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Avant d'inventorier les contradictions économiques, nous devons développer quelques concepts logiques
- La logique aristotélicienne exclut le tiers. Soit une
proposition est juste (ou vraie), soit elle est fausse, il n'y a pas
de troisième (de tiers) valeur de vérité possible. La valeur de
vérité des différentes propositions permet de construire une
grammaire de leur combinaison en fonction de leur articulation
logique, par exemple :
A&B
|
A
|
B
|
V
|
V
|
V
|
F
|
V
|
F
|
F
|
F
|
V
|
F
|
F
|
F
|
Il faut que A et B soit vrais tous les deux pour que la combinaison
A&B soit vraie. Dans tous les autres cas, si A est faux et/ou si
B est faux, cette combinaison A&B est fausse.
Exemple :
A&B
Soit
A= « J'ai fait un accident »
Soit
B= « Je suis en tort »
Pour
que A&B se vérifie, il faut que les propositions A et B soient
toutes les deux vraies. Si je suis en tort mais que mon comportement
ne provoque pas d'accident, A est faux et donc A&B est faux.
J'aurai juste eu une petite frayeur. De même, si j'ai un accident
mais que je suis dans mon droit, B est faux et, donc, A&B est
faux. Les assureurs qui examinent A&B ne me rembourseront pas si
A&B est vrai ou, le cas échéant, rentreront dans leurs frais en
augmentant leurs primes d'assurance.
Dans ce tableau de combinaisons, la valeur de vérité des
propositions ne peut être que vraie ou fausse. Il n'y a pas de
troisième terme, il n'y a pas d'autre valeur de vérité possible.
- La dialectique fait surgir un troisième terme d'une
contradiction initiale.
La dialectique du maître et de l'esclave, par exemple, repose sur un
équilibre qui peut être complexe. Sans l'esclave, le maître n'est
pas maître alors que sans le maître, l'esclave se porte beaucoup
mieux. Alors que l'esclave n'a rien, il a tout à gagner, alors que
le maître a tout, il a tout à perdre. Ceci induit, paradoxalement,
un rapport de force favorable à l'esclave qui peut se résoudre par
les révolutions, l'affranchissement ou par la violence physique
contre les corps des esclaves pour maintenir cet ordre traversé de
tensions.
Pour ce qui nous intéresse, nous allons voir dans quelle mesure dans
le champ économique des oppositions de termes appellent une
résolution en changement (le troisième terme qu'appellent les deux
termes contradictoires n'est ni le premier, ni le second mais une
troisième réalité à son tour porteuse de contradiction).
Typiquement – pour reprendre la dialectique marxiste, la noblesse
s'oppose au tiers état à la fin de l'ancien régime, c'est
l'avènement de la bourgeoisie comme classe dominante qui va résoudre
ce conflit dans une situation porteuse d'une nouvelle contradiction :
les prolétaires sont opposés aux bourgeois.
- Nous ne pourrons pas faire l'impasse non plus sur une troisième
forme logique, le paradoxe. Le paradoxe est un raisonnement
impossible, une faute logique. Avant d'en préciser le mécanisme, il
faut rappeler que A est vrai quand son opposé,
(non A) est faux et que A est
faux quand son opposé
est vrai. La notion d'opposé régit le principe de tiers exclu –
si l'on sort de ce cadre, on quitte la logique de tiers exclu. Par
exemple, « il fait beau » et « il ne fait pas
beau » sont des propositions opposées (A et
). Par contre, « Socrate est un homme » et « Socrate
est un chien » ne sont pas des propositions opposées, ce sont
des propositions distinctes (A et B) : ce n'est pas parce que
Socrate n'est pas un homme qu'il est un chien – il peut s'agir d'un
cheval ou d'une planète.
On peut noter le paradoxe de deux façons en écriture logique :
A&
(une proposition et son
contraire, A et
). En logique de tiers exclu, cette proposition est toujours
impossible (si A est vrai,
est faux, si
est vrai, A est faux). Pour autant, des situations telles que
l'ubiquité sociale s'apparente à cette position angoissante.
A→
(une proposition entraîne sa négation). Cette proposition implique,
tout simplement
quoi qu'il arrive. Si gagner de l'argent vous en ôte, vous serez de
toutes façons impécunieux.
- La logique modale fait la différence entre les opposés, les
contraires et les subcontraires. Nous avons créé la notion de
subcontraire pour illustrer notre propos. Nous allons nous expliquer
sur cette catégorie à notre connaissance inexistante en tant que
concept ci dessous. Nous avons, pour les opposés :
(9.1) si A est le contradictoire
de B (chaud et pas chaud)
Les propositions A et B ne peuvent ni vraies ni fausses en
même temps. Si l'une est vraie, l'autre est fausse. Par exemple, les
propositions « je suis en bonne santé » et « je
suis malade » ne peuvent être ni vraies, ni fausses en même
temps. S'il l'une est fausse, l'autre est vraie ; si l'une est
vraie, l'autre est fausse.
(9.2) si A est contraire
à B (chaud et froid : il peut ne faire ni chaud, ni froid)
Les propositions A et B ne
peuvent être vraies
en même temps mais
elles peuvent être fausses toutes les deux. Par exemple, A= « Je
mens » et B= « Je dis la vérité » ne peuvent être
vraies en même temps mais, si je me tais, ces deux propositions
peuvent être toutes
les deux fausses.
(9.3) si A est subcontraire
à B (nous empruntons cette appellation à la logique modale,
l'énoncé « quelques hommes sont blonds » et « quelques
hommes ne sont pas blonds » sont subcontraires, ils ne peuvent
être faux en même temps : il existe forcément des hommes
blonds OU non blonds)
Les propositions A et B ne
peuvent être fausses
en même temps mais
elles peuvent être vraies toutes les deux.
Ces considérations générales
étant posées, nous pouvons aborder les différentes contradictions
économiques dans de bons termes – nous nous référerons
systématiquement aux concepts tels que les avons définis ici.
Proposition
146
Les
contradictoires ne peuvent être ni vrais ni faux simultanément2.
Proposition
147
Les
contraires ne peuvent être vrais simultanément.
Proposition
148
Les
paradoxes ne peuvent être vrais, ils entraînent leurs
contraires.
Proposition
149
Les
subparadoxes ne peuvent être niés, leur contradictoire entraîne
son contraire, leur négation se nie elle-même.
Proposition
150
Les
contradictions amènent un dynamisme par leur tension, c'est la
dialectique.
|
Ressources et avidité
L'accaparement des ressources et la généralisation de la propriété
lucrative mettent les prolétaires en situation de dépendance par
rapport au vouloir des propriétaires des outils de production. Sous
la pression du besoin, de la nécessité de gagner un salaire, les
prolétaires exécutent les tâches les plus éloignées de leurs
propres intérêts : ils financent l'accumulation de capital qui
se retourne contre eux. Ceci explique pourquoi la démocratie reste
une utopie quand on passe dans le monde professionnel, quand on
franchit les portes de l'entreprise ou du bureau, ceci explique
pourquoi les conditions de vie, la qualité de l'environnement, des
travailleurs est dégradée par l'activité-même de ces
travailleurs.
Nous avons donc
- un système économique qui accapare les ressources humaines et
naturelles et les épuise (A)
- ce système a besoin d'un extérieur, de marché extérieur pour
solvabiliser la valeur économique distraite par l'accumulation ε
(B).
En équation logique, nous
avons :
(9.4)
capitalisme → A et capitalisme
→ B
avec
(9.5)
A →
si les ressources extérieures,
si les marchés extérieurs sont épuisés (A), il n'y a plus de
marché extérieur pour solvabiliser la valeur ajoutée non réalisée
(
)
or, de (9.4) on peut déduire –
c'est un modus
tollens, une
forme de logique qui fonctionne comme dans cet exemple :
si
tous les hommes sont mortels (A → B) et que mon chef-d’œuvre est
immortel (
), alors mon chef-d’œuvre n'est pas un homme (
→
).
(9.6)
il n'y a plus de marché
extérieur (
) → il n'y a plus de capitalisme (
)
Le
capitalisme épuise l'extérieur dont il a besoin pour se maintenir
et pour s'étendre. Cet extérieur, c'est aussi bien la psychologie
humaine, le désir, les forêts vierges, les ressources naturelles,
le pétrole ou le temps humain. Cette façon de poser les choses a
quelque chose de oiseux : si les êtres humains disparaissent
tous, la question de la pérennité du capitalisme perd toute
importance.
Nous
avons donc le système économique (A) qui génère son
contradictoire (
) : à terme, dans la mesure où l'extériorité du capitalisme
est épuisable, cela entraîne la disparition du capitalisme, le
capitalisme est un système paradoxal selon les termes que nous avons
définis.
Par
contre, indépendamment de ce paradoxe d'un système économique qui
tue sa poule aux œufs d'or, le sort des ressources pillées demeure
en suspend. Si le capitalisme doit disparaître de son paradoxe, il
doit entraîner avec lui le
dans notre équation (9.5), c'est-à-dire la disparition de
l'intégralité de l'extérieur pillé par le marché capitaliste.
Ceci implique donc la disparition de l'intégralité des terres
vierges exploitables, de l'ensemble de la connaissance et des
savoirs-faire humains utiles au travail concret, de la volonté et de
la puissance de singularité humaine, de la faune exploitable, du
temps libre, des ressources minérales et énergétiques. Aussi
incroyable, aussi énorme que paraisse le paradoxe capitaliste des
ressources, c'est celui que la mer, la terre, les humains, les
loisirs, l'intelligence, la créativité, la singularité et la
volonté humaine traversent en ce moment. Le fait que l'ensemble
de
l'extérieur au capital soit impliqué dans ce paradoxe unit des
réalités, humaines, sociales, psychiques ou biologiques, des
réalités animales et minérales, pose de
facto un
nouveau sujet pour penser l'économie : ce qui est extérieur
aux marchés capitaliste et, en tant que tel, est menacé dans la
nécessaire extension destructrice infinie de ce système.
On
mesure sans peine l'immensité des enjeux qu'esquisse notre étude de
l'économie à la lumière de ce lien entre la disparition paradoxale
et inéluctable d'un mode d'organisation de la violence sociale, d'un
mode de production et de ce qui lui est extérieur tant la vie-même,
l'être ensemble, la sensibilité, le devenir de l'espèce et de son
écosystème sont menacés. Avant ces disparitions, pour les éviter
autant que pour les comprendre ou pour analyser la formidable
entreprise d'appauvrissement en cours3,
il fallait que nous menions notre réflexion au bout. Mais, une fois
le paradoxe principal posé, voyons d'autres modalités logiques à
l’œuvre dans ce
qui
se passe.
