des années 1830-1840 qui effraya tant le jeune Marx. De
toute façon, les disciples de Ricardo favorisent leur modèle
théorique sur toute observation empirique, agissant en cela à la
manière d'une secte ésotérique. Le problème, c'est que ses
disciples occupent l'OMC, la Banque Mondiale, la Commission
Européenne, le FMI, votre gouvernement, etc. et pourrissent
l'ensemble de l'économie planétaire.
Chacun
à sa façon, Polanyi, Marx, Luxemburg ou Keynes ont totalement
invalidé ces théories depuis belle lurette.
En
tout cas toutes les expériences approchant le libre-marché
(Chili de Pinochet, Grande-Bretagne de Thatcher, USA de Reagan, les
plans d'ajustement structurels de l'OMC, les plans d'austérité
européens, etc.), le laisser-faire de l'utopie de Ricardo ont amené
-
une misère généralisée
-
une dégradation du tissu industriel
-
un endettement des pouvoirs publics
-
une dégradation de la qualité de la production économique
-
une disparition de l'autonomie, de la souveraineté économique et
politique
-
une dégradation de la santé publique.
Ces
conséquences s'expliquent facilement: le pays plus pauvre ou moins
développé en concurrence avec le pays plus riche ou plus développé
devient son client exclusif et ne peut exporter quoi que ce soit. Il
est submergé par les marchandises importées des pays plus
développés et son économie à lui ne peut tenir le choc: elle
disparaît.
Comme
le capitalisme crée des crises de surproduction, les pays pauvres
servent de marchés captifs aux pays riches sans pouvoir en retour
rien y exporter ou, pour être plus précis, sans pouvoir rien
exporter de valeur. Les exportations du tiers-monde sont
sous-valorisées et ses importations sont sur-valorisées, ce qui
permet à un système d’exploitation planétaire de se perpétuer.
L'appareil productif des pays pauvres s'effondre. Pour constituer une
puissance industrielle – que ce soit l'Allemagne ou l'Angleterre au
XIXe, les USA au XXe ou la Chine au XXIe – il a toujours
fallu
imposer une période plus ou moins longue de protectionnisme.
Mais
ce qu'on appelle les "néo-libéraux" continuent à prêcher
leur utopie toujours infirmée. On compte (entre autre) parmi eux
Hayek, Friedman, Lamy ou Greenspan.
L'écologie
L'effet rebond rend l'écologie paradoxale – c'est-à-dire, dans la
mesure où l'écologie est la négation du capitalisme, il le rend
subparadoxal. L'effet rebond, c'est le piège de la production
vertueuse : par exemple, en produisant des voitures qui
consomment cinq litres d'essence aux cent kilomètres plutôt que
dix, on en rend l'utilisation beaucoup plus économique. Comme il est
moins coûteux (et moins polluant) d'utiliser la voiture, les gens
l'utilisent davantage. Au final, si l'on divise la consommation au
kilomètre par deux, on multiplie le nombre de kilomètres parcourus
par … trois. L'un dans l'autre, la consommation d'essence aura
augmenté de moitié avec l'invention de moteurs plus économiques en
carburant et plus écologiques.
De manière plus sournoise, un train de vie simple, austère, permet
à toutes autres choses égales par ailleurs d'épargner.
Ce train de vie ménage l'environnement et les ressources naturelles.
La consommation se réduit au minimum, l'empreinte écologique
diminue. Mais l'épargne réalisée par ce train de vie –
éventuellement joyeux, peu importe – payera un splendide séjour
militant aux États-Unis ou un voyage alternatif au Maroc … dans un
avion flambant neuf. L'épargne du militant écologique austère se
retourne contre l'écologie et pour l'économie capitaliste dans un
clin-d’œil narquois : il est difficile, sur le long terme, de
ne pas dépenser l'argent gagné. Le militant écologiste peut aussi
garder son épargne sans la réaliser. Ses ayants-droits se payeront
le voyage aux Seychelles à sa santé et, en attendant, son banquier
pourra investir en utilisant les effets leviers dix fois la somme
épargnée dans des projets cataclysmiques du point de vue
écologique, des projets d'extension liés à … l'accumulation, à
la non réalisation de l'intégralité de la valeur ajoutée.
On
peut aussi pousser le militantisme jusqu'à gagner moins d'argent,
jusqu'à se priver de revenu, d'emploi, de poste. C'est très
honorable et, économiquement et politiquement, cela pourrait
s'assimiler à une grève de chômeur aussi redoutable qu'efficace
contre les capitalistes. Mais le chômage de masse combiné au fait
que cette « grève » s'inscrit dans une démarche
individuelle isolée permet juste à un autre travailleur de prendre
le fameux poste, le salaire et le train de vie qui y sont attachés.
Par contre, si la pratique de cette grève se généralisait, elle
deviendrait une arme politique de première importance aussi bien
dans le rapport de force entre le travail et le capital qu'en termes
de surgissement de réalités, de puissances matérielles d'un autre
type.
De la même façon que nos réflexions appelaient à ne pas jeter les
bébés État ou marché avec l'eau du bain capitaliste, l'écologie
et l'écologie politique offrent des outils générateurs de
considérations essentielles à prendre au sérieux (et il est à
espérer qu'on n'en fera pas l'économie) dans la mesure où elles
s'affranchissent du capital, dans la mesure où les bénéficiaires
des ressources communes, les producteurs humains, en décident
l'affectation au mieux de leurs intérêts à long terme.
De
manière plus cynique, plus visible, le greenwashing,
le capitalisme vert transforme le spectacle, la mise en scène de
l'écologie en chiffre d'affaire, en argument publicitaire, en
logique capitaliste. Dans cette optique, il ne reste rien de
l'écologie puisqu'elle est utilisée de manière paradoxale, ce qui
affirme son opposé capitaliste et nie l'écologie politique.
Proposition
188
L'écologie
et l'écologie politique a priori opposées
au
capital en deviennent des
négations
paradoxales,
elles deviennent
des forces
de
maintien et d'affirmation du capital par l'effet rebond et le
greenwashing.
Proposition 189
L'emploi comme
institution collective s'oppose à la barbarie brute de
l'exploitation capitaliste mais légitime son mode de distribution
de la valeur économique et son asservissement.
|
L'emploi
Au
rayon des contraires paradoxaux du capitalisme qui le renforcent,
l'emploi occupe une place de choix. Au départ, il faut rappeler que
cette institution constituait une réelle avancée par rapport à la
vente brute de force de travail des prolétaires privés de
ressources. L'emploi, ce sont des conventions collectives et c'est
une qualification des postes. Cela demeure une institution
esclavagiste en dépit des avancées qu'elle a permises
par
rapport à la violence sociale subie par les
ouvriers
payés à
la pièce d’antan24.
Les opposants auto-proclamés au capital, les partis à la gauche de
la gauche, les syndicats les plus vindicatifs, réclament des
emplois, c'est-à-dire la soumission des producteurs à l'autorité
des propriétaires lucratifs, au rapport quantifiable au temps ou à
l'usure. Ils réclament auprès des autorités et des employeurs le
droit de vendre leur créativité, de corseter leur volonté, leur
force de travail, leur génie. Ces démarches sont paradoxales – et
participent de la logique subparadoxale du capital. L'emploi est le
vecteur de la domination de l'individu sur le singulier, du comptable
sur la qualité, de la soumission sur l'invention, de la peur sur la
liberté. Se battre pour l'emploi au nom de quelque émancipation que
ce soit est une forfaiture, un paradoxe et, en tant que telle, cette
affirmation psychogène participe à la transformation de
l'idéologique, de l'affect – en l'occurrence, de la justice, de la
pugnacité, de l'idéal ou de l'humanisme – en son exact
contraire : le cynisme sans qualité du capitalisme.
Nous avons vu que la valeur économique était produite par les
salaires et parasitée par la rente. Nous avons vu que la valeur
concrète était produite par le travail concret. Or, si l'on veut
dépasser le capitalisme – et c'est en cela que la démarche
d'émancipation de B. Friot est on ne peut plus pertinente – il
faut dépasser l'emploi qui en organise, en intègre les modalités
et, pour pouvoir dépasser l'emploi, il faut le dissocier et de la
valeur concrète produite par le travail concret et de la valeur
abstraite produite par les salaires. Une fois la valeur abstraite
créée par les salaires sans emploi, une fois la valeur concrète
créée par le seul travail concret hors emploi, l'emploi devient
inutile et à l'une et à l'autre et peut rejoindre le musée des
bizarreries de l'histoire.
Les
politiques menées au nom de l'emploi, l'austérité, la déflation
salariale, la flexibilisation, la dégradation des conditions de
travail et l'augmentation du taux d'exploitation, dégradent la
situation de l'emploi. La logique de l'emploi – chiffre et centre
de la logique du capital puisqu'elle soumet le travail concret aux
propriétaires
lucratifs et leur parasitage du travail abstrait –
est
elle aussi marquée du sceau du subparadoxe.
Nous
avons vu que la valeur économique était créée par les salaires or
les politiques « au nom de l'emploi » compriment les
salaires, ce qui diminue la valeur ajoutée et … la demande. En
anémiant la demande, la logique de l'emploi sape les bases
économiques de la production de valeur et condamne le corps social
au chômage de masse et à l'inactivité. De la même façon,
l'augmentation du taux d'exploitation diminue la part relative des
salaires dans la valeur ajoutée et donne le même effet :
contraction de la demande, diminution de la production et anémie
économique – quand ce n'est pas une crise de surproduction25.
Note (à moitié sérieuse) 49. L'employisme
L'employisme
considère que l’emploi est la solution à l’essentiel des
problèmes socio-économiques. La soumission à cette logique
favorise les intérêts des actionnaires au détriment de ceux des
producteurs : au nom de l’emploi, on va sacrifier les salaires
directs et indirects mais, curieusement, jamais les dividendes.
Nous
avons développé deux points de vue dans notre étude de cette
soumission mystérieuse:
-
On peut la considérer comme une secte
Il
faut savoir que ce point de vue est hégémonique de l'extrême
gauche à l'extrême droite, qu'il règne sans partage sur le
microcosme médiatique et exerce un pouvoir considérable, qu'il
construit la langue de l'emploi. Même si ce pouvoir est omniprésent,
invasif et peu sujet à controverse – encore une fois même par les
militants politiques les plus engagés, les plus sincères – il
limite notre cadre de pensée, nos existences à des débats oiseux
sur les modalités d'exploitation de l'Homme par l'Homme en évacuant
la question-même de ladite exploitation.
Le
MIVILUDES (Mission interministérielle de vigilance et de lutte
contre les dérives sectaires, France) a dégagé huit critères de
dérives sectaires :
1.
la déstabilisation mentale
Fréquemment
utilisée dans le cadre de l'employisme : les chômeurs sont rendus
responsables d'une situation extérieure sur laquelle ils n'ont pas
prise – c'est une technique de déstabilisation schizophrènogène
classique, elle génère un sentiment d'impuissance et de culpabilité
morbide – et les employés sont soumis à l'automatisation des
tâches, à la dévalorisation, au harcèlement, à toutes sortes de
pressions psychiques voire physiques.
2.
le caractère exorbitant des exigences financières
La
création de valeur ajoutée se fait par les seuls producteurs en
emploi ou hors emploi. Les producteurs sous contrat d'emploi doivent
avoir un rendement de 15 % pour leurs investisseurs. Il s'agit de 15
% du capital total – des investissements, des frais et des salaires
– qui doivent, à partir des seuls salariés, être produits. Comme
la partie du capital dévolue aux salaires devient de plus en plus
faible à mesure que les progrès techniques imposent plus
d'investissement, les sacrifices financiers demandés aux employés
deviennent eux aussi, proportionnellement, de plus en plus
substantiel. En une heure de travail, ils doivent produire deux
heures de salaire pour tenir le taux de profit, puis deux heures et
demie, puis trois heures à mesure que la part des investissements
devient importante dans la valeur ajoutée.
3.
la rupture avec l’environnement d’origine
Les
employés doivent agir de manière mécanique, reproduire des gestes
suivant des protocoles, se plier à une discipline ou à des rythmes
qui ne sont pas les leur. Tout lien avec le milieu d'origine, les
goûts, les habitudes de l'employé sont bannis dans l'enceinte de
l'emploi. De même, les chômeurs doivent se conformer au discours
employiste, ils doivent chercher à se soumettre à l'emploi quand
bien même ils n'ont nul goût à la soumission, quand bien même ils
n'éprouvent aucune sympathie pour l'employisme.
4.
atteintes à l’intégrité physique
L'employé
revêt un uniforme, il doit adopter le discours de l'entreprise. De
même, le chômeur doit se conformer au discours, aux attitudes, aux
habitudes vestimentaires, au phrasé, aux goûts voire aux caprices
de l'employeur. Par ailleurs, les managements modernes, l'isolement
des travailleurs entre eux provoquent de nombreuses maladies
professionnelles – de même que les cadences trop élevées
génèrent des troubles musculo-squelettiques et que le mépris des
normes de sécurité fait des morts et des blessés en grand nombre26.
5.
l’embrigadement des enfants, le discours antisocial, les troubles à
l’ordre public
L'emploi
est valorisé alors qu'il dégrade la santé des populations, qu'il
condamne ceux qu'il exclut à la marginalité ou à la violence. Dans
le cadre de l'emploi – comme dans le cadre de la recherche d'emploi
– les comportements agressifs, égoïstes, sociopathes,
irresponsables et vénaux sont encouragés. Ces comportements
troublent la tranquillité publique, ils menacent les populations
civiles.
6.
l’importance des démêlés judiciaires
Là
aussi, force est de constater que les fraudes au droit social
pourtant très laxiste sont légion. Ces fraudes tuent chaque année.
De même, l'extorsion du profit donne lieu à des prébendes, de la
prévarication, du trafic d'influence à une échelle cosmique.
7.
l’éventuel détournement des circuits économiques traditionnels
Le
détournement de l'économie productive est le principe même de
l'employisme. Les coûts sont externalisés – les coûts sociaux,
environnementaux, humains – sur la collectivité, sur les impôts
des classes moyennes. Les infrastructures sont construites en
fonction des intérêts des propriétaires d'entreprise au mépris de
celui des gens. L'employisme fait également pression sur l'école,
les universités, les écoles supérieurs, les instituts techniques
pour modifier l'offre de formation non en fonction des envies des
apprenants, non en fonction des besoins sociaux mais en fonction des
intérêts des employeurs.
8.
les tentatives d’infiltration des pouvoirs publics.
Sur
ce point-là, il ne s'agit plus de tentative d'infiltration mais
d'occupation hégémonique. Allumez votre télévision, lisez votre
journal, parcourez la presse patronale ou syndicale: non seulement
l'employisme est infiltré mais il est partout.
En
conséquence, l'employisme est certainement une idéologie en proie à
une dérive sectaire extrême. Malheureusement, le succès
institutionnel et médiatique de cette foi dangereuse la place dans
la catégorie des sectes qui ont réussi.
Nous
devrons donc le combattre sur le plan où elle se situe : celui de la
métaphysique.
Par
ailleurs, on notera que alors que seuls les emplois qualifiés et
bien rémunérés étaient valorisés autrefois, aujourd'hui, ce sont
les tous les
emplois, même les emplois ingrats et mal payés, qui sont valorisés.
Il faut à tout prix justifier son
existence sociale en vendant sa force de travail à un actionnaire
qui décide de ce qu'on va faire parce qu'il détient un titre de
propriété. Les chômeurs sont requalifiés en « privés
d’emploi » par les syndicats eux-mêmes, comme si l’emploi
était une nécessité absolue. Ce qui est une nécessité absolue,
c’est la reconnaissance sociale, l’activité sociale et le
salaire dans une société monétisée.
-
On peut la considérer comme une maladie mentale
Vous
êtes inquiets pour un de vos proches ou pour un personnage public
dont le discours atteste une dérive employiste. Il pourrait
effectivement être atteint du syndrome. Pour vous aider à faire le
point, nous sommes en train de mettre au point un protocole qui
permette un diagnostique sûr. Nous vous recommandons de consulter
pour les cas les plus graves et de conserver votre calme en toute
situation.
Avant
toute chose, il importe de ne pas juger les malades mais de les
entourer, de les aimer sans jugement, de les aiguiller sans a
priori sur un chemin de guérison (de petites promenades, de la
vie de famille, de l'empathie). Il importe aussi de distinguer les
victimes d'employisme et les gens qui travaillent sous contrat
d'emploi – ces deux catégories n'ont rien à voir : les gens
doivent prendre un emploi parce qu'ils souhaitent être actifs et/ou
qu'ils doivent gagner un salaire pour payer leurs besoins, ceux de
leur famille.
1.
Rancœur : dévalorisation des non-employés.
Le
patient se plaint des performances, du poids des gens hors du joug de
l'emploi. A ce stade, une vie affective épanouie, un investissement
dans des actes concrets devraient rapidement remettre le malade sur
pieds.
2.
Absence d'idéal du moi et dénégation d'imago sociale alternative
Valorisation
du 'travail' (comprendre de l'emploi), de l'importance de signer un
contrat d'emploi, de soumettre les actes et les activités
professionnelles à un cadre dysfonctionnel
3.
Glossolalie : répétition des discours idéologiques en faveur de
l'emploi, identification répétitive de l'emploi au salut, au
bonheur
4.
Perversion : dévalorisation du sujet hors emploi ou des sujets sous
une autre forme d'emploi ou sous un certain type d'emploi
(fonctionnaire, jeunes, etc.).
Pour
l'employiste, il ne s'agit pas d'amener un changement chez les
stigmatisés mais de transférer ses défaillances narcissiques, son
surmoi hypertrophié et son deuil oral inachevé sur un bouc
émissaire. Le recadrage s'impose même s'il plonge le malade dans la
dépression refoulée par la perversion – cette dépression peut
amener une résilience sinon impossible.
5.
Paranoïa anale : l'argent est la maîtrise et le malade blâme les
gens (sujets) de grever cette maîtrise (objet).
Il
s'agit d'un contre-transfert exotique où l'objet transitionnel
(l'argent, le statut social, palliatif du manque d'existence
narcissique) prend la place du sujet. Cette confusion se double d'une
crainte d'agression, elle pose le possédant comme victime des
sans-travail.
6.
Schizophrénie délirante : là, nous sommes très très haut dans
l'employisme.
Les
problèmes se créent et, avec eux, les solutions les plus
catastrophiques. Il faut toujours rappeler aux sujets délirants que
l'important, c'est l'humain, que l'économie est ce qui sert les
besoins humains et qu'elle n'est pas le but de l'humanité. À ce
stade, un effondrement du sujet peut, seul, le sauver après un deuil
très long, très douloureux. Les sujets arrivés à ce stade sont
susceptibles de somatiser, leur santé est éventuellement menacée.
7.
Auto-perversion ou retournement du déficit narcissique contre soi
Le
malade renonce alors à ses loisirs, à sa vie de famille, il tient
des discours incohérents (genre : 'je vais travailler pour pouvoir
être avec toi'). À ce stade, les comportements morbides,
auto-mutilants se reproduisent, se multiplient. Le diagnostic est
réservé, le patient est en danger.
8.
Délires hallucinatoires, 'folie des grandeurs'.
Le
patient cesse alors de stigmatiser, il est pris dans des activités
qu'il réprouve. Il s'agit alors de pulsion de jeu, de frisson de
risque. Les traders constituent un bel exemple. Le moi est dissout,
le surmoi est en lambeau, les comportements sociopathes sont à
craindre. Le sujet ne connaît alors plus de limite à ses actes. Son
moi est remplacé par une machine à obéir à la logique employiste.
Il n'y a plus de reste, de passion, de volonté. Sa santé se
dégrade, il doit rapidement être pris en charge par les organismes
de sécurité sociale publiques27.
9.
Psychopathie : à ce stade, au nom de l'emploi, le sujet tue, dégrade
l'environnement, pousse ses collègues ou ses proches au désespoir.
Ses
comportements compromettent sa survie, celle de ses proches, de son
espèce et de son biotope. À ce stade, nous avons affaire à des
comportements nuisibles, dangereux pour la société. À mon sens –
mais je demande l'avis d'experts – il faut marquer les limites pour
que les dégâts ne prennent pas une dimension trop importante.
Il
faut se montrer ferme face aux malades, faire montre de compréhension
et les aider à passer le cap.
La culture
La notion de culture a plusieurs acceptions. Soit on considère la
grande culture,
celle qui impressionne, marque son époque par des œuvres célèbres ;
soit on considère le mot dans son
sens
germanique de mode de vie, de valeur et d'us liés à une identité,
à des traditions.
Dans
la première acception, la culture sert d'immense réservoir à
valeur économique déconnectée du travail concret. Nous avons vu
que l'argent ne pouvait avoir de valeur que si le travail concret
venait créer un travail abstrait et une valeur économique. Si plus
personne ne preste de travaille concret, l'argent ne renvoie plus à
rien qui ait une valeur concrète. L'idéal
de
la propriété
lucrative,
c'est de détacher la propriété de cette contingence, de ce lien
avec le travail abstrait et les travailleurs. L'idéal du
propriétaire, c'est une valeur économique sans
travail
abstrait ou concret –
dans
cette ambition théorique de décrochage de la valeur économique et
du travail concret, il y a eu successivement les physiocrates qui
pensaient que c'était la terre et non les travailleurs qui créait
la valeur économique, les libéraux qui attribuaient ce rôle au
commerce, certains post-modernes à l'information. L'utopie de la
valeur économique sans travail concret
est
réalisée dans la
cote de l’œuvre, chose pour ainsi dire sans travail concret, sans
investissement, dotée d'une valeur économique. L'achat d’œuvres
est un investissement spéculatif, c'est l'espoir de pouvoir revendre
une chose au moins à hauteur de son prix d'achat
plus
tard – quand bien même l’œuvre tient de l'attrape-nigaud pour
naïfs : cela n'a pas d'importance, ce qui compte, c'est
l'évolution escomptée de la cote. C'est pour cela qu'on peut
trouver des brosses à récurer grossièrement peintes qui valent des
fortunes : la cote de l'artiste est élevée et, mieux encore,
il y a des raisons de penser que cette cote va augmenter. L'art se
fait achat, investissement, la création se fait bavardage et
explications verbeuses plus ou moins inspirées
dans
une indifférence mondaine légèrement cynique très fin de siècle.
Cette forme de création n'a plus grand-chose à raconter, à dire,
elle ne parle pas d'un sensible mais de concepts
et,
à l'instar de la valeur économique abstraite qu'elle entend
incarner, elle ne repose sur rien de tangible. Le signifiant de l'art
est détaché de tout signifié, c'est un signe pur, sans rien à
dire d'autre que sa valeur économique. Il s'agit alors d'un
signifiant sans signifié fors sa valeur économique
(et
son bavardage savant). La logique de la création, angoissée,
douloureuse, solitaire et exigeante s'opposait en tout au capital
mais, comme elle est déconnectée du travail concret, elle a pu être
récupérée, assimilée par la logique capitaliste. La culture
vénale naturalise de façon pernicieuse la valeur économique en la
déconnectant – en apparence seulement puisque l'art ne fonctionne
que comme réservoir à valeur – du travail humain.
Dans
son sens germanique, la culture peut aussi se comprendre comme
ensemble de mœurs et d'ethos
particulier
à une ethnie, à une classe sociale, à une tribu. Cette acception
heurte de front la logique sans qualité de l'accumulation
capitaliste. Les façons locales de manger, de travailler, de prier
sont autant
d'obstacles a priori
à
la circulation, à la concurrence
« libre
et non faussée » des marchandises porteuses de la valeur
économique parasitée par le capital. Pour autant, les différences
culturelles en tant que freins au libre commerce permettent à des
puissances économiques régionales d'émerger, cela ralentit
les
ardeurs de leurs voisins (et compétiteurs) en butte avec leur ε.