Proposition
151
Le
système capitaliste menace les ressources extérieures dont il se
dépend. Il est paradoxal et menace de disparaître en faisant
disparaître tout ce qui lui est extérieur, les ressources
naturelles et humaines.
|
La productivité du producteur baisse comme les autres ressources naturelles
La productivité du travail humain concret est soumise à condition.
L'humain ne travaille pas sans raison, sans motifs, sans espoirs,
sans aspiration. Dans la phase historique de la violence sociale de
la naissance, antérieure au capitalisme, c'est la contrainte, la
nécessité ou l'envie qui poussent les gens à travailler. Avec
l'industrialisation, seule demeure la nécessité. Elle combine la
privation de l'accès à l'usage des ressources naturelles ou des
outils de production et la généralisation des prix à l'ensemble
des biens et des services. La violence sociale du capitalisme par le
truchement de la nécessité s'est imposée en inspirant l'incivisme,
la résistance, le sabotage, la maraude contre la propriété privée
des bois, des usines, des champs ; elle s'est imposée par la
violence contre les personnes que le capitalisme spoliait sous des
dehors légalistes.
Le keynésianisme a mis du baume
sur le cœur des exploités en leur prodiguant un confort très
relatif – au prix du fordisme, de la perte de sens dans un travail
mécanisé, rationalisé jusqu'à la folie. Ce confort des ouvriers
les rendaient prisonniers d'un mode de vie qui les abrutissait.
Les relations de travail perdent
de leur intérêt, de leur force puisque chacun travaille de son
côté, pour sa propre carrière. L'individualisation extrême des
rapports de production, la dissolution du sujet social collectif
comme forme de vie et comme force de désir, de singularisation,
correspond à une crise de sens du travail, aussi bien concret
qu'abstrait : on n'a plus de raison d'aller travailler. On ne
travaille plus pour servir la patrie, pour être bon croyant ou pour
se conformer à une image sociale – même si cette dernière cause
motrice demeure. On travaille dans son propre intérêt. À en
croire les manuels de management, de gestion du stress, on travaille
pour cultiver sa propre réussite ou ses aptitude à occuper le poste
de travail. Le travail dans l'emploi devient sa propre justification
dans un raisonnement circulaire, solipsiste, dans lequel le désir
est exilé. L'idéalisme de l'individu qui est lié à ce mode de
gestion du travail rend l'activité professionnelle pathogène. Les
conflits sociaux, les conflits avec le patrons ou avec les collègues
sont psychologisés, leurs aspects politiques et l'intrication de ces
conflits avec les rapports de production sont évacués du champ de
représentation.
La conflictualité sociale est
déportée dans le champ individuel et se manifeste sous forme de
dépression, de schizophrénie, de burn-out. En terme de travail
concret, un dépressif névrosé drogué peut rester aussi productif
qu'un individu qui aurait moins de problèmes. Mais tous les
employés doivent passer par ces états extrêmes pour parvenir à
continuer à travailler puisque, sous l'effet de la concurrence, les
pratiques managériales et la gestion du personnel s'uniformisent
pour maximiser la productivité des techniques de production. Les
maladies et les comportements à risque que génère la gestion des
ressources humaines compromettent à moyen terme la productivité des
intéressés. L'impératif de productivité à court terme a tendance
à tuer la productivité à long terme. Un turn-over élevé permet,
par exemple, de comprimer les salaires (c'est-à-dire d'augmenter le
taux d'exploitation) mais, en empêchant la fidélisation de la
main-d’œuvre, il empêche aussi sa qualification aux besoins
spécifiques de l'unité de production. De même, la contrainte des
heures supplémentaires et de la pression sur les cadres peut
augmenter leur productivité pendant quelques semaines mais leur est
fatale à long terme … sauf s'ils apprennent à carotter ce qui, du
point de vue de l'investisseur, n'est pas nécessairement une bonne
affaire. Mais les carotteurs et les tire-au-flanc permettent
paradoxalement au système de durer : ils tiennent à travers
les stress, les paradoxes et les pressions. À l'extrême, c'est
l'image de la production qui est mise en scène dans des grand-messes
incantatoires, à travers les bilans de compétences, les animations,
le team building, les bilans chiffrés ésotériques. Mais
derrière ce clinquant, on ne trouve qu’un carottage pompeux et
stérile.
La dégradation des conditions
de production affecte toutes les ressources. On a d'abord extrait le
pétrole abondant et facile d'accès ; aujourd'hui, on fore à
des kilomètres en eaux profondes. De la même façon, les ressources
humaines font l'objet de recherches, de développement de
psycho-machines plus ou moins rigoureuses pour tenter d'extraire les
derniers barils de travail concret humain. Les crises que traversent
toutes les ressources naturelles, le pétrole, l'eau, l'uranium, le
charbon et l'humain, inscrivent à nouveau l'humain dans la vie comme
ressource naturelle parmi d'autres, comme unus inter pares. La
modalité de la ressource naturelle humaine est le temps – de la
même façon qu'il faut du temps pour que le blé pousse, pour que la
pluie tombe, il a fallu des millions d'années pour se constituent
les réserves de charbon, de pétrole ou de gaz.
Note 42. Le subparadoxe
Comme
le capitalisme est un système paradoxal, il doit disparaître selon
le principe du paradoxe. Or nous constatons que le capitalisme
traverse les crises les plus brutales, qu'il met les pays à feu et à
sang, qu'il affame des populations, détruit les pays les plus
prospère sans pour autant disparaître en tant que système. Il ne
peut donc s'agir d'un paradoxe mais d'une figure logique plus
subtile. Nous avons vu que les propositions pouvaient s'organiser en
contraires, contradictoires et, en transposant un terme propre à la
logique modale à la logique propositionnelle, en subcontraires.
Nous avons vu que la proposition « système de violence sociale
organisée en économie capitaliste de marché » ne provoquait
pas sa disparition alors même qu'il tarissait les ressources
extérieures dont il a besoin pour perdurer. Ces contradictions
entraînent des crises cycliques de destruction de valeur mais ne
détruisent pas le capitalisme en tant que tel.
Pour
comprendre la logique du subcontraire, du subparadoxe, on peut la
comparer à ce que subissent les malades harcelés par les processus
d'activation institutionnels dans ce que l'on nomme le syndrome de la
porte tournante. Si les patients sont malades, ils sont soignés.
S'ils sont guéris, ils sont « activés » et renvoyés au
travail sous emploi. Comme leurs maladies sont liées aux modes de
management psychogènes de l'emploi, une fois qu'ils sont retournés
dans l'emploi, ils retombent malades. Dans ce contexte, la maladie
est subparadoxale : sa négation (la non-maladie, la guérison)
entraîne la négation de la négation (la maladie). Le sujet en
proie à cette logique subparadoxale est coincé dans sa
maladie, il ne peut en échapper par la négation, par les tensions
internes ; il ne peut, dans un mouvement fataliste, qu'admettre
sa maladie comme état, comme substance propre et, ce faisant,
contribue bien malgré lui à se fermer toute perspective sanitaire
ou professionnelle. Sa maladie devient un statut, une identité qui
lui colle à la peau, une malédiction, un destin.
Pour
sortir de cette impossibilité logique – le capitalisme doit se
détruire puisqu'il est paradoxal mais il ne se détruit pas) –
nous pouvons considérer un moment que la proposition « système
capitaliste » ne soit pas le contradictoire de « économie
extérieure (accaparée) » mais son subcontraire. On peut avoir
tout à la fois un système capitaliste et des modes d'organisation
de la violence sociale qui cohabitent. Mais on ne peut avoir quelque
chose qui ne soit ni capitaliste, ni étranger au capitaliste. Ces
propositions, « capitaliste » et « étranger au
capitaliste » peuvent être vraies ensembles mais ne peuvent
être toutes les deux fausses simultanément. C'est cette situation
de cohabitation de propositions ni contraires, ni contradictoires
mais subcontraires, de propositions qui ne peuvent être
simultanément fausses que nous sommes tentés de nommer un
subparadoxe4.
Le subparadoxe est une proposition dont la négation est un paradoxe.
Soit A une proposition subparadoxale,
(9.7)
La
proposition A ne peut être niée puisque sa négation entraîne la
négation de la négation et que la proposition A est subparadoxale
(la négation de A est incompatible avec la négation de son
contraire). La négation de la proposition A entraîne un paradoxe,
donc, la négation de A est impossible.
Ceci
nous permet de comprendre pourquoi, tout en épuisant des ressources
extérieures qui se renouvellent de leur côté, le capitalisme en
lui-même en apparence paradoxal ne disparaît pas. En effet, pour
disparaître, il faudrait qu'il génère non son subcontraire avec
lequel il peut cohabiter – on peut avoir simultanément une
économie capitaliste et une économie non capitaliste – mais son
contraire ou son contradictoire avec lesquels il ne peut cohabiter
sans provoquer des tensions porteuses d'évolution.
Ce
point peut paraître spécieux mais il est fondamental. Il nous
permet de comprendre pourquoi le capitalisme ne disparaît pas du
fait de ses paradoxes : ce ne sont pas des paradoxes mais des
subparadoxes. De même, la dialectique est induite par la présence
de deux éléments irréconciliables – la bourgeoisie et le
prolétariat. Les tensions nées de leurs intérêts ennemis sont
censées se résoudre dans un troisième terme (la société sans
classe) porteur à son tour de contradictions qui amèneront le stade
de développement ultérieur. Mais, en appliquant la logique du
subparadoxe, nous avons vu que les éléments sociaux en présence,
les classes sociales pouvaient être vraies en même temps – la
petite bourgeoisie est aussi bien une classe intégralement
bourgeoise qu'une classe intégralement prolétaire et elle tend à
s'universaliser dans le corps social – mais ne pouvaient être faux
en même temps : on ne peut pas être ni bourgeois, ni
prolétaires dans un système économique capitaliste. De ce fait, la
négativité des contradictions nécessaires à la dynamique
dialectique est absente. Ceci explique pourquoi, en dépit d'intérêts
sociaux irréconciliables, en dépit de tensions sociales majeures,
le capitalisme demeure comme mode d'organisation de la violence
sociale. Pour que le capitalisme soit dépassé, il faudrait que les
sujets sociaux qui le composent fussent incompatibles et non
subcontraires.