L'émergence de puissances économiques à travers le monde par le
biais de ce que nous serions tentés d'appeler du protectionnisme
culturel, participe du dynamisme de la croissance de l'économie
capitaliste.
Au
passage, les cultures traditionnelles liée à d'autres modes de
production perdent leur sens et conservent leurs codes. Là aussi,
dans l'acculturation globale, dans l'uniformisation des modes de
production couplée
à
une culture coupée
de
ses référents économiques traditionnels, on assiste à l'émergence
d'un signifiant sans signifié. Ce que le christianisme désigne par
le pharisaïsme devient la norme : on garde la forme, le code
culturel, la respectabilité mais en supprimant le lien avec un mode
de production économique, avec un mode vie pré-capitaliste. C'est à
ce prix que les cultures, a priori opposées au capital, en sont
devenues l'un des moteurs subcontraires.
Les
religions traditionnelles ne dérangent pas les affaires à
condition que – et
c'est là qu'elles perdent le sens de ce qui les a construites
– qu'elles
admettent les institutions capitalistes, la propriété lucrative
(assimilable à de l'usure et à de la simonie, à du commerce de
temps, propriété de Dieu), le temps comme référent de la valeur
économique, le marché de l'emploi (exploitation de l'Homme par
l'Homme) mais aussi l'aiguillon de la nécessité (vol de quelqu'un
parce
qu'il est pauvre),
l'accumulation (les intérêts étaient interdits par la plupart des
religions), la fraude à l'impôt ou l'appropriation de ressources
communes (au rebours des devoirs de charité). En amont, les
signifiants des religions demeurent au moment où leur mode de vie
intrinsèque, où leur congruence culturelle, leurs signifiés sont
détrônés sans ménagement par le lucre, l'industrialisation des
affects et la prolétarisation des actes capitalistes. De la même
façon que le nazisme mettait en scène la grandeur de l'État et
organisait son totalitarisme en signe de la crise de l'autorité, les
religions actuelles deviennent des scénographies de la foi et de sa
congruence culturelle à l'heure où la liberté religieuse se vide
de son sens à l'usine, au bureau, dans les malls. Les religions sont
devenues des images émouvantes, des signifiants sans racine alors
que s'impose l'unique religion du veau d'or.
Proposition
190
La
culture comme cote d'artiste répond au fantasme de la valeur
économique sans travail concret.
Proposition
191
Les
cultures traditionnelles peuvent survivre au capital si elles en
admettent les codes mais cela les transforme en ensemble de
signifiants sans signifiés, en folklore ou en monstrueuse farce.
Proposition
192
Le
capitalisme devient l'unique religion derrière les folklores
locaux.
Proposition
193
La
religion du capital est amorale ; elle considère le lucre
comme la fin de toute chose.
|
Mais,
de la même façon que, au moment où le nazisme s'imposait sur les
décombres du sens moral, de petits groupes redécouvraient l'éthique
dans les maquis les plus improbables, le sens religieux – et nous
entendons par là la mystique, le rapport personnel, singulier aux
mystères, rapport très éloigné parfois des
religions
reconnues – se faire un chemin dans les cœurs étrangers à
l'anomie morale contemporaine.
Le
capital est par essence immoral. Si quelque culture, si quelque
religion en admettent
le
fonctionnement, elles renoncent à toute autorité
morale
ce qui les met à échéance plus ou moins longue en crise profonde –
mais les affaires continuent pendant ce temps, les télévangélistes,
les prêcheurs libéraux se multiplient et appellent à la réussite
financière, économique. Ils justifient le gain et la pauvreté, le
pillage et l'avidité en sapant le sacré sur lequel ils se fondent
en l'invoquant. Religieux sans sens religieux, moralistes immoraux et
prêcheurs bègues, en tuant l'espoir et les aspirations de leurs
ouailles, ils les rendent orphelins de mondes divins, ils les font
adorer le veau d'or dans des homélies impies. On peut voir des
islamistes en Ray-Ban, on peut voir des intégristes boursicoter
alors que l'islam recommande la modestie de l'apparence ou que le
christianisme interdit l'usure. La religion comme spectacle – nous
ne parlons pas ici de foi ou de rapport mystique aux mystères –
est devenu l'empire de l'imposture à l'heure où un mode de vie sans
acte, sans volonté, sans désir, jette les ouailles dans le plus
grand désarroi.
Les syndicats
Les ouvriers qui doivent vendre leur force de travail se sont
rapidement organisés en corporations professionnelles. Il s'agissait
de défendre leurs intérêts de travailleurs – c'est-à-dire aussi
bien de garantir leurs salaires que de protéger le statut des
travailleurs dans leur corporation. Pour les corporations, puis pour
les syndicats, il faut que les salaires soient augmentés et, pour ce
faire, il faut certifier la qualification des nouveaux-venus pour
éviter la concurrence du nombre, des travailleurs aussi faméliques
que peu qualifiés. C'est pourquoi, les corporations ont aussi bien
fonctionné comme des confréries, garantes de chartes et de
formations, de l'accès à la profession que comme des syndicats
combatifs de revendications ouvrières, des forces de pression et
d'action pour diminuer le taux d'exploitation et la composition
organique du capital. Autant les employeurs ont pu se montrer souples
par rapport au fonctionnement en confréries des corporations, autant
les revendications syndicales relatives aux conditions de travail et
aux salaires ont heurté leurs intérêts en tant que classe
propriétaire.
Au départ, que ce soit par la qualification ou pour la valorisation
des prestations de travail, la fédération des ouvriers en
corporation, en union ou en syndicat constitue un moyen de lutte
contre l'accumulation et pour le salaire. C'est un moyen de pression
pour augmenter la part des salaires dans la valeur ajoutée. Par
ailleurs, les syndicats sont aussi des outils de définition du corps
social, des outils qui délimitent l'appartenance sociale des
interlocuteurs, des sujets en lutte (ou non). Cette position des
associations ouvrières en fait a priori un obstacle à la
circulation et l'échange des marchandises sans entrave. Les
diatribes patronales ou médiatiques récurrentes contre les
syndicats attestent cette position quelque peu datée, elles en sont
les touchants fossiles. Mais ces oppositions de façade cachent
grossièrement une évolution des syndicats – de manière générale
et avec de nombreuses exceptions à cette tendance de fond – vers
des outils commodes de participation ouvrière à la domination, à
la violence sociale du capitalisme. La cogestion syndicats-patrons
(des salaires pourtant produits par les seuls salaires des
travailleurs dans l'emploi ou hors emploi, comme nous l'avons vu) et
les intérêts des syndicats en tant qu'institutions sapent
progressivement la pugnacité des luttes des travailleurs.
Proposition
194
Théoriquement,
les syndicats se battent pour le salaire dans la répartition de
la valeur économique.
Proposition
195
En
aménageant les conditions de travail dans l'emploi, les syndicats
organisent et légitiment la violence sociale capitaliste.
|
Les syndicalistes sont des travailleurs qui développent une
expertise, des qualifications particulières. Ils approfondissent
leurs connaissances en matière de législation sociale, en matière
de droit du travail et constituent de fait un corps de travailleurs
intellectuels. Ils organisent les réunions, animent les délégués
et occupent les postes administratifs dans les pays où se pratiquent
la cogestion. En Belgique, en France ou en Allemagne, ils participent
à la gestion de la sécurité sociale, ils sont consultés dans les
comités d'entreprises et dans les CPPT ou dans les organes de
concertation de l'entreprise équivalents. Ils ont un travail concret
absolument sans lien avec le travail concret des délégués qu'ils
encadrent ou de leurs mandants. Ce décalage fait diverger les
intérêts des uns, des permanents syndicaux et des autres, des
mandants. Les permanents syndicaux sont employés par une structure
et, en tant que tels, ils obéissent à l’employeur. C'est leur lui
qu'ils représentent dans les organes de concertation et non leurs
électeurs, les travailleurs, qui n'ont aucune prise sur eux. En tant
qu'employés de cette structure, ils doivent ménager leur
hiérarchie, ils doivent lui obéir alors que les mandants, les
travailleurs ont intérêt à être combatifs, les mandataires
doivent davantage ménager leurs supérieurs beaucoup moins
vindicatifs. C'est que, à la tête des syndicats, se retrouvent des
gens de pouvoir qui profitent de bien des avantages en nature liés à
leur fonction, des gens que tout pousse à copiner avec ceux qu'ils
fréquentent au jour le jour, les dirigeants politiques et
économiques. Les dirigeants des syndicats se rapprochent socialement
des milieux qu'ils fréquentent or, les milieux qu'ils fréquentent
dans l'exercice de leur profession, dans la cogestion, ce sont les
grands représentants patronaux et gouvernementaux.
Les délégués sont pris entre deux feux. La nécessité, en tant
que travailleurs, de représenter le point de vue et les intérêts
des travailleurs sans concession et la real politic qu'impose
l'appartenance à une structure de pouvoir.
Note 50. La démocratie syndicale
Les
structures syndicales
La
démocratie syndicale passe souvent par des structures. On ne peut
imaginer de démocratie sociale que si tous les producteurs de la
société peuvent exercer le pouvoir en connaissance de cause, en
souveraineté sereine.
-
Les syndicats devraient représenter l'ensemble des
producteurs et non les seuls salariés en contrat à durée
indéterminée. Les retraités, les invalides, les intérimaires, les
chômeurs ou les malades devraient exercer pleinement leur pouvoir de
producteurs.
-
Les mandants devraient prendre les décisions pour exercer le pouvoir
et non se borner au choix de mandataires. Ceci implique un travail
d'information important et honnête, une concertation (y compris
informelle) et un choix social des mandants.
Ces
questions de démocratie sociale sont beaucoup plus cruciales qu'il
ne peut y paraître en première analyse. En Belgique, par exemple,
les syndicats représentent les producteurs dans les organes de
gestion paritaires, notamment dans les organes de gestion de la
sécurité sociale. Le fait que les chômeurs ou les retraités ne
soient représentés de facto que par un syndicat dont les
représentants ne sont cooptés que par une structure
syndicale-employeur prive de facto les précaires, les
chômeurs, les employés, les ouvriers ou les retraités de toute
représentation dans une institution, la sécurité sociale, qui
prend des décisions qui les concernent au premier chef.
En
Belgique, les mandats de gestionnaires de la sécurité sociale sont
par exemple détenus par des représentants des syndicats-employeurs
interprofessionnels … non élus par celles et ceux qu'ils sont
censés représentés. Généralement, les postes de représentation
paritaire sont occupés par des syndicalistes cumulards, très
compréhensifs envers les intérêts des employeurs et peu en phase
avec les demandes de la base. Le gouvernement décide seul des
mesures et de la politique menée par la sécurité sociale au mépris
des salariés dans l'emploi ou hors emploi dont la sécurité sociale
gère pourtant les salaires socialisés.
C'est
d'autant plus inacceptable que les salaires sociaux sont réalisés
par celles et ceux qui les reçoivent: s'ils cessent de les recevoir,
ces salaires sociaux disparaissent en tant que valeur ajoutée.
Logiquement, les salaires socialisés devraient être gérés
uniquement par celles et ceux qui les perçoivent, les chômeurs pour
le chômage, les retraités pour les retraites, les parents pour les
allocations familiales ou les salariés en général pour les congés
payés. Les prestations devraient être gérées par celles et ceux
qui les réalisent (les prestataires) mais aussi les cotisations –
les montants, les éventuelles dérogations, etc. - qui alimentent
les prestations.