Ceci
explique pourquoi, en dépit des dysfonctionnements innombrables, en
dépit de la faible représentativité sociale, en dépit de la
faible crédibilité, en dépit d'une amoralité criminelle et d'une
injustice patente, le capitalisme ne disparaît pas : il
faudrait que les forces sociales en présence fussent incompatibles,
que l'argent, que la rémunération ne donnât point accès à des
avantages secondaires qui poussent les victimes à être complices
actifs de leur oppression.
Logiquement,
ceci signifie que la dynamique de dépassement du capitalisme ne peut
venir du capitalisme lui-même mais qu'elle doit venir d'ailleurs. Ce
sont des conquérants extérieurs qui ont envahi un Empire Romain
devenu tigre de papier, pour ainsi dire sans coup férir, parce que
cet Empire était tout à la fois incapable de se transformer,
d'évoluer ou de disparaître ; à l'instar du capitalisme
moderne, il était traversé de réalités subcontraires et manquait
de contradictions, de paradoxes pour pouvoir ou évoluer ou
disparaître. Les forces logiques avaient néanmoins fini par avoir
raison de la cohérence de l'Empire, de sa puissance.
Note 43. Les changements 1, les
changements 2 et les sub-paradoxes
Watzlawick
définit les changements 1et 25 :
« a)
le changement 2 modifie ce qui apparaît du changement 1 comme étant
une solution, parce que, vue dans la perspective du changement 2,
cette « solution » se révèle la clé de voûte du
problème qu'on tente de résoudre.
b)
alors que le changement 1 semble toujours reposer sur le bon sens
(par exemple sur une recette du genre 'plus de la même chose') le
changement 2 paraît bizarre, inattendu, contraire au bon sens (…)
c)
ces techniques s'occupent des effets non des causes supposées, par
conséquent, la question capitale est quoi, et non pourquoi
d)
[le
changement 2] place la situation dans un nouveau
cadre. »
Les
changements 1 font perdurer un système. Ils sont des tentatives
d'adaptation fonctionnelle à une inadaptation systémique. Les
changements 2 recadrent et modifient le système au lieu de s'en
adapter les éléments.
La
négativité – que ce soit sous forme de contradictions ou de
paradoxes – permet les changements 2 dans la mesure où elle
atteste la nature dysfonctionnelle du système mais elle peut
s'évacuer en changement 1 sous la pression d'une inertie, de
subparadoxes, de blocages. La négativité dynamique et la notion de
changement 2 partagent une commune ouverture vers une perspective de
changement de cadre.
La liberté et l'aiguillon de la nécessité
Le projet philosophique, le dieu dans la tapisserie du système
économique fondé sur l'argent en général et le capital en
particulier, c'est l'abolition de la violence sociale de la naissance
de l'ancien régime d'une part, et, d'autre part, c'est l'avènement
d'un individu sans qualité6.
Ce projet peut susciter une adhésion à condition d'incarner de
manière crédible une certaine voie de libération humaine.
L'émancipation des pesanteurs de l'ancien régime, la liberté
d'êtres égaux en droit butte pourtant, nous l'avons dit, sur la
violence de la propriété lucrative des moyens de production et sur
la férocité implacable de l'aiguillon de la nécessité.
L'aiguillon de la nécessité entrave la liberté, c'est un concept
contradictoire avec
celui de liberté. Celui qui est guidé par l'aiguillon de la
nécessité n'est pas libre et celui qui est libre n'est pas guidé
par l'aiguillon de la nécessité. Pour le dire autrement,
l'aiguillon de la nécessité nécessairement lié à la propriété
lucrative, n'est d'application que dans la mesure où la liberté ne
le sera pas et la liberté ne régnera que dans la mesure où les
sujets sont délivré de l'aiguillon de la nécessité. Le
raisonnement qui vise à justifier l'idéologie, la mythologie de la
violence sociale capitaliste s'appelle un paradoxe puisqu'il lie deux
éléments contradictoires dans une impossibilité logique. Si le
capitalisme libère, il doit délivrer de l'aiguillon de la
nécessité ;
s'il utilise l'aiguillon de la nécessité, c'est qu'il ne libère
pas.
On considérera ce raisonnement comme un paradoxe sauf à définir la
liberté comme un concept compatible avec l'aiguillon de la
nécessité. La liberté se réduit alors à un système d'échange
de valeurs économiques et de biens et de services à prix mais
n'implique rien en terme de volonté, de puissance, de devenir ou de
temps humains. Prise dans ce sens, dans le sens de 'liberté de
commerce entre égaux en droit' la liberté devient alors compatible
avec l'aiguillon de la nécessité, avec la mise en esclavage des
nécessiteux mais cette acception de la liberté devient un argument
infiniment moins porteur – et l'utilisation de cet argument de la
liberté dans le sens de « droit d'investir et de commercer »
est à tout le moins captieuse.
Indépendamment des arguties autour des acceptions du concept
abstrait de « liberté », le recours à un nominalisme
strict n'empêche pas le doute quant à la justice et la justesse
d'un asservissement qui brandit l'étendard de la liberté.
Assurément, l'étendard galvaude le mot, fatigue les auditeurs des
discours mais ne jugule en rien le sentiment très concret, très
incarné, de vies encadrées, d'existence pré-déterminées,
caractérisées par l'impuissance et le fatalisme.
Par
ailleurs, c'est sur la base de ce sentiment confus d'insupportable
déterminisme économique et social que la violence sociale est
ressentie en tant que telle et apparaît pour ce qu'elle est (et ne
cesse d'être
naturalisée) :
la domination violente de certaines catégories d'humains sur les
autres, l'accaparement des ressources (humaines et naturelles) par
certains au nom du « droit ». Quand la violence sociale
est perçue comme un joug pénible, comme une contrainte violente, le
projet historique de naturaliser cette violence sociale est condamné
en tant que perspective politique fédératrice de désirs
collectifs. Le politique ne retrouve ses lettres de noblesse, sa
crédibilité en tant que force de proposition collective que dans la
mesure où elle fait
advenir
la puissance et la singularité de l'existence humaine, ce qui
implique a minima l'abolition
de la propriété lucrative et la l'avènement de démocratie de
l'économie, aussi bien de la production que de la consommation.
Faute de ce projet minimal, le politique continuera à cultiver le
sentiment de rejet, d'impuissance. Il s'attardera à bavarder sur des
thèmes secondaires et l'extrême-droite continuera à polariser le
politique par ses outrances sulfureuses.
De la même façon que l'agitation du cadre, son acédie, se
substitue à son acte, à sa volonté, à son devenir, le fascisme
mime le sens du politique par le muscle ou le leader sans y toucher –
en ce sens, en dépit des dégâts infinis qu'il peut occasionner, il
est condamné à l'échec en tant que projet politique de sens. Le
sens ne peut être créé par l'identification à une nature commune,
à des propriétés intrinsèques, il ne peut se déployer que dans
l'acte, dans l'incarnation de la volonté – aussi bien individuelle
que collective. Mais le fascisme ne propose pas d'acte, il norme les
manières d'être en fonction d'une idée de société, de valeurs
communes (obéissance, sacrifice, service, etc.). Nous avons pourtant
vu le lien entre les tendances liberticides du totalitarisme social
et la désincarnation des existences et l'émergence des
individus-masse. Le système libéral, loin de favoriser la liberté,
restreint au contraire les possibles, augmente le conformisme –
dans le management, dans le fascisme ou dans l'orchestration des
désirs par les médias de masse et, nous l'avons dit, par
l'aiguillon de la nécessité.
À
ce stade, la liberté n'est pas une propriété du capitalisme mais
un totem. C'est la
trace
de l'interdit du père primitif tué, de la mort de la créativité
intériorisée
sous la forme de normes et d'obligations sociales, sous la forme de
névrose.
Libre échange, accumulation et guerre de tous contre tous
À en croire la vulgate libérale, le libre échange est censé
enlever toute propriété intrinsèque aux parties et l'esprit de
lucre est censé apaiser les mœurs. Le marché est censé faire
jouer sa « main invisible »7
au mieux des intérêts humains. La violence sociale capitaliste
était porteuse de la promesse de la fin des guerres de religion, de
la fin des guerres des seigneurs. Cette promesse a indéniablement
été tenue mais on ne peut dire si c'est parce que la ville ne
devait plus être protégée par un seigneur qu'elle a pu commercer
en paix ou si elle a pu commercer en paix parce qu'elle ne devait
plus être protégée par un seigneur qui lui demandait des droits,
des impôts pour ce faire. Ce débat, pour passionnant qu'il soit,
connaît sans doute autant de réponses qu'il y a de situations
locales ou d'intérêt de débatteur à défendre un point de vue
plutôt que l'autre. La question que nous pouvons débattre, par
contre, du point de vue des réalisations civilisationnelle du
capitalisme est celle de la paix.
La paix des manants contre les seigneurs est indéniablement acquise.
Nous n'avons plus à craindre des seigneurs voisins envahisseurs ou
de ruffians sans foi ni loi qui nous pillent. Le capitalisme a
pacifié les échanges humains mais l'accumulation entretient la
nécessité de conquêtes de marché permanentes, la guerre s'exporte
alors sans fin. Par ailleurs, les modes de communication industriels
ont rapproché culturellement et économiquement des régions
auparavant isolées sans qu'elles se fassent la guerre. Nous ne
penserons pas le capitalisme convenablement si nous faisons l'impasse
sur ses acquis. Par contre, le capitalisme n'a pas aboli toute
guerre. Les guerres ont changé de forme : ce qui était
tentatives brutales d'appropriation par des seigneurs est devenu
conflits ethniques, guerres civiles, ou guerres entre États –
généralement asymétriques depuis l'avènement de la menace ultime
de l'atome.
La seconde guerre mondiale a fait plus de 40 millions de morts – un
chiffre qu'on ne peut rapprocher que des victimes des grandes
épidémies apocalyptiques du moyen-âge, des épidémies pendant
lesquelles il fallait littéralement brûler les cadavres à la pelle
pour tenter de juguler l'infection. Pour autant, cette guerre
mondiale – et celle qui l'a précédée et les conflits qui l'ont
suivie – est œuvre humaine et s'inscrit dans la logique du système
capitaliste. Il ne s'agit pas de conflit entre puissances, entre
intérêts pré-capitalistes mais entre puissances industrielles
libérales. Nous avons évoqué le problème de l'accumulation, ε,
qui est retiré de la valeur ajoutée. Ce retrait de la valeur
ajoutée doit être compensé par la conquête de nouveaux marchés8
(des marchés nouvellement acquis au capitalisme, donc) qui
remplacent cette disparition de capital. La première réponse à
l'impossibilité, au paradoxe à long terme de l'accumulation
exponentielle, est la colonie. Il s'agit de transformer un territoire
et une population en client captif, en substitut à cette
accumulation qui disparaît du circuit économique. De même, les
conflits entre États-Nations au XXe siècle – qu'il s'agisse des
deux guerres mondiales ou des conflits postérieurs, asymétriques,
entre une hyperpuissance, les États-Unis (ou l'URSS) et un plus
petit pays acculé à la guerre d'escarmouche, au maquis –
répondent à des impératifs économiques multiples :
1. Il s'agit pour les
hyperpuissances agresseuses, dans la continuité de
la logique coloniale, de se garder, de conquérir des marchés captif
qui permettent d'augmenter l'accumulation intérieure.