Par
ailleurs, les syndicats en tant que tels sont des structures qui
emploient du personnel. Les employés représentent leur employeur
dans les différents organes paritaires. Mais le représentant payé
et employé par le syndicat obéit bien sûr à celui qui lui fait
son chèque : aux instances dirigeantes du syndicat. Comme on
dit, qui paie le violon, choisit la musique. Les dirigeants du
syndicat prennent alors le pouvoir (ou occupent éventuellement
eux-mêmes les postes de représentation des travailleurs).
De
ce fait, dans les organes paritaires qui gèrent les salaires des
travailleurs sont représentés les organisations patronales, les
organisations syndicales (qui sont des employeurs) et les
représentants du gouvernement (qui est aussi un employeur). Les
travailleurs, quant à eux, n'ont pas de représentant direct qu'ils
puissent élire et révoquer en fonction de ses décisions alors
qu'il s'agit de gérer leurs salaires à eux et à personne d'autre.
C'est aussi incroyable que si les salaires individuels étaient gérés
par des tiers, comme si le salarié était un mineur économique, un
irresponsable.
La
démocratie syndicale en Belgique
Dans
un rapport récent de la confédération internationale des
syndicats28,
la Belgique est classée comme un pays démocratique au niveau
syndical.
Ce
rapport est écrit sur base des rapports des syndicats eux-mêmes.
Cela pose problème quand les syndicats sont des machines de pouvoir
pro-gouvernementales, quand la corruption et le népotisme y sabotent
le respect du droit et des intérêts des travailleurs.
Il
y a tout lieu à croire que le syndicat double (triple en comptant le
petit syndicat libéral) CSC-FGTB joue un rôle de courroie de
transmission du pouvoir politique - incompatible avec la démocratie
sociale.
1.
Les syndicats en Belgique sont censés représenter les travailleurs
or les élections sociales sont organisées de telle sorte que seuls
les travailleurs en CDI sont représentés. Les retraités,
les invalides et la masse des précaires et des chômeurs, adhérant
et cotisant ne sont pas représentés dans les instances dirigeantes
des syndicats et, partant, ces instances ne doivent leur rendre aucun
compte.
2.
La gestion de la sécurité sociale est censée être paritaire or
l'annonce régulière de modifications de son fonctionnement -
notamment des conditions de prestation pour les chômeurs ou les
pré-pensionnés - de la part du gouvernement sans la moindre
concertation préalable prouve que les cogestionnaires (patrons et
syndicats) font de la figuration dans ces instances.
Pourtant,
nous rappelons que l'intégralité de la sécurité sociale est un
salaire et qu'elle doit en conséquence être gérée par les seuls
salariés et par leurs représentants élus. Les employeurs, les élus
politiques et les représentants de syndicats-employeurs n'ont rien à
y faire. Ces représentants doivent rendre des comptes à leurs
mandants - ce qu'ils n'ont jamais fait au niveau de leurs cotisants
en Belgique. De ce fait, les décisions concernant les salaires
socialisés sont pris au nom des salariés sans qu'ils soient
consultés, sans que leurs représentants leur rendent des comptes et
sans qu'ils aient voix au chapitre.
3.
Les rapports de bon voisinage entre partis politiques et syndicats
sont tellement cordiaux que, régulièrement, des responsables
syndicaux nationaux figurent sur les listes des partis politiques
correspondants (CDH pour la CSC ou PS pour la FGTB). Variante
intéressante, c'est parfois le ou la conjoint(e) d'un(e) responsable
syndical(e) national(e) qui occupe un poste en vue dans le parti
politique frère. Cette ambiance de syndicat à la chinoise
favorise certainement les rapports incestueux entre les syndicats et
les partis politiques mais le népotisme et le syndicalisme de
copains, le syndicalisme proche du pouvoir, bafoue les droits
des travailleurs.
4.
La liberté syndicale est fortement entravée puisque, pour créer un
nouveau syndicat qui soit un interlocuteur social, il faut un
nombre minimum de membres (50.00029).
Cette règle limite la représentation syndicale aux trois grands
syndicats, des syndicats d'État inscrits dans une logique de
concertation, très peu combatifs.
5.
D'autre part, en Belgique toujours, ce sont les syndicats qui
détiennent les mandats de la délégation et non les délégués de
sorte que la hiérarchie syndicale prend l'habitude de se débarrasser
des délégués trop remuants, ce sont les permanents qui décident
pour les délégués et, au sein des permanents, ce sont les hauts
responsables régionaux ou nationaux qui décident. Les permanents
sont les employés des dirigeants et leur sont donc techniquement
subalternes et inféodés.
En
conséquence, en Belgique, les droits sociaux sont régulièrement
sabotés par le gouvernement et par les employeurs avec la complicité
active des organisations syndicales. Ceci qualifie la Belgique pour
un pays de catégorie 3 ou 4 dans le rapport susmentionné.
Les intérêts spécifiques du syndicat comme organisations
économiques sont de maximiser le nombre d'adhérents (pour toucher
davantage de cotisations et pour augmenter la participation aux
instances dirigeantes, pour accumuler les jetons de présence), de
facturer les prestations de service et la location de bâtiment aussi
cher que possible à ces structures bien financées et de minimiser
le nombre de jours de grève. Ces intérêts spécifiquement
financiers poussent les syndicats à être conciliants, à discuter
avec la direction en cas de conflit, à exclure les délégués trop
intègres et, finalement, à lutter contre la volonté, l'engagement,
la rage ou le besoin de justice des mandants.
Les permanents sont les employés des dirigeants syndicaux. Les
dirigeants syndicaux ne représentent les travailleurs que de loin
puisqu'ils tiennent eux-mêmes une place de dirigeants, de patrons.
C'est ainsi que l'employeur qu'est le dirigeant syndical représente
les employés dans les instances paritaires, il parle en son nom dans
les comités de consultation, les organes légaux de représentation
des travailleurs. Le hiatus se fait béance à entendre les
invectives en privé des délégués qui se battent au jour le
jour pour améliorer les conditions de travail de leurs collègues.
Le syndicat ne peut fonctionner comme force de renversement social
que s'il renverse la pyramide hiérarchique et donne tout pouvoir aux
mandants, aux travailleurs avec ou sans emploi.
Parce que, en l'état, dans de nombreux pays où les syndicats sont
organisés en machines à négocier et à éviter les grèves, ils
refroidissent le courage, l'idéalisme et l'engagement de nombreux
syndicalistes, de nombreux travailleurs sincères. Prolifère alors
un syndicalisme de complaisance, de servilité à l'égard des
patrons, aussi nuisible qu'inutile du point de vue des luttes
ouvrières. Les dirigeants syndicaux et leurs employés s'arrangent
alors avec les patrons, font des compromis et, ce faisant, en
mobilisant leurs adhérents par des discours vengeurs, rendent
acceptable la soumission, ils l'esthétisent et la cautionnent.
Les syndicats deviennent alors un rouage de la machine capital, ils
justifient la violence sociale, la propriété lucrative, ils en
viennent à se battre … pour l'emploi. Ces syndicats se font
complices de la guerre au salaire et de ses conséquences
cataclysmiques du point de vue de ceux qu’ils sont censés
défendre.
La langue
Selon
Ferdinand de Saussure30,
le signe de la langue associe deux éléments que a priori rien
n'unit. Cette union sans raison est ce qu'on appelle l'arbitraire du
signe. Il n'y a pas de raison objective pour laquelle on nomme une
chaise 'chaise' et un fauteuil 'fauteuil'. L'association arbitraire
du signe lie un signifié (plus ou moins confortable dans notre
exemple) et un signifiant. Le signifiant a aussi bien une partie
matérielle phonologique
qu'une
partie graphique, écrite.
Le
signe du langage, l'association signifiant-signifié est traité à
son tour comme un signifiant dans une association d'un autre type et
tout aussi arbitraire, la connotation. Le mot 'fonctionnaire', par
exemple, a pu être associé à des notions comme la réussite,
l'honorabilité ou la probité au 19e
siècle
et, aujourd'hui, dans la représentation des médias favorables aux
intérêts patronaux, ce même mot est associé à l'assistance, au
coût ou à l'incurie. On comprend aisément ce qui est en jeu
puisque les fonctionnaires ne sont pas soumis à des employeurs et,
si on les met entre les griffes des actionnaires, ils subiront la
pression à la soumission et à la rapidité, l’impératif de
profit comme les
autres travailleurs. Ce qui est reproché, au fond, aux
fonctionnaires, c'est leur probité, le caractère méticuleux de
leur travail, leur dévouement à la qualité de leur travail
concret. Ils incarnent une insupportable liberté pour les libéraux,
ils incarnent une efficacité en opposition frontale avec leurs
théories. Ces différents types d'associations ont été nommés
'connotations' par Roland Barthes. Elles fonctionnent comme un
langage en structurant la représentation de l'espace politique et
social mais, en demeurant cachées derrière le tapis, elles ne se
révèlent pas pour le fait social et politique qu'elles sont mais
apparaissent comme une pensée neutre, naturalisée.
A priori, le principe de connotation que Barthes31
dénonçait avec verve et bonheur, devrait s'opposer au capital
puisqu'il structure les éléments du monde en les associant à des
qualités – démarche opposée au capital qui ôte les qualités
des choses, nous l'avons vu.
Proposition
196
La
religion capitaliste organise les consciences par les associations
automatiques de la pensée bourgeoise, des connotations.
Proposition 197
Les associations de
pensée automatiques prolétarisent le cadre de pensée.
|
Pourtant,
les connotations fonctionnent comme une force de naturalisation de la
pensée bourgeoise. En naturalisant la pensée des propriétaires
lucratifs, en la rendant évidente, elles rendent inaudibles toute
perspective alternative alors que l'identité sociale de la
petite-bourgeoise tend à devenir universelle. La pensée des
propriétaires lucratifs fonctionne comme une série de fausses
alternatives32.
Au lieu de se demander s'il faut augmenter les cotisations sociales,
cette pensée pose la fausse alternative augmentation de l'âge de la
retraite et diminution des prestations de retraites. En posant cette
alternative, on coince la pensée dans le cadre du maintien du budget
des pensions – cadre éminemment idéologique et parfaitement
stupide en termes économiques puisque, comme nous l'avons vu, les
salaires (et, parmi eux les retraites) créent le PIB, la valeur
économique33.
Les composants non bourgeois de l'identité sociale composite sont
alors exilés de l'espace de représentation qui se
présente comme langage, avec la naturalité du langage.
La déréalisation du λογοζ
que
définit cette dynamique prolétarise la pensée même, elle exile
l'être de son espace de représentation dans ses caractéristiques
propres. Ce faisant, la logique de la connotation phagocyte le
langage puisque le signifiant ne renvoie à rien de tangible tant le
monde de la représentation, le λογοζ, est appauvri par les
ersatz conceptuels, les prêts-à-penser, la pensée bourgeoise et
ses a
priori ou,
pour parler comme Flaubert, ses idées
reçues34.
Ce processus entraîne la subjectivisation de la pensée, elle
participe à l'atomisation d'individus interchangeables et, au-delà
de ce caractère auto-immun de la pensée bourgeoise, c'est le
signifié
lui-même
qui est atomisé. On assiste alors à l'émergence d'un langage sans
sens, d'un λογοζ sans intention, sans acte illocutoire, on
assiste à l'émergence d'un espace de représentation qui exile le
sujet et sa subjectivité, son conatus. On parle pour ne rien dire.
À
l'instar de la logique de la valeur, l'association automatique tue la
puissance d'individuation de la pensée, sa capacité à devenir ce
qu'elle n'est pas. Le sujet pensant par machines-à-penser, par
concepts standardisés subit une pensée comme la marchandise subit
le prix, comme le travailleur subit le profit. La vie n'est plus une
opportunité mais une fatalité sujette à récrimination, une
réalité qu'on regarde par le prisme de la pensée automatique comme
on regarde un écran, comme le temps du téléspectateur se love dans
celui du programme, de la chaîne.
La
chaîne s'est faite association, l'association pensée, et la pensée
organise dans les décombres de l'être ensemble le spectacle de la
société.
Ce
qui était ennemi du capital participe de l'atomisation et de la
prolétarisation, le langage et la logique deviennent des machines à
obéir, à suivre, à fonctionner, à intégrer et à exiler la
puissance, la volonté et l'identité en devenir de l'être.
Les institutions – la loi – l'anomie
L'État n'est qu'un cas particulier des institutions. Ce qui
distingue l'État des autres institutions humaines, c'est qu'il a le
monopole de la violence légitime35.
Toutes les institutions régissent les interactions humaines mais,
éventuellement, de manière non monopolistique ou sans recours
possible à la violence. C'est ainsi que l'Église peut excommunier
mais ne peuvent saisir les biens des mauvais payeur, que les
propriétaires lucratifs – la propriété lucrative est une
institution – peut saisir une partie du fruit du travail de leurs
employés mais ne peut abuser d'eux (en droit, en tout cas). Les
institutions, ce sont les instances représentatives, de l'Onu à
l'association de quartier, ce sont les lois, les principes, les
règles, le droit écrit ou coutumier, la jurisprudence ou les règles
de bienséance.
Nous n'entrerons pas dans le débat de savoir si la société humaine
peut faire l'impasse sur toutes ses institutions. Nous nous
contenterons de constater que, des tristes tropiques à la
socialisation des traders, toutes les sociétés connues
utilisent des institutions36
– que cela soit des modes de socialisation spécifiques, une
division du travail ou une répartition des rôles selon l'âge ou le
sexe, que cela soit l'argent ou le pouvoir militaire, que ce soit la
caste, la tribu ou l'asociété post-moderne, tous les types de
société ont connu et connaissent leurs institutions. Une communauté
anarchiste aura tôt fait de se structurer en 'nous' et 'les autres'
selon des modalités spécifiques conscientes ou non. Nous avons vu
l'institution de l'argent, l'institution du marché, l'institution
tétracéphale du capital, l'institution de l'État dans notre
parcours sur la question économique. Ce ne sont pas les seules. Pour
autant, toute institution autre que capitaliste est
susceptible d'entrer en concurrence avec la logique du capital. Dans
nos sociétés, l'école, l'académie ou la sécurité sociale sont,
par exemple, des institutions radicalement étrangères aux
institutions capitalistes.
Ces institutions peuvent ou non être considérées comme des
subcontraires au capital. En un sens, elles sont récupérées,
elles deviennent des moteurs à l'extension ou à la survie du
capital : la sécurité sociale soutient les salaires, ce qui a
un effet contra-cyclique des plus heureux en cas de crise de
surproduction ; l'école forme les futurs travailleurs et, ce
faisant, les qualifie, augmente leurs capacités à participer
pleinement à la production de valeur économique ; le marché
permet des échanges de marchandises capitalistes – y compris du
temps humain sous forme d'emploi. Mais la sécurité sociale est un
lieu de production de valeur économique qui dépasse la violence
sociale du capital puisqu'il s'agit de salaires totalement
étrangers aux institutions capitalistes, l'école (et la
fonction publique en général) sont des lieux de production de
valeur économique et concrète totalement étrangers aux
institutions capitalistes (ce qui n'en fait pas des paradis sur
terre) et le marché permet l'échange de biens et de services
produits hors des institutions capitalistes. C'est dire que,
alors que les institutions de l'État – et avec elles, celles des
lois, de la culture, c'est-à-dire des lois non-écrites – sont des
subcontraires du capital, certaines institutions ne sont ni
contraires, ni contradictoires, ni subcontraires au capital, elles
lui sont étrangères, ce qui en fait des possibles extraordinaires
dans le cadre d'un système économique dysfonctionnel et bloqué.
De manière générale, la loi a pu également être récupérée,
assimilée par la dynamique interne du capital. Les lois et les
règlements qui entravaient le commerce se sont multipliés en
l'organisant. Les traités, les accords commerciaux participent de
cette inflation infinie alors que la loi, dans son principe,
entendait régir les relations humaines. Le phénomène touche
également la common decency chère à Orwell, la moralité
partagée par la société humaine. Les lois implicites, les lois
non-écrites sont celles qui ont la vie la plus dure, elles
organisent l'ethos humain, encadrent l'activité et l'action, la
production et la consommation. En tant que telles, elles s'opposent
au capital puisque la production est limitée et la consommation est
encadrée par des lois non écrites, par des lois culturelles.
Un phénomène de perte de sens a eu lieu qui a permis au capital de
lever l'obstacle des interdits civilisationnels, inconscients,
collectifs. Ce que nous serions tentés d'appeler l'anomie, la
disparition d'ordre et de structuration morale touche les
actionnaires – ils veulent du retour sans investissement sans égard
pour le type d'activité qui génère les profits. De la même façon,
les travailleurs doivent abandonner leur morale, leurs aspirations
pour obéir à un ordre mouvant, pour se soumettre à une hiérarchie
lunatique – les consommateurs – les marchandises sont
déréalisées, déconnectées de toute réalité matérielle et
sociale par la consommation-identité. En faisant disparaître le
tissu moral commun, le capital fait disparaître toute société,
toute référence commune. Sans référence commune, le langage est
un langage sans référent, pour parler comme Saussure, c'est un
ensemble articulé et arbitraire de signifiants sans plus de
signifiés. La langue se fait cri dans une immense régression de
moi-je sans monde, sans désir, sans puissance, d'entités isolées
éperdument victimes, velléitaires et geignardes.
Avec l'abolition de la common decency, c'est la société-même
comme institution qui disparaît comme force néguentropie, comme
vecteur de résistance à l'entropie, à l’indifférenciation, à
la massification, à l'anéantissement du sens.
Proposition
198
La
société, les lois, la sécurité sociale et les institutions
extérieures au
capital en elles-mêmes sont happées par l'économie-système et
en deviennent des rouages.
Proposition 199
La société, les lois,
la sécurité sociale ou toute forme d'éthique individuelle ou
collective peuvent être le ferments déjà-là d'un après, d'un
en-dehors de l'économie-système.
Proposition 200
L'accumulation de la
propriété lucrative transforme l'ethos de la famille. La famille
n'est plus le vecteur d'une identité individuelle et collective
mais elle est réduite à un vecteur d'une valeur économique.
|
La famille
La famille a permis la perpétuation du lignage et, avec cette
perpétuation, l'accumulation de patrimoines privés. Cette famille
devait passer l'héritage, organiser la fratrie en fonction dudit
héritage et marier les filles et les fils au mieux de ses intérêts
matériels. La famille a été intriquée si pas dans la construction
du capitalisme, au moins dans l'avènement de la propriété privée.
C'est la combinaison de l'institution de la propriété lucrative et
de la structure familiale qui a transformé cette dernière en agent,
en allié objectif du capital mais, pour autant, la famille n'est en
soi, au niveau strictement économique, qu'une unité de
transmission de la propriété privée et non de la propriété
lucrative.
L'avènement de la propriété lucrative transformait la nature même
de la famille puisque ce qui était un lignage devient un lieu de
pouvoir. Le lieu de la construction de l'identité devient le vecteur
de l'accumulation générationnelle de pouvoirs. Les riches
accumulent, générations après génération du fait de la propriété
lucrative et les familles deviennent des dynasties dans une redite de
l'ancien régime alors que les pauvres, contraints de vendre leur
force de travail et appauvris ce faisant, perpétuent eux aussi leur
pauvreté, leur prolétarisation, de génération en génération.
Ce phénomène sape les bases 'méritocratiques' de la richesse et
détruit le ciment même de la famille, ce qui en fait l'identité,
le lignage lié à l'héritage.
L'héritage – si l'on en extrait l'encombrante propriété
lucrative – inclut les souvenirs, les lieux, les histoires, les
objets, les portraits, les schibboleths de la tribu, les contes, les
légendes, les croyances, la religion, les espoirs, le métier, le
savoir-faire, les haines (ou les alliances) séculaires. Au niveau de
la structure économique de l'héritage familiale, l'absorption de la
famille dans la sphère de la propriété lucrative en congédie les
autres aspects matériels. La famille devient une simple structure
de reproduction sociale sans que la nature de l'identité sociale
familiale ne fasse l'objet de cet héritage. La famille ne transmet
plus qu'un statut, une appartenance de caste, pauvre, riche,
bourgeois, prolétaire ou petit-bourgeois sans plus transmettre de
qualités, de propriétés matérielles, de vision du monde, d'espoir
ou de sens du sacré.
L'ubiquité sociale
Nous avons vu que la petite-bourgeoise était aussi bien bourgeoise
du fait de la plus-value de consommation que prolétaire. Ces classes
peuvent pourtant être définies comme antagoniques. Le fait d'être
bourgeois implique de ne pas être prolétaire : le
petit-bourgeois en tant qu'agent social pour soi se distingue
des prolétaires, il s'en distancie, il a les moyens. Mais le
petit-bourgeois, en tant qu'agent social en soi doit vendre sa
force de travail, s'adonner au rite humiliant de la recherche
d'emploi et, en cas de succès, au rite encore plus humiliant de la
soumission à l'employeur.
Tout se passe comme si, pour un petit-bourgeois, l'ubiquité sociale
fonctionnait comme une double négation. Le prolétaire qu'est le
petit-bourgeois souligne ses côtés bourgeois comme agent pour
soi. Comme agent en soi, c'est l'inverse, le bourgeois
qu'est le petit-bourgeois subit l'identité matérielle de
prolétaire. Or, le prolétaire, c'est la négation du bourgeois. La
bourgeoisie du petit-bourgeois est donc subparadoxale. De manière
symétrique, le bourgeois est la négation du prolétaire. Le
prolétariat du petit-bourgeois est donc subparadoxal également.
Cette combinaison de subparadoxes autour de l'ubiquité sociale
explique le blocage politique de la petite-bourgeoise. Elle ne peut
assumer quelque identité que ce soit et, quand les choses vont mal,
quand la crise est là, elle doit incriminer quelque bouc émissaire,
proposer des changements superficiels, des changements 1 qui ne
changent rien pour demeurer dans son blocage. Ce blocage complique
l'épanouissement du sujet social coincé, il le rend étranger à
ses propres humeurs, à ses sensations. Ce blocage lui inspire des
identités captieuses, des faux-selfs. La société
petite-bourgeoise tend à s'universaliser aussi bien dans l'espace de
représentation que dans le champ social. Elle paralyse de la
société, la rend apathie et attentiste, frileuse et la timorée.
Pour autant, les chaînes des petits-bourgeois ne les rendent pas
meilleurs, ne les rendent pas libres et, çà et là, des interstices
attestent la puissance de l'humanité que ce blocage met sous le
boisseau ; çà et là se rencontrent des fuyards, des
fragilités émergentes, des sensibilités. Elles vivent entre les
marges, le mépris social et leur créativité, leur force de vie en
butte au blocage de l'ubiquité sociale. L'émergence de l'être
interstitiel est devenue un des enjeux politiques majeurs de notre
temps.
Quand il est question de faire grève, de s'impliquer dans des
mouvements sociaux ou politiques, les petits-bourgeois buttent sur
leurs intérêts de classe bourgeois : la peur de perdre un
confort relatif, un statut voire une sécurité d'existence bloque
les perspectives de changement. De toutes façons, il n'y a rien à
faire disent-ils alors pour expliquer leur inaction dans un chœur
antique de castrats. Le fatalisme justifie l'inaction à l'heure où
le moindre frémissement social panique les élites économiques et
leurs médiatiques. Une fois qu'il n'y a plus rien à faire, seuls
demeurent les mirages de la colère, de la frustration, des lubies
anti-systèmes et des compensations plus ou moins délirantes,
plus ou moins monstrueuses à l'impuissance collective.