Avec la solvabilisation de la
demande par l'accaparement de la demande d'un marché externe, les
cycles économiques peuvent durer plus longtemps avant de
s'effondrer, ce qui permet de pousser le taux d'exploitation et de
diminuer la structure organique du capital au pays en
question. L'accumulation augmente le taux d'exploitation (Pl/V) et
diminue la structure organique du capital (C/V) avec le temps or la
réalisation externe du capital accumulé sur de nouveaux marchés
captifs extérieurs permet de prolonger les cycles d'accumulation. Il
y a donc un lien économique entre la colonisation – y compris sous
des formes plus ou moins modernes « d'ingérence » ou
« d'intervention humanitaire » - et l'exploitation du
prolétariat en métropole. Précisons que les guerres
« humanitaires » ne dérogent en rien à ce principe et
que les « aides » humanitaires sont souvent une façon de
fiscaliser la demande interne, de mettre sur les comptes de l'État,
du contribuable des dépenses qui profitent à l'industrie intérieure
(ce qui peut être utile quand les ménages sont appauvris par la
guerre au salaire, par l'augmentation du taux d'exploitation) et sont
envoyés à des fins plus ou moins heureuses à l'autre bout de la
terre. Les aides en Afrique servent à écouler les stocks de
céréales transgéniques américaines dont l'Europe ne veut plus,
elles servent à construire des centrales électriques nucléaire en
Indonésie sans que l'État ait les moyens techniques et financiers
de les entretenir … bref, l'aide au développement sert souvent à
construire des éléphants blancs qui sont autant de juteux marchés
pour les entreprises des pays « donateurs » et de
juteuses créances pour les banques des pays « donateurs ».
Avec des amis pareils, le tiers-monde n'a plus besoin d'ennemis. On
se souviendra que, lors de la récente guerre en Irak, les industries
américaines de sécurité, de pétrole, de génie civile ont sauté
sur ce pays comme des sauterelles : il s'agissait pour elles de
faire des affaires, du profit. En termes macro-économiques, les
États-Unis avait trouvé un client de rêve pour écouler leur
production : ce client était solvabilisé par le pétrole dont
les États-Unis avaient besoin.
2. Il s'agit pour les puissances
nationales de prendre le dessus sur des rivales, des concurrentes, de
leur prendre des marchés, de réaliser l'ε à la place des
concurrents.
L'objectif économique
d'une guerre
entre nations, c'est de réaliser sa propre accumulation, d'accaparer
chemin faisant des ressources étrangères à son industrie propre,
en empêchant les autres nations de faire de la même. Les guerres
nationales tentent de délocaliser les contradictions internes, l'ε,
à l'étranger. Comme tous les pays font la même démarche, les
industriels et les financiers de tous ces pays sont particulièrement
intéressés à ce genre de calcul.
3. La guerre est inflationniste,
nous l'avons vu, elle permet une destruction
gigantesque de
valeur.
En termes de valeurs d'usage,
les usines, les maisons ou les écoles sont bombardées. En terme de
valeur économique, pendant le conflit, les salaires sont comprimés
au maximum mais, au terme du conflit, la nécessité d'investissement
et de reconstruction de l'appareil industriel et immobilier mobilise
la force de travail, ce qui augmente mécaniquement les salaires
puisque la main-d’œuvre est amputée de ses forces vives du fait
des victimes, des morts et des invalides, de la guerre. Cette
destruction de valeur annihile l'accumulation antérieur (pour une
partie) mais permet au processus d'accumulation de durer, permet aux
contradictions de l'accumulation de ne pas faire effondrer le
système. Le système d'accumulation et de propriété lucrative
survit alors qu'il fait sombrer la civilisation, l'outil productif et
des populations humaines innombrables. Au terme des guerres, la
demande immense de main-d’œuvre rééquilibre le rapport
travail-capital dans la répartition de la valeur ajoutée, du PIB,
ce qui marginalise l'accumulation. Au fond, ce qui permet de
redémarrer l'économie après une crise de surproduction, après une
guerre, c'est l'immense investissement humain dans les salaires
consenti vollens nollens. Cet investissement peut être
consenti en faisant l'économie de conflits meurtriers : il
suffit d'augmenter la part salariale dans la valeur ajoutée et,
accessoirement, d'entreprendre des projets ambitieux.
Le capitalisme amène une
certaine paix et induit une certaine guerre. Les guerres capitalistes
sont inévitables puisque elles trouvent leurs causes dans le
fonctionnement même de l'accumulation. C'est en comparant les deux
types de guerre, celles des seigneurs de guerre et celles de
l'accumulation, qu'il faut apprécier l'influence du libre échange,
de la propriété lucrative sur la paix.
Par ailleurs, la production
capitaliste impose la concurrence de tous contre tous. Pour
l'emporter sur la concurrence, les producteurs doivent laisser
baisser leurs salaires ou dégrader leurs conditions de travail –
ce qui sape les bases de la production économique. Cette guerre de
tous contre tous prend surtout l'aspect de tout le monde contre
soi-même, de chacun contre lui-même, contre son salaire, contre ses
conditions de travail, pour l'acceptation de la ruine de la
singularisation de la volonté, etc.
Proposition
152
Le
capitalisme n'a pas aboli les conflits mais en a changé la
nature.
Proposition
153
En
termes économiques, les conflits capitalistes ont pour objet de
détruire la valeur économique accumulée ou de trouver des
marchés pour les marchandises produites, pour solvabiliser la
production.
|
La surproduction
Nous avons parlé de cette contradiction dans une note. Nous n'y
reviendrons que brièvement et, pour ceux que cela intéresse, nous
invitons à relire la note sur la surproduction et sur la crise
ci-dessus. Comme les agents économiques sont en concurrence, ils
doivent comprimer leurs coûts pour l'emporter, pour être moins
chers que leurs concurrents. Pour comprimer les coûts, nous avons vu
que le seul levier efficace – à qualité de production inchangée
– ce sont les salaires. Pour comprimer les salaires, on peut
diminuer les prestations et les cotisations sociales, diminuer les
salaries individuels, augmenter la quantité de travail pour un
salaire inchangé (et donc diminuer le nombre de postes de travail
rémunérés pour une même production concrète) mais, de toute
façon, c'est la masse salariale qui est comprimée à un niveau
macro-économique.
La compression salariale satisfait les employeurs individuellement
mais collectivement, comme tous les clients des employeurs
sont désargentés faute de salaire, ils perdent leur carnet de
commande, leurs usines tournent à vide. Comme les usines tournent à
vide, elles licencient, comme les travailleurs sont chômeurs, ils
n'ont absolument aucune possibilité d'acheter quoi que ce soit et,
comme plus personne n'achète quoi que ce soit, les usines ferment,
etc.
C'est ce qu'on appelle une crise de surproduction. Nous avons
expliqué que les crises de surproduction étaient une tendance
lourde du capitalisme du fait de
- la concentration de richesse de l'accumulation
- l'augmentation du taux d'exploitation (pl/V)
- l'augmentation de la composition organique du capital (C/V) et
marginalisation des salaires
- baisse du taux de profit (pl/C+V).
L'augmentation du taux d'exploitation et de la composition organique
du capital est liée à la combinaison de la lutte contre la baisse
du taux de profit (il faut baisser le V du dénominateur pour
compenser l'augmentation du C) et de la concurrence (on ne peut
augmenter les prix face à la concurrence).
Nous avons vu que l'effondrement est inéluctable et cyclique dans
des autodafés géants de destruction de la valeur – et que même
le keynésianisme qui avait pu limiter le taux d'exploitation, qui
avait pu augmenter la part des salaires n'avait pu contrecarrer la
tendance lourde à la baisse du taux de profit.
Proposition
154
Les
paradoxes capitalistes ne détruisent que des forces extérieures.
De ce fait, le capitalisme est un système subparadoxal : il
ne disparaît pas de ses contradictions.
Proposition
155
Il
est vain d'attendre du capitalisme qu'il s'effondre sous ses
propres contradictions.
Proposition
156
Le
dépassement du capitalisme ne peut se faire que par des éléments
extérieurs et
non subparadoxaux.
|
Note 44. L'impossibilité de la dialectique dans un système
capitalisme
(9.8)
figure du paradoxe (rappel)
Pourtant,
si l'on considère la valeur de vérité de la violence sociale du
capital, de la propriété lucrative et de l'accumulation, elle ne
peut entraîner sa propre chute que si elle est paradoxale (voir 9.1
ci-dessus) ou elle ne peut entraîner la dynamique dialectique que si
elle est traversée de réalités concomitantes irréconciliables (de
contradictoires). Ce n'est pas le cas parce que le capitalisme est
composé de réalités subcontraires, d'éléments différents mais
compatibles. De ce fait, l'accumulation et la baisse du taux de
profit, la course à la productivité et l'assèchement du pouvoir
d'achat des clients vont de pair.
Ils
ne font pas disparaître le capitalisme parce que ce ne sont pas des
réalités contradictoires mais subcontraires : les propositions
(capitalisme – extérieur au capitalisme) ne sont pas
contradictoires mais leur négation est paradoxale (non capitalisme –
non extérieur au capitalisme). L'aspect paradoxal de la négation du
capitalisme rend cette négation impossible, ce qui obère toute
dynamique dialectique liée aux tensions entre les composantes en
présence. Les tensions se résolvent dans des crises cycliques de
production, des catastrophes économiques, des innovations
technologiques, des faillites, la conquête de nouveaux marchés
(nouveaux parce que liées à des pays hors capitalisme ou à des
désirs jusqu'alors extérieurs à ce mode d'organisation de la
violence sociale), des famines locales, des défauts, des crises de
la dettes, des crash boursiers sans que jamais le système lui-même
ne trouve dans l'opposition de forces en présence le dynamisme de
son évolution dialectique ou dans la force de ses antagonismes
internes la source de son effondrement. Ce système perdure en
nuisant profondément à ce qui lui est extérieur. Pour dépasser
les cycles ravageurs du capitalisme, il ne faut pas compter sur une
force interne – dialectique ou paradoxale – puisque les choses
fonctionnent sur le mode subparadoxal mais il faut attendre le salut
d'un extérieur, de quelque chose qui n'est pas partie
prenante de la logique du système de violence sociale capitaliste,
salut qui doit venir avant que cet extérieur ne soit intégré à la
dynamique d’absorption du capitalisme.