C'est pour cela que, à l'heure où le rapport de force est très
favorable puisque les élites ont été totalement discréditées par
leurs échecs répétés de gestionnaires, l'impuissance affirmée
par les syndicats, les partis politiques ou les 'opposants' sur
canapé cultive l'acceptation, la résignation et la colère sans
objet ou la culture de la paranoïa. Ce mouvement atteste le blocage
mais n'aboutit lui-même à rien fors l'affirmation du même, du
caractère indépassable de la situation actuelle. Et les furieux
attribuent alors leurs blocages à des complots, à des actionnaires
particulièrement puissants – ce qui peut être plus ou moins
avéré, d'ailleurs – et font l'impasse sur leur propre blocage,
sur leur ubiquité sociale doublement subparadoxale. La colère
gronde, se cherche des boucs émissaires, des chefs charismatiques (à
qui, curieusement, les petits-bourgeois hébétés passeront ce
qu'ils n'ont pas toléré chez des dirigeants moins totalitaires) et
des lignes politiques volontaristes. Tant que la question de
l'ubiquité sociale ne sera pas résolue, les mêmes blocages
provoqueront les mêmes dérives idéologiques et politiques. Dans
ces conditions, on ne s'étonnera plus des syndicalistes casseurs de
grève – ils défendent le confort politique de leurs avantages
relatifs –, de la conversion des partis dits de gauche aux
politiques ultra-libérales – ils défendent un modèle dans lequel
ils se retrouvent – ou les trahisons plus ou moins assumées des
'anti-systèmes' de tout poil. C'est que la politique, l'idéal, la
probité, l'égalité, c'est bien beau mais quand il s'agit de
défendre le modèle économique, plus personne ne crache dans la
soupe de sorte que les velléités d'opposition les plus bruyantes
capitalisent une colère pour en neutraliser les aspects
émancipateurs.
Les relations à l'immigration économique constituent un cas école
flagrant de cette logique doublement subparadoxale de blocage :
le libre échange avec des pays tiers aux normes sociales moins
élevées a économiquement parlant exactement le même effet que
l'immigration puisque la liberté de circulation des marchandise rend
le lieu de production indifférent. La mise en concurrence des
travailleurs locaux avec des travailleurs extérieurs moins chers
aligne les prix du travail sur le bas ou, pour le dire en termes
techniques, participe de la déflation salariale, de l'augmentation
du taux d'exploitation. Pour autant, que ces travailleurs en
concurrence soient situés dans un pays étranger avec lequel il y a
des accords de libre-échange – c'est-à-dire quasiment
l'intégralité de la planète – ou qu'ils se trouvent sur le
territoire national n'a aucune influence en termes de
concurrence, de déflation salariale ou d'augmentation du taux
d'exploitation. Pour revaloriser les salaires, il suffirait de
fermer les frontières – dans cette logique – ce qui augmenterait
les prix à condition que le législateur national s'en mêlât et
diminuerait la plus-value de consommation. La haine de l'immigré
reflète cette contradiction entre le fait de vouloir profiter de la
plus-value de consommation des produits importés et l'envie de
conserver un mode de vie comme un privilège inaccessible aux
étrangers. Mais la politique de fermeture bute rapidement sur son
côté subparadoxal. Soit un régime opte pour la fermeture des
frontières aux biens et aux personnes, pour un protectionnisme
strict mais, à ce moment-là, il diminue le niveau de vie en
augmentant les prix des marchandises qui étaient importées ;
soit il opte pour un libre-échange, sa politique de fermeture des
frontières aux migrations n'étant alors qu'un chiffon rouge sans
conséquence économique puisque, sous la pression inchangée de la
concurrence, les salaires continuent leur pente descendante. En
refusant la fermeture des frontières aux produits étrangers,
l'extrême-droite entend conserver son train de vie, ce qu'elle
compromet … en laissant les frontières ouvertes à la déflation
salariale ou à l'augmentation du taux d'exploitation, à ce qu'on
appelle le dumping social. La solution protectionniste serait
coûteuse mais la fermeture aux flux migratoires ne change
absolument rien en termes économique, c'est un blocage.
Il est en tout cas tentant de faire le parallèle entre la volonté
paradoxale de préserver des privilèges de l'extrême-droite et la
rancœur et la haine qu'inspire la nécessaire impuissance dans
laquelle cette posture politique met les agents sociaux.
L'asociété petite-bourgeoise se bloque et, se bloquant comme
processus d'individuation individuel et collectif, elle met en scène
le spectacle de son existence sur les décombres de sa force de vie
dans des tableaux toujours plus sinistres, toujours plus outranciers.
La politique devient une galerie commerciale de démagogues – s'il
faut en croire Baudrillard37,
l'unique sens de la politique est un sens négatif, un sens de rejet
du FN, le reste est mort et, au fond, le FN sert de polarisation
ultime du politique, de théâtre au maintien de la fiction de son
existence. De même, l'art est récupéré par les banquiers qui, en
achetant les signes de la richesse que prétendent être les œuvres
d'art en dénaturent la fonction humanisant, signifiante première.
On pourrait aussi parler de la mode, des arts de la scène ou des
chrématisticiens, des docteurs Diafoirus aussi fats qu'inefficaces.
L'usure sémantique de la petite-bourgeoisie coincée dans ses
contradictions construit le story telling, les histoires
identitaires. Ces histoires viennent se substituer à la vie vécue
de la même façon que les signes misérables de la richesse viennent
se substituer à la prospérité.
Ce point de vue sur la petite-bourgeoise n'est pas construit de
l'extérieur. Il s'agit d'une analyse d'un groupe social dont nous
faisons partie, analyse sans concession mais sans haine. Que l'on
juge le profond désarroi qui traverse cette classe sociale et on
admettra que l'analyse des blocages économiques de cette classe joue
plus comme une offre de service que comme une condamnation.
En tout cas, pour un mouvement social et politique, quel qu'il soit
et quelle que soit la portée de ses espérances et de son horizon
idéologique, il importe de ne pas faire l'impasse sur le blocage de
l'ubiquité sociale, c'est que, à nier un blocage, on y demeure, on
y construit un faux-self, un univers de représentation délirant
sans lien avec un vécu. Ce blocage a ses fragilité, il ne peut être
combattu par la négativité mais par le changement de cadre, par le
changement de point de vue : il s'agit de faire autre chose, une
chose qui, dans la perspective d'un mouvement politique ou social,
donne envie aux gens, leur permette une individuation et ne recours
pas à l'identité de masse. Les pistes sont alors légion, aussi
improbables qu'efficaces – ne suffit-il pas d'une panne de courant
pour que les voisins les plus froids se mettent à parler, à se
rencontrer et à inventer une forme de vie spécifique, ni angélique,
ni diabolique mais humaine ? Cette sortie en situation du
paradigme classique dépasse l'opposition de classe
prolétaire-employé et bourgeois-propriétaire lucratif. Que la
situation s'ancre ou non, qu'elle s'inscrive dans un rapport de force
entre mondes ou non importe peu ici : l'existence de la
situation atteste de toute façon l'existence d'un en-dehors,
d'un au-delà de l'axe de classe.
Proposition
201
L'impuissance
politique de la petite-bourgeoisie, ses blocages, amènent à des
mises en scène de plus en plus spectaculaires et effrayantes des
ersatz de sa défunte puissance.
Proposition
202
La
sortie interstitielle des identités de classes atteste la
possibilité de leur dépassement.
Proposition
203
Penser
le cadre permet d'imaginer et de construire des ailleurs.
Proposition
204
Penser
dans le cadre condamne au blocage.
|
Exit
Les subparadoxes ne peuvent en aucun cas se débloquer par la
dialectique d'une quelconque négativité puisque ils organisent des
contraires paradoxaux. On pourrait schématiser les choses par
une image empruntée à la physique. La force y est représentée par
un vecteur. Le vecteur a un sens, une direction, (ainsi
qu'une intensité et un point d'application sans
intérêt dans notre image). La logique paradoxale s'inscrit sur un
axe, sur ce que les physiciens appellent la direction. Cette
direction englobe tous les multiples – positifs ou négatifs – de
la force considérée. Si la voiture fait marche arrière ou si elle
fait marche avant, le vecteur aura la même direction, ce sera le
même axe, mais le sens sera opposé.
Les subparadoxes s'organisent selon des axes d'opposition (de sens
opposés diraient les physiciens). Pour quitter les blocages
subparadoxaux il est nécessaire (et non suffisant, nous
allons le voir) de prendre d'autres axes, d'autres façon de poser le
problème. Pour continuer avec notre métamorphose physique, cela
peut aussi bien être des axes parallèles avec un point d'appui
distinct que des axes sécants ou gauches. La notion de parallèle
s'applique bien à la question du changement de point de vue, de
manière de considérer les choses, à un changement deux alors que
les droites sécantes (et, a fortiori, gauches) sont des
axiomatiques étrangères. Le changement 2 interroge les causes de
l'ubiquité sociale. Les Papous incarnent une axiomatique étrangère.
Mais les changements ne seront pas nécessairement induits par un
changement d'axe, par une modification de perspective qui ne soit ni
en adhésion d'un modèle économique, ni en opposition. Toute
proposition étrangère au capital est susceptible d'être assimilée
du fait de l'accumulation du capital et de la nécessaire captation
d'énergie extérieure à l'économie-système qui lui est
consubstantielle. Pour éviter qu'une proposition, qu'une réalité
ne soit absorbable par le capital, il faut en étudier les modalités
de fonctionnement et voir en quoi elles préparent (ou non) par
similitude ou par opposition l'extension du mode de production
capitaliste. La famille ou la violence sociale traditionnelle ne sont
en rien des valeurs alternatives au capital, elles sont parfaitement
utilisables comme unités de domination ou comme rouage de
fonctionnement du capital. Les institutions, États ou syndicats,
sont porteurs également de cette même dérive alors que ni la
famille, ni l'institution, ni le marché ne sont d'essence
capitaliste. Leur évidente incarnation du pouvoir les rend
facilement utilisables dans le cadre de la violence symbolique et
physique que régit la violence sociale du capital. Par contre, dans
la démocratie directe ou dans la démocratie syndicale directe des
travailleurs, l'engagement du contre-pouvoir peut jouer à plein et,
du fait du rapport de force induit par la démocratisation des
structures, leur sens économique peut changer. Pour autant, ce n'est
pas l'État ou le syndicat en soi qui peut modifier la logique du
capital, c'est un rapport de force entre une altérité hors de l'axe
du capital (opposition-adhésion) et le capital lui-même. Ce rapport
de force peut s'incarner dans l'institutionnel mais il ne prend pas
la forme d'institution a priori, puisque cette modalité
d'organisation du champ politique et social est trop proche – elle
est sur la direction, sur l'axe du capital pour pouvoir en demeurer
sauve – en tant qu'opposition subparadoxale.
Ces questions, pour oiseuses et théoriques qu'elles paraissent, sont
de première importance pour comprendre les causes des blocages et
les sources possibles de dynamisme sachant qu'une société et un
individu qui ne peuvent s'individuer, qui ne peuvent ni vouloir, ni
pouvoir, ni devenir sont condamnés à mort. Nous entrevoyons avec un
peu de vertige la perspective qui s'ouvre à notre réflexion :
il s'agit de construire une science des blocages, des dynamismes et
des déblocages, des changements d'axe, possibles ; une science
de la rencontre et de ses évitements.
Proposition
205
Nous
avons l'ambition de créer une science économique de la rencontre
et de ses évitements.
|
Fondation d'une science économique
Comme nous avons exploré les différents ressorts de l'économie,
nous pouvons formaliser notre démarche en tant qu'herméneutique de
l'économie considérée comme réseau de sens. L'intérêt de cette
démarche est immédiat : il s'agit de comprendre de manière
prospective, avec une perspective politique, une volonté
d'incarnation, d'individuation, d'interaction avec ladite économie,
la sémiologie de l'économique et, forts de cette compréhension,
d'en appréhender le dynamisme, d'en prévoir l'évolution et,
partant, d'en proposer une bonne pratique.
Pour commencer, nous devons définir aussi bien l'économie – et
que mes lecteurs me pardonnent si cette définition intervient au
bout de cet ouvrage, ex post, et non comme il eût été
d'usage, ex ante, avant d'aborder mon étude. Il fallait
fonder une pratique sur une étude partielle et partiale des enjeux
économiques contemporains et de leurs formulations par les analystes
les plus pointus ; fort de cette pratique, nous avons construit
(et défini) la science économique. Nous définirons l'économie
comme l'étude et la compréhension des mécanismes de la production
matérielle humaine. Ces mécanismes comprennent aussi bien des
aspects strictement matériels – les technologies, les outils de
production ou la gestion du personnel – que métaphysiques. Les
relations à la matière s'inscrivent dans des rapports à la nature,
à la société qui n'ont rien de naturels mais sont déterminés,
construits, structurés par une pensée analogique, par une
conception métaphysique, par une foi. L'économie doit étudier
aussi bien ces rapports que les théogonies qui les sous-tendent.
Cette pensée analogique, sacrée, religieuse qui fonde l'économique
marque aussi bien le psychisme individuel que les sociétés humaines
en tant que telles.
L'argent importe parce que les pressions sociales le rendent
important. Les pressions sociales rendent l'argent important parce
que l'horizon métaphysique des sujets sociaux est pavé d'espace de
représentation, de liens au matériel et au sacré qui n'ont rien
de naturel. L'économique construit ensuite le social, les
rapports à la nature et à la société. Dans un mouvement
d'influence réciproque, l'économique et le monde psycho-sensibles
se répondent et se construisent l'un l'autre.
La dynamique de l'économique est marquée par la négativité pour
être dialectique, par le paradoxe quand elle s'effondre ou par le
subparadoxe quand elle se bloque. Une science économique se doit
d'étudier toutes ces différents modalités évolutives et, en
conséquence, l'articulation de la négativité en contraires, en
contradictoires ou en subcontraires et ce à tous les niveaux que
nous avons évoqués : la matière, les relations à la nature,
la pensée magique, le psychique et le social.
La dynamique de l'économie est aussi marquée par la positivité. Il
faudra distinguer l'identité stable, l'identité qui n'est pas
l'objet d'évolution, de rencontre ou de devenir, de la
singularisation, des processus de rencontre, de devenir et, partant,
de définition en acte des entités, des sujets individuels ou
collectifs. Le sujet qui s'individue avec le monde et par l'acte est
un sujet mémoriel. Sans mémoire, sans lieu de langage commun, sans
code partagé, sans pairs, le passé n'existe pas et, sans passé, la
source du désir se tarit. Stiegler distingue38
trois types de rétentions. La rétention primaire est celle des
sens ; elle construit le perçu et est modelée par le monde du
percepteur ; la perception secondaire est la mémoire, ce qui
construit l'identité dynamique interactive du sujet. À partir de
ces fonds de mémoire – fussent-ils évanescents – le sujet se
représente le monde et, du coup, y inscrit les perspectives dans
lesquelles il pose ses actes d'individuation. La rétention tertiaire
concerne ce que nous appellerions aussi bien des machines que des
techniques mnésiques. C'est l'ensemble des objets, des dispositifs
qui supportent la mémoire.
Cette articulation collective de la mémoire et de l'identité
explique pourquoi, au-delà du lieu, c'est la langue, les codes, les
visions du monde qui construisent les sujets sociaux. C'est cette
identité-là que défendent les militants contre les bétonneuses,
les Indiens contre l'armée mexicaine ou les quartiers contre la
gentrification. Il s'agit chaque fois de sauver une forme de vie, un
espace, une manière de voir le monde et de le dire en lien avec un
ancrage39.
L'individu et son monde, son identité, son dire- monde ne peuvent se
séparer. On ne peut nier ce monde sans obérer les désirs et
l'incarnation de puissance de l'individu. Les résistants à
l'avancée du monde sans monde défendent leur peau.
Proposition
206
La
défense et le peuplement de lieux est une défense de la capacité
à la rencontre, de la puissance du sujet individuel et collectif.
Proposition
207
Nous
parlons de guerre civile quand il s'agit de lutte entre une forme
de vie, une puissance de rencontre et l'asociété.
|
L'économique est aussi bien l'étude de la production de valeur
économique, de la violence sociale, de son articulation matérielle
et spirituelle, de son intériorisation psychique et sociale par les
agents concernés que l'étude de la production de valeur concrète,
de la résistance du travail concret contre la violence sociale.
À ces conditions, l'étude économique peut avoir l'ambition de
comprendre, de ne plus courir après des modèles théoriques aussi
complexes qu'inopérants. À ces conditions, l'économie peut devenir
une science de construction de mondes et non de gestion, de
gouvernement. Avant toute chose, on veillera à distinguer la
chrématistique, l'art plus ou moins savant de faire de l'argent qui
intègre les mathématiques financières de l'économie. La
chrématistique ne présente aucun intérêt scientifique, elle est
vénale. L'économie comme science susceptible d'aider l'humanité à
l'heure où les défis proprement économiques se multiplient
s'impose, par contre, comme vecteur de changement, d'émulation
intellectuelle. Mais, il faut intégrer dans la science économique
tout ce qu'une bonne science doit intégrer, à savoir, notamment :
- étudier des faits vérifiables, pas de l'anthropologie de comptoir
- émettre des hypothèses susceptibles d’être infirmées
- étudier la subjectivité de l'observateur, faire la critique de la
théorie économique au regard de la subjectivité-auteur, de
son regard métaphysique, de ses relations avec la violence sociale,
etc.
- construire et déconstruire les catégories, les mettre en cause et
insister sur leur contingence, leur refuser toute
naturalisation, affirmer leur caractère politique
- poser, reposer et imposer les questions du sens, du sujet, du désir
et de la puissance
Nous aurons compris à ce stade que la construction de la science
économique que nous appelons de nos vœux est irréductiblement
étrangère à ce qui s'en prétend aujourd’hui. On veillera à
distinguer la chrématistique et son apparat pseudo-scientifique de
la pensée des lois, du métabolisme, des blocages et des dynamismes
matériels.
À l'instar de toute science, l'économie à fonder doit intégrer la
problématique de l'observateur. En effet, l'observateur fait partie
du problème observé puisqu'il est partie prenante et, de manière
encore plus sournoise, le problème observé fait partie de
l'observateur, il en a intégré les codes, les manières de voir et
l'horizon métaphysique. Nous éviterons de tomber dans le mutisme du
solipsisme ou dans le bavardage de l'holisme par le recours au doute
et, autant que faire ce peut, à la variété des sources – variété
en termes de champs scientifiques aussi bien que variété en termes
d'espaces sociaux.
Cet écueil plus contourné que levé, nous interrogerons de manière
systématique l'intention de l'économiste, son regard – cette
démarche devra être intégrée à toute démarche économique à
portée scientifique. Cette intention constitue l'acte illocutoire,
la nécessité pré-communicationnelle à l’œuvre dans l'écrit,
dans l'étude. La subjectivité n'invalide en rien la science dans
la mesure où elle est assumée en tant que telle.
Nous
avons vu que l'argent est un signal sans signifié et qu'il
distillait une logique de signifiant sans signifié, que ce qu'il
signifiait, c’était
sa nature de signe, c'était l'économie-système elle-même.
Nous avons vu que le capitalisme étendait cette tendance en faisant
disparaître les propriétés des producteurs, des marchandises et du
travail, de l'acte d'humanisation de la nature, lui-même. L'argent
est une fiction, une histoire qu'on raconte. On fait comme si son
existence était objectivable alors que, fondamentalement, il s'agit
d'un mythe qui ne tient que dans la mesure où il trouve des
ouailles. Pour reprendre une image évangélique : la logique de
l'argent, c'est toujours le veau d'or.
Mais
son culte organise
la production, la consommation, le psychisme et la société. Le
mythe de l'argent fonctionne en gigogne, de manière fractale et
affecte de manière analogique
les
champs humains, la société, le langage, l'usine, les sciences,
l'outil, le syndicat, l'urbanisme, etc. à toutes les échelles.
C'est
dire que l'économie fonctionne comme une série de poupées russes –
que l'on se situe au niveau matériel, psychique, social,
métaphysique, on retrouve les mêmes structures, le même mode de
pensée en actes et la même logique. L'économique fonctionne de
manière analogique : chaque niveau renvoie aux autres niveaux
sans que l'analyse, la division des niveaux amène grand-chose à la
compréhension. L'économique s'inscrit – en tout ou en partie –
dans une logique analogique et non dans une logique analytique. Il ne
s'agit pas d'analyser les éléments comme des éléments logiques
séparés mais d'identifier les répétitions de structures entre les
niveaux logiques en tant qu'éléments signifiants. Ce n'est pas un
hasard si l'argent est anal, qu'il correspond à une angoisse et que,
par ailleurs, l'accumulation tente de détacher la valeur du travail
vivant – ce qui, nous vu, est une sinistre impossibilité – ce
n'est pas un hasard si la déqualification de la marchandise par sa
valeur d'échange répond à la déqualification du producteur par
l'industrie et à la déqualification de l'humain par la consommation
de masse, ce n'est pas un hasard si le désir devient identité de
marque, story telling
au
moment où l'argent devient une fiction accumulée, une histoire
possible de tableaux, de comptes off shore ou
que le politique devient une entreprise de séduction par … story
telling.
Nous nommerons la logique du mode associatif, analogique, la pensée
magique.
Ces
associations sémantiques récurrentes sont signifiantes même si –
et dans la mesure où – elles s'articulent à des niveaux
différents. Si l'on veut penser la propriété, il faut la penser
métaphysiquement, pour en mesurer
les
implications de la propriété sur le matériel. La valeur elle-même
est une mise en image, une pensée analogique. La valeur économique
est la pensée analogique qui organise la violence sociale ; la
valeur d'usage est la pensée analogique implicite qui organise les
relations humaines avec la nature. L'économique ressort de la pensée
magique – et doit être traité en tant que tel. L'argent est une
pensée magique. La richesse (et la misère) sont des pensées
magiques. Le matérialisme en tant que rapport à la matière –
qu'il soit marxiste ou libéral plus ou moins orthodoxe
– est
une pensée magique ; la science est une pensée magique. La
science économique doit conjurer la malédiction du capital, de
l'accumulation et de la propriété lucrative en étudiant sa pensée
magique. L'action économique doit formuler de nouvelles pensées
magiques. L'économique propose, le politique dispose – or le
politique est affaire de désir collectif, de rencontre, d'histoire
et, finalement, de rapport au sacré.
À
la lumière de l'analogie – analogie de rapports ou rapports
d'analogie, on peut voir l'importance de notre travail de
catégorisation. Deux propositions peuvent être compatibles ou non,
distinctes strictement ou non. Dans tous les cas, elles peuvent
entretenir des rapports de positivité – c'est le cas des
propositions identiques ou d'une proposition singulière – ou de
négativité – c'est le cas des contraires, des contradictoires,
des paradoxes et des subparadoxes.
Toutes
ces catégories déterminent la dynamique des événements. Alors que
l'information fonctionne comme flux de signes sans signifiés, comme
une énergie sans qualité – à l'instar de la valeur monétaire ou
des flux financiers – nous allons examiner la qualité et des
propositions et la modalité de leur articulation. Nous avons vu que
la négativité permet le dynamisme, la tension, de la dialectique
alors que les paradoxes s'effondrent, disparaissent et que les
subparadoxes
perdurent
sous le mode du blocage. De la même façon, l'identité demeure sans
mouvement, sans dynamisme, elle est prise dans la tautologie 'moi,
c'est moi' et s'exile de l'identité mémorielle collective en
devenir, de son devenir 'le moi devient', alors que le singulier
permet la rencontre. Il n'y a pas de travail concret, pas
d'interaction humaine avec la nature sans un minimum d'identité
dynamique pour poser l'acte en tant qu'agent social et culturel et un
minimum de singularité pour devenir dans l'acte productif ou
consommatoire. C'est ce second aspect que compromet l'extension du
capitalisme et l'universalisation de la petite-bourgeoise et de ses
blocages.