À force d'accumuler les subcontraires, le capitalisme cultive la
faiblesse, l'impuissance des agents économiques et de leurs outils
productifs : la schizophrénie, l'injonction paradoxale9,
la dissonance cognitive10
marquent la cohabitation des subcontraires, poussent à
l'impuissance, tétanisent les acteurs économiques enschémés dans
des réseaux de perception distincts, dans des intérêts sociaux
subcontraires.
Apports du marché et limites du capital
Arrivés à ce point de notre approche des contradictions, des
paradoxes et de ce que nous avons nommé les subparadoxes, après
notre fresque historique de l'évolution de la violence sociale, nous
pouvons esquisser un premier bilan des apports – et des limites –
du capitalisme et du marché par rapport à l'économie et au
dynamisme socio-économique.
Nous rappelons que le marché implique la valeur économique et la
marchandise à prix. Le marché n'est pas nécessairement capitaliste
puisque le capitalisme implique en outre la propriété lucrative des
moyens de production, l'accumulation et le marché de l'emploi comme
mode d'organisation de l'activité productive. Nous avons vu qu'on
pouvait avoir une marchandise à prix – qui soit donc issue du
marché – qui n'ait rien de capitaliste, qu'elle vienne d'un mode
de production auto-gérée, de la fonction publique ou quelle soit le
fruit du labeur d'esclaves – et nous pouvons avoir un bien ou un
service capitaliste qui n'ait pas de prix, comme, par exemple, une
rue refaite par une entreprise privée : cette rue est mise à
disposition gratuitement, elle n'a pas de prix mais les travailleurs
sont employés par des propriétaires lucratifs. Le prix de cette rue
est intégré dans le prix d'autres marchandises (capitalistes ou
non) par le biais des impôts. La valeur économique intégrée dans
les prix dépasse la seule valeur économique capitaliste. Les impôts
(dans la mesure où ils sont dévolus à la fonction publique) et les
cotisations sociales (dans la mesure où elles sont dévolues aux
salaires sociaux) sont intégrés dans les prix de biens et de
services qu'ils ne réalisent pas eux-mêmes et, ce faisant,
augmentent le PIB, la valeur ajoutée, d'autant.
Le marché a affranchi de la violence sociale antérieure, la
violence sociale de naissance puisque les rapports de castes
n'entrent pas en ligne de compte dans les échanges marchands. Par
contre, le capitalisme a organisé la violence sociale selon des
modalités liberticides. La combinaison de la soumission au diktat de
l'aiguillon de la nécessité, de la privation d'accès aux
ressources communes et de la contrainte du prix liée au marché rend
la marge de manœuvre ridicule pour les producteur. Par ailleurs,
dans le faire, l'industrialisation combinée à la concurrence réduit
à rien la singularisation de l'acte producteur, le rapport à la
nature singulier du producteur. De même, la consommation-masse
dessine une identité d'individus-masse sans singularité, un devenir
sans événement, un être sans rencontre.
L'appauvrissement considérable de la volonté, de l'incarnation
humaine est pourtant à mettre sur le compte du seul capitalisme et
non du marché. En effet, l'existence de marchandises à prix (et de
salaire, et de valeur économique) n'implique pas nécessairement un
appauvrissement ontologique. On peut imaginer un être libre de
vouloir, de choisir, d'assumer une volonté dans des rencontres, dans
des actes singuliers qui paie ses biens et services, qui gagne de
l'argent à condition que le salaire ne soit pas un
moyen de restreindre sa volonté, sa puissance mais qu'il leur soit
au contraire une porte ouverte. Cette condition dissocie le salaire
du travail concret et de l'aiguillon de la nécessité.
Ce n'est qu'à cette condition que le marché peut émanciper sans
sombrer dans la violence sociale de caste. Si le marché est organisé
par la propriété lucrative, par l'accaparement des ressources
communes, par l'aiguillon de la nécessité et d'accumulation, on
voit mal comment la puissance individuelle pourrait s'incarner
autrement que dans des passions tristes, ennemies du conatus,
de la force et de la volonté de vivre des sujets individuel et
social. L'accaparement de ce qui est utile et la menace de la misère
obèrent la liberté de choix de l'individu, ils le forcent à poser
des actes qu'il réprouve et l'empêche de poser des actes qu'il
souhaite poser.
Tant que – et dans la mesure où – ces considérations sur la
liberté n'auront pas été intégrées à l'économie de marché,
elle ne pourra pas remplir son potentiel d'émancipation humaine.
Proposition
157
Pour
être porteur de liberté, le marché doit nécessairement
n'avoir
recours ni à la menace de la misère, ni à l'accaparement des
ressources.
Proposition 158
Le marché qui accapare
les ressources et menace de misère manipule la peur, l'envie et
les désirs et, ce faisant, les rend étrangers à la liberté, à
la puissance des sujets individuels et collectifs.
|
Désir et conformation
Les consommateurs et les producteurs sont mis en situation
paradoxale. D'une part, ils doivent se faire remarquer, se distinguer
de la masse et être originaux aussi bien dans leurs modes de
production (il faut innover, s'adapter, etc.) que dans leurs modes de
consommation. Par ailleurs, ils doivent être grégaires, obéir à
une identité substantialiste et céder aux canons de la mode ou aux
injonctions de l'encadrement (et des actionnaires).
Mais l'économie repose sur des vivants, sur des gens qui veulent
vivre, être singuliers, s'amuser, rencontrer, etc. C'est parce que
l'on est tenu par l'affectif, par les liens humains, par des désirs
de conformation sociale, d'amour, de compréhension que l'on s'échine
à intégrer un système économique. On veut être aimé, reconnu,
apprécié, recherché. Pour certains, c'est la revanche qui guide
l'ascension sociale, ou la peur de ne pas y arriver, de manquer ou
encore le désir d'être agréables ou désagréables à leurs
parents, à leur milieu. Ces désirs fonctionnent comme les moteurs
de l'économie – aussi bien de l'économie comme production, comme
travail concret que comme consommation. En utilisant des machines de
management, en industrialisant les affects, le capitalisme sape les
bases du désir singulier.
En termes logiques, il s'agit d'un paradoxe : comme le désir
implique le non désir, comme la singularité entraîne la
conformation, c'est la négation du terme premier qui s'impose. Le
désir et la singularité disparaissent de ce paradoxe.
Quand G. Simondon parle de la singularisation d'une brique, il
distingue deux manières de penser : celui qui commande les
briques les conçoit comme des objets théoriques, abstraits. Dans
cette conception, les briques ne sont pas singulières. Celui qui les
fabrique vit chaque brique comme un quantum de travail
supplémentaire, comme un temps de travail spécifique de manière
singulière au
moment où il effectue le
travail.
Ceci oppose les visions du marchand (la finalité vénale sans
qualité) et du fabricant (le temps humain singulier)11.
À
ce stade du procès de production, le travailleur lui-même est
affecté par la déréalisation
de
la vie dans
son travail. Le travail, en changeant de nature concrète du fait de
la mise en concurrence des producteurs du système, uniformise les
modalités, l'organisation du temps vécu à la tâche. Le producteur
ne voit plus la singularité des objets produits, même sous une
forme quantitative. Il surveille et entretient une machine
productrice ;
ce n'est plus l'ouvrier qui fait tourner la machine mais c'est la
machine qui fait tourner l'ouvrier. L'ouvrage des opérateurs chargés
de surveiller les machines a changé de nature : alors qu'il
fallait poser des actes pour produire, ce sont maintenant les moments
dysfonctionnels, les moments où la machine cesse de fonctionner qui
imposent et le tempo et la nature des actes de production à poser.
L'ouvrier travaillait pour produire, il travaille maintenant pour que
la production ne cesse pas. Son travail reste inchangé quelle que
soit la quantité produite.
Les
intérêts
du travailleurs coïncident de manière circonstancielle avec ceux du
capitaliste puisque, dans sa situation, ils lui commandent
d'augmenter la production des machines, de remplir le cahier de
commande de l'entreprise sans que son travail en soit affecté, sans
que la quantité de travail concret ou abstrait n'augmente. Les
employés prennent fait et cause pour leur entreprise pour
conserver leur travail abstrait,
la
reconnaissance salariale de leur contribution à la création de
valeur économique. La volonté devient complice de l'abdication de
volonté : le singulier est congédié par la duplicité de
l'ubiquité sociale des agents économiques.
La
mise en concurrence permanente et la massification du temps vécu
sapent également les bases de la consommation comme moyen
d'entretenir une image sociale de soi positive. Dans les
représentations de la publicité, le consommateur se réalise et
s'épanouit
en consommant. De même, le travailleur contemporain est sommé (par
une
injonction paradoxale) de s'éclater, de s'épanouir lui aussi et de
se réaliser
dans son travail. On lui dit de s'amuser, on lui commande un bonheur
obligatoire, on lui demande un attachement, une fidélité, un
adhésion à une entreprise par essence sans
qualité, à
une entreprise par nature et par fonction détourne
une
partie de la valeur économique créée par le producteur au profit
des propriétaires lucratifs, qui par nature et par fonction veut
réaliser des profits, veut gagner un maximum d'argent. Le capital
nous intime l'ordre d'être heureux en nous soumettant à sa logique.
Mais le bonheur impose la liberté du choix, de la volonté, le
bonheur implique la rencontre, la vie et le devenir alors que
l'obéissance aux totems-capital enterre la singularité, le choix et
la volonté première de l'acte. Le paradoxe de cette injonction se
résout facilement en termes logiques : comme l'obéissance
implique la désobéissance, nous désobéissons, nous sommes
malheureux au travail, angoissés, stressés, malades ou résignés.
Les médicaments – en ce compris l'alcool ou les drogues – nous
aident à
tenir le coup
et
la folie nous permet seule d'en échapper sauf à se tirer une balle
dans le pied pour se faire porter pâle.
L'injonction
paradoxale va plus loin : elle nous enjoint
d'être nous-mêmes.
En lui obéissant, nous nous conformons à une volonté étrangère
donc nous nous éloignons de nous-mêmes. De la même façon, comme
l'obéissance implique la désobéissance, nous désobéissons :
nous ne sommes pas nous-mêmes, nous sommes détournés de nos sens,
de notre sens, de notre singularité, de notre conatus,
de notre volonté en des passions tristes et serviles.
La
logique de l'injonction paradoxale devient d'autant plus perverse,
psychogène, qu'elle est appliquée à la lettre. Si un sujet veut
être lui-même, il aura beau jeu de l'être hors du mode de vie
conventionnel et – c'est là que la contradiction devient explosive
– s'il veut être singulier
en
se comportant comme les autres, comme on lui dit de
se comporter, en se singularisant comme tout le monde,
en respectant un certain conformisme social en matière
d'alimentation, de politique, de philosophie, de hexis, d'économie
et, bien sûr, de carrière professionnelle et de loisirs, il sera
conforme aux attentes sociales. À l'inverse, si le sujet devient
singulier en posant un acte effectivement original, en rupture avec
le conformisme social, il sera marginalisé par les thuriféraires du
sois toi-même
alors
que cette rupture sera en conformité avec l'injonction.
Proposition
159
Si
être soi-même ou se réaliser devient une marque de conformisme,
l'originalité devient une norme.
Proposition
160
Si
l'obéissance consiste à être original, elle devient une
injonction paradoxale psychogène.
Proposition
161
Les
injonctions paradoxales peuvent être surmontées par les
médicaments ou les drogues ; elles peuvent être fuies par
la folie.
|
C'est
dire que la capacité à vivre des moments singuliers et le désir,
la volonté sont intégrés dans le système capitaliste. Les êtres
s'individuent en interaction avec leur milieu dans le temps. Cette
individuation est synonyme de vie. Son absence implique la domination
des temps passés, ossifiés par rapport au temps présent ;
elle pétrifie l'être dans une attitude figée
qui
prévient toute pulsion de vie désirant. En termes physiques, on
parlera de situation stable, d'état d'équilibre qu'aucune impulsion
d'énergie ne peut déstabiliser ; en termes thermodynamiques,
on parlera d'entropie du système. La pulsion de mort de
l'accumulation, de la conservation économique et de l'augmentation
de la structure organique du capital, de l'augmentation de sa partie
fixe au détriment de sa partie vivante, s'incarne dans l'absence de
l'être, de l'individuation, de la singularité et, pour finir, de la
singularité du sujet. Le sujet perd ses qualités et devient
quelconque dans le mécanisme d'accumulation du capital sous forme de
machines-désirs et de machines productives.
Nous
avons vu que le couplage de l'accumulation et de la perte de qualité
ne pouvait se maintenir que parce qu'il s'agissait d'éléments
subcontraires, qui pouvaient cohabiter. Dans un même mouvement, les
modes de vie et de travail s'uniformisent et préviennent la
singularisation des agents sociaux et la vie humaine recrée des
niches, des situations imprévues d'exception, des rencontres.
L'interstitiel se développe en parallèle avec l'uniformisation des
mœurs et des modes de production. Cette situation bloque
sa
propre évolution par effondrement (il faudrait un paradoxe avec des
contradictoires) ou par dialectique (il faudrait une contradiction
avec des contraires).
De la même façon que pour les autres types de subparadoxes, la
situation ne pourra être débloquée que de l'extérieur, que du
fait de forces extérieures au capital. Elles foisonnent.
La liberté de ne pas être libre
La démocratie libérale libère le commerce et l'intérieur
des
individus fédérés en nations et en identités de masse. Cette
liberté s'amenuise en tant que puissance à mesure que les marges de
manœuvre se réduisent. L'interdépendance économique et l'absence
d'alternatives matérielles et psycho-sociales crédibles – le
capitalisme est subparadoxal, donc impossible à nier – interdisent
tout essai de mode de vie différent. C'est dire que, à quelque
niveau que ce soit, il n'y a pas de négation, d'abolition du
capital, il n'y a que des en-dehors plus ou moins habitables. On
pourrait définir le capitalisme non comme le processus permanent de
refoulement d'une négation mais plutôt comme l'ensemble des
procédés qui évitent l'avènement d'alternatives. Les syndicats,
les associations politiques ou artistiques, les groupes terroristes
fonctionnent comme des pseudo-oppositions (on sait que la négation
est impossible), comme le spectacle captieux de la négation,
internes au
capitalisme. Les désirs, les aspirations, les représentations du
sujet eux-mêmes deviennent des aspects internes
du
capitalisme – éventuellement enveloppés dans le spectacle de la
pseudo-opposition. C'est dire que le désir de révolte lui-même est
sous-tendu par une logique économique quantitative d'accumulation.
La liberté de s'associer de s'exprimer voire d'agir devient un
simple luxe décoratif quand la négativité est devenue impossible.
L'opposition
devient un rouage de la machine économique, elle met en scène
l'image du sens ou du désir et ce faisant, elle remplit l'absence de
sens et de désir de leur image. La gauche, la droite (complexée ou
non, pour reprendre l'heureuse formule de Lordon), les écolos, les
nationalistes, les gauchistes, les religieux s'opposent au nom de
l'efficacité et de la gestion économique et, ce faisant, légitiment
le principe de gestion économique. Même le nihilisme appert comme
une force intrinsèque
du
système : les no
future
vivent
un individualisme forcené et une utilisation des ressources à court
terme, empruntant la même sente que les traders sans foi ni loi.
Quand
il s'agit de gérer la consommation de masse, certains veulent la
rendre intelligente, d'autres ne veulent pas la négocier, d'autres
encore veulent contrôler cette consommation ou favoriser les acteurs
économiques nationaux (c'est-à-dire exporter les contradictions de
l'accumulation nationale). Nul ne s'avise que la consommation n'aide
pas le consommateur. Consommer ne répond pas aux angoisses du
consommateur (que le produit soit national, bio, équitable ou bon
marché), consommer n'apaise pas la douleur de vivre, la dépossession
de la volonté, cela ne guérit pas les névroses et ne délasse pas.
Le vertige existentiel, l'ennui, résultent de la désincarnation de
la volonté et de la puissance, de l'exil des agents à leur être,
de l'industrialisation de la survie ou du symbolique. Puisque, dans
le capitalisme et en tant qu'agents capitalistes, les sujets ne
partagent pas d'affect, d'émotion, ils en confient la gestion à des
instances désincarnées, inassignables. L'affect n'est plus une
technique mais devient une machine, une machine à produire, une
machine à consommer et, comme toute machine, elle organise des
échanges entre unités sans qualité. Après que le principe de
réalité institutionnalise le père, le créatif bridé par la loi,
ce sont tous les champs de l'affectif de l'émotionnel qui sont
intégrés comme éléments sans qualités d'un système économique
cybernétique. Les frustrations du défaut d'existence et de
puissance s'épanchent dans des entreprises de loisirs génératrices
de distinctions sociales mais pas d'identité singulière, pas
d'événement. Ces entreprises s'agencent selon les catégories
substantielles, théoriques, désincarnées. Les affects
deviennent
des
identités représentées
par
des vedettes ou par des signes évocateurs d'une identité
fantasmée ; ils se mettent en scène en signes évoteurs sela
la modalité du dieu-cargo.
La
liberté est l'argument de ceux qui ne veulent rien changer ; la
démocratie est devenue un bal électoral où les affects
identitaires sont mis en scène dans des discours adressés à
l'affectif, au cerveau limbique. La raison ou la volonté politique,
l'incarnation de la singularité sont confinés aux talents oratoires
des tribuns, aux gesticulations criminelles contre les ennemis du
jour, que ce soit les
pauvres,
les étrangers ou
les
dominés. La liberté religieuse n'a plus non plus de sens puisque la
spiritualité n'implique plus la
participation
psycho-sociale d’un sujet prolétarisé, la
participation
singulière mais qu'elle est maîtrisée par des agents qui admettent
l'inadmissible en l'état – et qui rejoignent les cohortes de
pseudo-opposants au système.
Liberté
de vote et liberté religieuse ne sont plus porteuses de sens, de
signifié singulier dans le champ économique du capital. Elles
signifient leur existence en tant que libertés formelles sans que
cette signification renvoie à rien d'autre en terme de sens.
La
liberté est limitée par le cadre conceptuel dans lequel on
l'inscrit. Définir la liberté, c'est la finir (il s'agit d'un
concept dont la définition est hétéronyme). Dès qu'on invoque la
liberté comme valeur substantielle, on lui attribue une valeur
définitoire et on parle donc … d'autre chose. La liberté-valeur
définit, limite et encadre les actes humains ; elle détermine
ce qui est possible, ce qui est inconvenant et ce qui est
inconcevable, ob-scène12,
en creux. On associe logiquement l'arbitraire individuel à la
liberté : la puissance et la volonté n'ont de sens que dans la
mesure où elle dérange un ordre, où elles interagissent avec un
environnement. L'arbitraire ne peut devenir singulier qu'à condition
de faire abstraction de tous les conditionnements de l'individu, de
toutes ses influences, de toutes ses expériences, tous ses hic
et nunc
dont
les traces jalonnent
les
attentes du sujet. Il faut nier Marx et ses infrastructures
matérielles, Freud et son Ça, son Surmoi qui exsudent d'un monde
qui traverse le sujet au cœur même de sa subjectivité pour faire
de la liberté une affaire individuelle, définitoire qui soit
déconnectée d'un monde. Pour faire simple, nous dirons que la
liberté qui se définit est une affaire liberticide d'individus et
que la liberté incarnée ne peut pas se laisser parler, elle
s'assume, elle se prend, elle se vit, elle s'incarne.
Proposition
162
La
conceptualisation de la liberté, sa définition, en restreint le
champ et la portée.
|
En tant que concept définitoire hétéronyme, la liberté est une
pure idée dont la force ne peut se manifester que négativement, de
manière privative, quand il s'agit d'une absence de liberté. On
peut entraver des mouvements, on peut lier telle action à telle
sanction mais on ne peut empêcher la conviction ou l'arracher par le
discours13.
Aussi, la volonté peut-elle être dévoyée par des discours
captieux, par des arguments fallacieux, par du chantage affectif (et
le besoin de conformation sociale, la menace d'isolement social est
le premier chantage) ou par la contrainte physique dans les cas de
manipulation volontaire d'un individu par un autre. La manipulation
involontaire des individus est par contre plus développée que les
capacités humaines à décider.