Cet équilibre rompu entre l'identité, le mémoriel, la « rétention
secondaire » chère à Stiegler, menace la viabilité de
l'économie en général. On ne peut produire sans une interaction
avec la nature, on ne peut consommer sans désir, on ne peut
s'engager sans perspective. Or, la nature, le désir et les
perspectives dépendent de l'équilibre entre l'individuation et
l'identité. De la même façon, la prolétarisation obère le
devenir de l'industrie. Produire n'est plus un acte singulier posé
par un sujet désirant, c'est une opération effectuée par un agent
contrôlé. L'objet technique devient une machine, la créativité
devient protocole et aussi bien le besoin de travail concret,
d'interaction avec la nature que son plaisir disparaissent. Il faut
gagner sa vie,
il faut gagner à la sueur de sa soumission et de son ennui le droit
d'une vie pourtant prodigalement offerte.
Proposition
208
L'idéologie
du capital a tué le travail.
Proposition
209
L'idéologie
du capital estime que le vivant doit mériter,
gagner le
droit de vivre.
Proposition 210
L'idéologie
du capital épargne les propriétaires lucratifs ; la
propriété leur est acquise par droit naturel ou
divin.
Proposition 211
L'idéologie du capital
entend tout accaparer, tout mettre sous la coupe d'un propriétaire
lucratif : la création, la pensée, la terre, l'émotion,
les animaux, la génétique, la science, l'espace public, etc.
Proposition 212
L'accaparement (ou
enclosure) demande des barbelés et des gardiens.
|
L'économie
veillera à étudier aussi bien les processus d'individuation
économique – aux
niveaux
matériel,
psychique, social ou
biologique – que les processus opposés de prolétarisation. On
pourrait définir la prolétarisation comme la déqualification de
l'énergie, des signaux économiques, comme l'extinction du sens et
du signifié ; on pourrait définir l'individuation comme son
exact inverse, comme l'interaction entre un sujet (matériel,
biologique, individuel ou collectif selon les catégories de
Simondon) et un environnement, comme une interaction qui permet de
devenir,
de construire une spécificité aussi bien du sujet que de son
environnement.
Le mouvement entamé par les enclosures, par la mise en propriété
privée des forêts communales se poursuit avec les accords sur la
propriété intellectuelle, sur le brevetage du vivant. Il s'agit
d'une dépossession de l'environnement en tant que facteur
d'individuation – du point de vue du collectif privé de l'usage de
la forêt, de la semence, de la chanson – et son affirmation comme
principe d'identité tautologique – du point de vue de « ceux
qui ont » comme de celui de « ceux qui n'ont pas ».
Le mouvement de privatisation et de transformation de la propriété
d'usage en propriété lucrative appauvrit les interactions, les
possibilités de singularisation aussi bien pour ceux qui en sont
victimes que pour ceux qui en sont complices. C'est ainsi que
l'aiguillon de la nécessité va pouvoir faire son œuvre de
conformation du sujet social aux impératifs de plus-value de valeur
économique.
L'économie
étudiera le mouvement d'enclosure, de patente, de barbelés et
pourra prendre parti dans la guerre en court entre la propriété
lucrative et la propriété d'usage, entre l'identité et la
singularité. La violence sociale s'est organisée comme une guerre à
la liberté d'usage, elle a dépossédé les producteurs de leurs
savoirs et de leurs savoirs-faire, elle s'est approprié les désirs
des consommateurs et a coincé
le
corps social dans une classe ubiquiste intrinsèquement bloquée. Le
blocage de la petite-bourgeoise ouvre la porte au désespoir qui
cautionne, qui justifie à l'occasion d'une des crises séculaires,
la barbarie que génère l'accumulation. La question du dépassement
du blocage petit-bourgeois est une question vitale pour notre
devenir, pour la paix civile et pour la paix entre les nations. Notre
sécurité et notre prospérité à tous en dépendent. La question
petite-bourgeoise générée par l'économie la menace en retour et,
avec elle, tout ce qui peut ressembler à une civilisation, à un art
de vivre ensemble, au plaisir de la culture sous tous ses aspects.
Derrière les barbaries plus ou moins fascistes, c'est le vide, c'est
le désespoir des nôtres qu'il faut penser et dépasser en
actes sauf
à vouloir sombrer dans l'abîme auquel nous condamne la disparition
des qualités, de l'identité dynamique, de l'ethos dans le lucre et
la soumission tristes, la disparition de la puissance et du désir
dans les passions tristes, ennemies de notre force de vie.
1Voir
la note 41 ci-dessus au sujet des changements 1- changements 2.
2Selon
la formule heureuse de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe,
Gallimard, 1949.
3Voir
C. Delphy, L'ennemi principal (Tome 1): économie
politique du patriarcat, Syllepse, 1998.
4Delphy,
L'Ennemi principal,
op. cit. sur
l'exploitation domestique matérielle des femmes, sur la
hiérarchisation sociale de la violence domestique.
5À
ce sujet, il nous faut signaler le remarquable
travail de réflexion du groupe Vidas Precarias (ici,
<https://www.diagonalperiodico.net/blogs/vidas-precarias>,
en espagnol).
6Marcuse,
L'Homme unidimensionnel,
op. cit.
7Ce
que les tenants du libéralisme nomment les « lois du marché »
sont en réalité les « lois du marché régi par le
capitalisme » (c'est-à-dire pour Friot, les institutions de
la propriété lucrative, du temps de travail comme source de la
valeur économique et de l'accumulation). Le fait de prendre une
partie (le marché régi par le capitalisme) pour le tout (le
marché) est une faute logique que l'on nomme latius hos. C'est
l'erreur que l'on fait, par exemple, si, comme Socrate est mortel et
que mon âne est mortel, l'on déduit que Socrate est mon âne.
Socrate est un mortel, de la catégorie des hommes mortels et mon
âne est un mortel de la catégorie des « mon âne mortel »,
deux subcatégories distinctes d'une même catégorie générale
(mon âne et Socrate sont appelés à mourir).
8G.
Simondon, L'individuation psychique et collective,
op. cit.
9Stiegler,
De la misère symbolique,
op. cit.
10Platon,
La République,
livre VII.
11Pour
reprendre la critique de T.W. Adorno, in La dialectique négative,
Payot & Rivages, 2003, notamment, p. 149 : La
non-séparation que [Heidegger]
célèbre de l'existence et de l'essence dans
l'être est ainsi appelée du nom de ce qu'elle est : caractère
aveugle du rapport de nature, fatalité de l'enchaînement, négation
absolue de la transcendance, qui fait des trémolos dans le discours
de l'être. L'illusion inhérente au concept de l'être est cette
transcendance ; mais sa raison est que les déterminations
heideggeriennes, celles de l'être-là, comme détermination de la
détresse de l'histoire humaine réelle jusqu'à nos jours, sont
retirées, qu'elles se défont du souvenir de cette histoire.
12L'Être-là.
13Marcuse,
Eros et civilisation,
op. Cit. p. 52.
14Voir
l'excellent ouvrage : R. Gori, La Fabrique des imposteurs,
Les Liens qui Libèrent, 2013.
15Voir
Zygmunt Bauman, La Société assiégée,
Hachette, 2005.
16Lordon,
Capitalisme désir et servitude, op.
cit.
17J.
Baudrillard, À l'ombre des majorités silencieuses ou la fin du
social,
voir, par exemple, p. 89 : Ayons pourtant un
souvenir ému pour l'incroyable naïveté de la pensée sociale et
socialiste, d'avoir pu hypostasier ainsi dans l'universel et ériger
comme idéal de transparence une « réalité » si
totalement ambiguë et contradictoire, pire : résiduelle ou
imaginaire, pire : d'ores et déjà abolie dans sa simulation
même : le social.
18Il
n'est bien sûr pas question ici d'un quelconque « éternel
féminin » ou autres fadaises du même tonneau.
19Voir
Tiqqun II, op. cit. sur la science des dispositifs.
20Selon
la formule de Gramsci, L'ancien se meurt, le nouveau ne parvient
pas à voir le jour, dans ce clair-obscur surgissent les monstres.
21C.
Dejours, Aliénation et clinique du travail, in Actuel
Marx 1/ 2006 (n° 39), p. 123-144. URL
: <www.cairn.info/revue-actuel-marx-2006-1-page-123.htm>.
22B.
Giraud, Derrière la vitrine du
dialogue social : les techniques managériales de domestication des
conflits du travail, in Agone
n°50,
janvier 2013. Le
blogue Terrains de lutte reprend cet
article
disponible sur la toile
<http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/?p=2755>
en français, en intégralité
23Voir
la note 39 ci-dessus.
24Voir
à ce sujet, B. Friot, Émanciper le travail,
op.cit.
25Selon
OkeaNews qui reprend les statistiques officielles d'Eurostat,
ELSTAT, la Banque de Grèce, l’Institut du Travail de la
Confédération générale des travailleurs de Grèce, et l’Institut
de recherche universitaire de santé mentale (EPIPSY), les salaires
grecs ont baissé de 38 % depuis 2008 ; les salaires de
retraite de 45 %; le PIB, de 25 %; le chômage a augmenté
de 190,5 %, etc. L'activité concrète, la production concrète
se sont bien sûr effondrées dans la foulée.
26Par
exemple, selon Esther Yu-Hsi Lee dans un article de Think Progress,
le secteur de la construction aurait tué 400.000 personnes aux
États-Unis depuis 1970 – l'équivalent de plus de fois les pertes
US au Vietnam.
27Signalons
l'inquiétant phénomène de « salaryman » au Japon, ces
employés déclassés qui doivent décompresser dans des débits de
boisson après leurs interminables journées de travail pour éviter
l'effondrement nerveux, le karoshi.
28Collectif,
Ituc global rights index, The world
worst countries for workers,
2014, disponible ici :
<http://www.ituc-csi.org/IMG/pdf/survey_ra_2014_eng_v2.pdf>.
29Informations
officielles disponibles sur le site du Service Publique Fédéral,
http://www.emploi.belgique.be/detailA_Z.aspx?id=950#AutoAncher1.
30Voir
le fameux F. de Saussure, Cours
de linguistique générale,
Paris, Payot, « Grande bibliothèque Payot »,
1995 (1916).
31Voir
notamment R. Barthes, Mythologies, op.
cit.
32Pour
donner un bel exemple de fausse alternative, on peut mentionner des
phrases adressées aux enfants genre : « Tu veux nettoyer
ta chambre ce soir ou demain ? » ; « Tu veux
de la sauce avec les endives ? », etc. Les alternatives
empêchent subtilement l'enfant de ne pas ranger
sa chambre ou de ne pas manger
d'endives.
33…
et parce que, en observant les faits, les pays qui investissent dans
les salaires connaissent généralement
une
croissance de leur PIB alors que les pays qui font la guerre aux
salaires – notamment aux salaires socialisés – traversent
généralement tous
une dépression économique plus ou moins sévère.
34Voir
l'extraordinaire Dictionnaire des idées reçues
de
Flaubert.
35Selon
Max Weber, Le métier et la vocation d'homme politique
(Politiks als Beruf), in Le Savant et le politique, Plon
1959, Trad. J. Freund.
36Et
ce, même si l'on suit Pierre Clastres dans son opposition entre la
société et l'État, entre deux formes d'organisation des règles
sociales. Cf. P. Clastres, La Société contre l'État,
Les Éditions de Minuit, 1974-2011.
37J.
Baudrillard, À l'ombre des majorités silencieuses ou la fin du
social,
Sens&Tonka, 1997.
38Stiegler,
De la misère symbolique, op.
cit. voir notre note 33 sur le sujet ci-dessus.