Ceci nous renvoie au problème de la décision. L'individu kantien14
décide dans un monde nu qu'il n'habite pas. Dans la perception
kantienne, individu, monde ou milieu demeurent radicalement étrangers
entre eux. Le milieu est le contexte d'expression de l'individu, pas
le siège de la rencontre entre l'objet et le sujet d'une volonté de
puissance ; l'individu est construit à partir de son essence
propre, sans référence à une histoire, à un ressenti singulier, à
un moment. Dans cette vision des choses, l'individu est considéré
comme un donné a priori, qui ne peut être questionné, qui
ne ressort d'aucun processus, d'aucune individuation. On ne peut
individuer, on ne peut singulariser ce qui est déjà défini,
complet, accompli et indivisible. En fait, la décision traverse
aussi bien le monde que le sujet, elle se joue dans l'interaction.
Les déterminismes enschèment la volonté de l'être, le sujet
social naît des conjonctions des forces désirant, des conatus.
L'individu ne peut abstraire son existence des enjeux hétéronomes
qui la traversent en permanence. Le lien fait vivre la notion de
l'individu, permet la volonté et incarne le devenir, l'individuation
de l'être. Une puissance sans lieu n'est qu'une âme perdue
velléitaire.
La
liberté définitoire, par contre, la liberté comme idée préconçue,
comme concept politique est arrivée à des paradoxes insurmontables
dans le cadre de l'expansion du capitalisme (du fait de l'ε).
Ce qu'il faut accepter pour exercer la liberté est devenu proprement
insupportable
pour
les esprits libres – et le fait de refuser ces contraintes prive de
l'exercice de la liberté. Il faut admettre les nuisances du mode de
vie capitaliste, les villes dépressives, les campagnes
tentaculaires15
ou désertées, les centres commerciaux, les machines à désir, la
publicité angoissante, les forces de l'ordre omniprésentes, le
bruit tapageur, le pouvoir de contre-maîtres serviles, la brutalité
de la gestion du personnel, l'imbécillité sans cesse renouvelée
des médias de masse ou la vulgarité de l'argent, la stupidité de
ses manifestations,
pour
pouvoir évoluer dans n'importe quel environnement professionnel,
relationnel, de loisir et y mettre en scène une
liberté
d'être factice.
Le
désir du consommateur s'est érigé en impératif catégorique :
alors que la liberté
de consommer devenait
un droit
fondamental,
la liberté
du
producteur, du prestataire de service disparaissait dans
l'invisibilité du travail concret. De même, comme les relations
humaines étaient parasitées par la logique de la représentation,
du spectacle et de la conformation sociale, elles sombraient dans la
névrose, dans l'individualisme – jusque dans les sphères les plus
intimes.
Le
sujet est réduit à l'agent social et l'agent social est soumis à
une codification stricte de son apparence, de son hexis,
de son comportement corporel,
par
le truchement de la massification du sujet. Les seules marges de
manœuvre qui restent sont les névroses familiales et les psychoses.
En ce sens, au moment où elle apparaît comme une réponse
rationnelle à une situation inextricable, la folie devient
l'irreprésentable du champ social, elle en devient l'ob-scène.
Elle se développe quand les tensions tues et
les
silences sombres s'invaginent dans la volonté de l'être et
l'envoient en
exil de son monde. Seuls demeurent alors, dans le champ
représentable, les choix de codes, de tribus, d'identités factices.
Il s'agit de choix substantiels qui ferment des possibles et ne
singularisent
personne
par
eux-mêmes.
Ces choix peuvent induire une situation de singularité de manière
accidentelle, l'accident fait resurgir alors par la fenêtre la
liberté sortie par la porte. Un
coup de dés jamais n'abolira le hasard.
Proposition
163
Le
marché des identités en kit, des idées politiques ou des
engagements religieux ne constitue en rien une liberté. En soi,
il n'accroît pas la puissance et la volonté du sujet individuel
ou collectif – ou alors de manière fortuite.
|
C'est sur l'identité
spectaculaire que l'individu sera jaugé dans les non-lieux du
capital. Nous ressemblons aux prisonniers américains dont les
tatouages du corps sont l'ultime – et le seul – espace de
liberté, une liberté d'être le vecteur d'un message, d'être le
porteur d'un signifiant et non une liberté de signifier. L'habit ne
fait pas le moine et, derrière ces figures conformes à des
identités spectaculaires, se cachent des êtres bien vivants, se
cachent des mondes extérieurs au capital, plein d'envie, de joie, de
peine, de vie. De manière interstitielle, il s'en reflète la
lumière dans les brèches des espaces et du vécu commun, dans
l'intimité, dans la fatigue, dans la rencontre, dans la grève, dans
la panne, dans une main ou un poing tendu, dans ces défis à
l'image, à la conformité ou à l'utile.
Nous ne tenons pas ces
interstices pour négligeables. Ils invalident heureusement nombre
d’utopies.
Les intérêts communs sont contradictoires à la somme des intérêts individuels
À en croire les théoriciens thuriféraires de ce type
d'organisation de la violence sociale, le capitalisme a l'ambition de
distribuer la propriété des ressources et, ce faisant, d'organiser
la production, la propriété des ressources humaines, au mieux des
intérêts des propriétaires lucratifs. Il prétend, par la magie de
la main invisible du marché rendre tout le monde heureux. Cette
ambition – pour louable, humaniste, pour animée de bonnes
intentions qu'elle soit – se heurte aux faits. La misère asservit
des populations entières (et permet d'ailleurs à l'aiguillon de la
nécessité, à la peur de la misère et du déclassement, de faire
son œuvre de garde-chiourme), les ressources humaines sont mises à
sac – y compris, nous l'avons vu, les connaissances, le
savoir-faire et les capacités productives humaines – menaçant la
prospérité présente et à venir de notre espèce.
La théorie du marché comme main invisible16
n'est pas pour autant nécessairement invalidée par cet état des
choses. Ce qui pille la planète, c'est la pression du gain (ou du
créancier, ou de l'actionnaire) ; ce qui contraint les
travailleurs à participer au pillage de leurs ressources, c'est la
combinaison de l'aiguillon de la nécessité et de la concurrence. Le
principe qui pille la planète, ce n'est pas le marché en soi
mais
le marché tel qu'il est structuré par
le capitalisme.
La main invisible du marché est censée réguler le système
économique, elle postule le fait que les talents et la force de
chacun sont répartis au mieux. Les nombreux chômeurs, les nombreux
travailleurs déqualifiés, les nombreux travailleurs mis au placard
infligent à leur corps défendant un démenti cinglant à cette
belle fable : les intérêts individuels des propriétaires
lucratifs s'opposent aux intérêts individuels des travailleurs dans
toutes ces situations et, comme du point de vue productif, il faut
maximiser la qualification des producteurs et l'utilisation de cette
qualification, les intérêts individuels des propriétaires
lucratifs s'opposent aux intérêts collectifs productifs de manière
irréconciliable.
Par
ailleurs, les intérêts individuels des agents capitalistes
s'opposent à leurs intérêts en tant que groupe social, en tant
qu'agents intriqués dans des
rapports
de
production. Les patrons ont tous individuellement
intérêt
à baisser la part de capital vivant, la part des salaires dans la
production. Mais, en tant que classe (et
même s'ils le comprennent rarement et sapent leurs intérêts de
classe par égoïsme, par ce fameux égoïsme censé réguler la
société au mieux des intérêts communs), ils ont intérêt à
soutenir la demande pour pouvoir vendre davantage et, donc, à
soutenir les salaires seuls créateurs de richesse économique. Pour
prendre une image, nous avons vu que la rente parasitait l'organisme
économique. L'intérêt individuel du parasite est de sucer
l'organisme parasité le plus possible mais l'intérêt collectif des
parasites est de sucer un minimum de sang pour que l'organisme
parasité demeure une source d'énergie pendant longtemps.
D'ailleurs,
outre l'éruption du sujet-prolétaire désirant et luttant,
l'histoire des conquis sociaux est aussi pour partie
liée
à une tension entre les deux tendances chez les
propriétaires-parasites : certains voient leur intérêt
individuel et souhaitent comprimer les salaires et augmenter le taux
d'exploitation à l'infini et d'autres voient leur intérêt de
classe à maintenir l'organisme parasité en vie en augmentant les
salaires et en améliorant les conditions de travail. Les régressions
sociales, l'augmentation du taux d'exploitation auxquelles on
assiste, effarés, depuis la fin des années 70 sont certainement
liées à la baisse de pugnacité et de désir des travailleurs mais
aussi, de manière plus étrange, à un affaiblissement de la
bourgeoisie en tant que classe pour soi,
en tant que conscience de classe et de ses intérêts. Cet
affaiblissement s'accompagne du triomphe de la bourgeoisie
individualiste par conviction17.
Le
parasite a oublié ses intérêts de parasite et s'est focalisé sur
ses seuls intérêts individuels – au détriment de l'organisme
économique et des travailleurs, nous l'avons assez compris dans
notre chair.
Au
niveau quantitatif, en prenant les résultats du système dans leur
totalité, les inégalités s'accroissent au niveau planétaire, les
famines persistent et s'étendent, la pauvreté réapparaît de
manière massive dans le premier monde. L'efficacité du système de
production a atteint un pic, elle diminue à mesure que le
capitalisme devient de plus en plus conforme à l'idéologie de Smith
d'un individu sans les scories
de
la qualité individuelle ou collective. La mise en concurrence des
producteurs diminue la marge de manœuvre du mode de production et de
sa gestion et la valeur ajoutée créée par le travail vivant, elle
appauvrit les producteurs sans enrichir les propriétaires lucratifs
puisque la qualité de ce qui est disponible via l'argent est
dévaluée par ce processus. La valeur d'échange obère la valeur
d'usage. Les bidules et les gadgets
qu'on
achète à vil prix parce que la concurrence entre les producteurs
règne sans partage, se dégradent rapidement et sont tout de suite
sans valeur, sans intérêt fonctionnel, sans intérêt esthétique.
Les biens et les services ne font plus rêver, ils n'apprennent plus
rien, ils n'ouvrent pas à la créativité ou à l'activité, ils
sont à l'image des jouets tristes des enfants : criards, en
matière plastique, sans perspective de jeu et encombrants. L'usage
ou la possession d'argent amène moins de bénéfices secondaires, il
résout des problèmes qui ne se posent pas et ne résout pas des
problèmes qui se posent. Par ailleurs, la distinction sociale que
permet le standing lié à la richesse numéraire inscrit le social
dans
une relation – l'abondance de la valeur abstraite en obère le
caractère prestigieux. Pour conserver le prestige de la possession
de l'argent, il y a une course aux dépenses somptuaires qui, à
force d'être excessive, en saturent le sens et, ce faisant, ne
peuvent accomplir leur objectif en tant que médium de distinction
sociale. À force de richesse, la richesse ne signifie plus le
privilège, la caste de celui qui le détient mais l'arbitraire de
l'argent, son insondable injustice. Le riche peut se targuer de son
mérite s'il est dix fois plus riche que le pauvre mais il ne peut
faire valoir que le sort, le hasard pour expliquer qu'il est dix
mille fois plus riche que le pauvre. Les inégalités, à force de se
creuser, en tuent leurs
fondements
éthiques.
Soixante-sept personnes auraient autant de mérite que la moitié de
l'humanité prise dans son
ensemble ?
Si l'on prend l'argent comme un message, comme un médium de flux
énergétiques, les inégalités peuvent s'expliquer par un apport
d'énergie non capitaliste locale (le mérite des riches peut être
crédible … dans une certaine limite) mais, à partir du moment où
les inégalités deviennent abyssales, elles sapent les fondements
éthiques de leur existence : l'accumulation se lie alors à
l'avarice, à l'arrivisme, au cynisme, à la sociopathie, à
l'exploitation d'humain sans limite. Être riche n'est plus alors un
signe de l'appartenance à une classe qui se revendique une dignité
mais la richesse devient un signe de comportements ennemis du genre
humain ; ce qui était un signe de distinction devient une
marque d'opprobre du genre humain. L'élite était légitime (au sens
premier de la loi), elle devient odieuse. Les médias bourgeois
entreprennent de dorer le blason de cette élite et de ternir l'image
des dominés marque la nécessité de contre-balancer la disparition
de la dignité de l'argent par des machines de manipulation de masse
grossières.
Proposition
164
L'éthique
capitaliste disparaît comme éthique, victime de son succès.
Proposition
165
La
richesse ne met plus à l'abri du besoin.
Proposition
166
L'avidité
de la propriété lucrative individuelle s'oppose aux intérêts
collectifs.
|
La
richesse échoue aussi à tenir ses promesses matérielle à qui la
détient. Le plus pauvre et le plus riche partagent la même
nécessité, ils doivent tous les deux
se
conformer à la logique de la productivité, de la quantification et
de l'accumulation. Ils partagent une même insatisfaction, un même
impérieux besoin d'acquérir davantage – même si les conditions
de vie et les rapports de production diffèrent du tout au tout.
L'argent ne permet plus de se mettre à l'abri du besoin, de la
nécessité. La réussite du marché du capitalisme compromet le
sentiment de prospérité, de satisfaction sociale jusque
chez les plus nantis.
C'est
dire que l'idéologie de la main invisible du marché se heurte à la
réalité : les gens n'ont nul intérêt à piller les
ressources naturelles, à épuiser la source de leur prospérité
– mais
ils le font, forcés par l'intérêt individuel et l'aiguillon de la
nécessité. Ils n'ont pas intérêt à être condamnés
à
l'exclusion sociale et l'inactivité du chômage ou à l'aliénation
de l'activité en emploi alors que, poussés par leurs intérêts
individuels, ils doivent se rendre complice de cet appauvrissement
de soi18.
Nos capacités
de vivre, de survivre, d'être prospère, d'être digne et libre,
d'incarner notre
volonté
et notre puissance
sont rongées par la logique de la violence sociale organisée par le
capital. Sauf à attribuer au capitalisme, à la main invisible, le
rôle de fin, de but suprême de l'existence, de l'histoire, de
l'humanité ou de la vie, on ne peut minimiser les échecs de cette
main invisible du marché organisé par le capital. Mais il ne
s'agirait plus là d'économie, de science mais de convictions qui
ont tout à voir avec la métaphysique, la foi, la croyance ; le
capitalisme cesse, à ce moment-là d'être une conviction pour
devenir une secte illuminée dont les préceptes et les agissements
peuvent se montrer des plus nuisibles à l'usage.
Krash und Barbarei
Le groupe Krisis19
démonte les mythes actuels autour de la religion implicite du
travail en se référant notamment à Marx et à l'école de
Francfort. Ce groupe allemand de réflexion économique souligne la
contradiction entre l'évolution des techniques de production
capitalistes et l'essence-même du capitalisme. Alors que les
techniques évoluent – sous la pression de la concurrence et grâce
à l'accumulation – l'essence du capitalisme demeure. Le système
capitaliste cherche à augmenter la productivité horaire du travail
vivant en investissant dans le travail mort, dans le « C »,
le capital fixe, les outils de production. Cette augmentation
pourrait se heurter à ses propres limites : le travail vivant
deviendrait alors inutile, sa valeur abstraite tendrait
définitivement vers zéro, ce qui serait la fin de la valeur ajoutée
et de la valeur économique. Avec un travail sans valeur économique
s'écroule l'idée de propriété lucrative et d'État. Ce cas
d'école peut expliquer – toutes proportions gardées - une des
contradictions des propriétaires. Ils ont intérêt à mécaniser la
production, à réduire le travail vivant inclus dans le produit. En
faisant cela, ils imaginent augmenter leurs profits mais, passé une
brève première phase, ce ne sont pas les profits qui augmentent
mais les prix qui diminuent. En sapant les salaires, le travail
vivant et le travail abstrait, les capitalistes tuent leur poule aux
œufs d'or, ils détruisent la source de la valeur économique que
leurs profits parasitent. Cela ouvre la porte à la barbarie à moins
que … en effet, si le travail ne vaut plus rien en termes
économiques, abstraits, pourquoi les travailleurs s'obstineraient à
continuer à vendre leur temps ? Si plus personne ne preste de
travail abstrait, l'origine de la valeur, ce qui peut être acquis
contre de l'argent s'écroule : si le travail abstrait ne vaut
plus rien, l'argent ne donne plus accès à rien, la valeur de l'un
et de l'autre tendent ensemble vers zéro. C'est le retour du potager
et du travail concret dans un grand mouvement de destruction de
l'économie … pour celles et ceux qui le peuvent.
Nous répétons que le travail concret et le travail abstrait sont
deux choses distinctes. Le fait que la productivité du travail
concret augmente
diminue la valeur abstraite, économique
des
objets produits : il faut produire davantage de biens et de
service par une quantité de travail concret inchangée et pour une
quantité de valeur abstraite, économique, inchangée. On fabrique
plus de machins mais
leur valeur économique baisse : la quantité de travail concret
ne diminue pas avec la productivité, avec l’augmentation du nombre
de machins produits et la diminution de la valeur d’échange
desdits machins. La quantité de machins augmente mais la valeur
économique produite demeure inchangée. Marx avait déjà constaté
l'augmentation de la classe servile à chaque gain de productivité.
Cette augmentation de la classe servile continue de nos jours et
prévient l'effondrement du système de production de valeur
économique. Ce phénomène explique pourquoi, à mesure que la
productivité du travail concret augmentait, le travail abstrait ne
diminuait pas en quantité. L'économie multipliait les besoins
à
satisfaire, la nécessité d'acquérir des gadgets toujours plus
nombreux et l'obsolescence de la production. Depuis soixante-dix ans,
la durée de travail hebdomadaire (ou quotidienne) n'a pour ainsi
dire pas bougé alors qu'on passait du charbon au nucléaire, de la
plume au PC, du télégramme à internet.
En
tout cas, selon Krisis, la valeur du travail baisse avec l'extension
du capital sans que l'extension de l'activité et de l'importance de
la classe servile ne puisse contrecarrer le phénomène. Lors
de la troisième révolution industrielle, celle de la
micro-électronique, le mécanisme de compensation par expansion qui
fonctionnait jusqu'à ce moment-là s'effondre. Certes, on diminue le
prix de bien des produits grâce à la micro-électronique et on en
crée de nouveaux (surtout dans le secteur des médias). Mais, pour
la première fois, le rythme des innovations du procès de production
dépasse le rythme des innovations des produits. Pour la première
fois, on rationalise davantage de travail que ce que la croissance du
marché peut absorber. Dans la suite logique de la rationalisation,
la robotique électronique remplace l'énergie humaine ou les
nouvelles technologies de communication rendent le travail inutile.
Des secteurs entiers et des pans de la construction, de la
production, du marketing, de l'entreposage, de la distribution et
même du management s'écroulent20.
Comme
la valeur économique du travail concret et le travail comme valeur
éthique disparaissent ensemble, il ne reste plus de raison de se
soumettre aux diktats du l'idéologie du travail.
Dans les faits, une fois de plus, pourtant, la productivité accrue
ces vingt dernières années a surtout permis l'expansion de nouveaux
secteurs de services – conformément à la théorie de
l'accroissement de la classe servile de Marx. La téléphonie, les
services en ligne, la vente par correspondance ou l'administration en
ligne ont multiplié les prestations de services et, pour ce faire,
ils ont mobilisé (en partie) la main-d’œuvre dégagée par les
gains de productivité. Le complexe militaro-industriel ou
l'industrie du loisir ont aussi pu tirer leurs marrons du feu.
On
remarque d'ailleurs que la gauche du capital réclame (de manière
parfaitement cohérente et légitime) davantage de services publics,
plus de services aux personnes et elle souhaite augmenter
quantitativement l'importance du secteur associatif. Le bras armé du
capital, l'État, vole les salaires sociaux pour « activer »
les chômeurs, pour les pousser à « créer » leur
emploi. Ces emplois créés doivent répondre à la demande d'une
clientèle solvable – c'est-à-dire que ces emplois « créés »
ne peuvent l'être que dans la mesure où il y une clientèle, un
cahier de commande, des salariés derrière qui dépensent un
salaire. Le secteur des services s'organise selon ces principes.
Selon Krisis, l'augmentation de cette classe servile ne suit plus
l'augmentation de productivité du travail. C'est dire que la valeur
abstraite du travail est diminuée par les gains de productivité du
travail concret parce qu'ils
dépassent
les capacités de la demande des marchés, c'est-à-dire in
fine,
les salaires.
Nous ne suivons pas les conclusions de Krisis mais elles ont le
mérite de permettre un débat avec Gorz ou Hadrey sur la réduction
du travail concret socialement valorisé en travail abstrait comme
sortie de la crise. En tout cas, le caractère insupportable du
travail en emploi, du travail soumis à l'appétit de lucre d'un
employeur ne devient pas plus supportable du fait que le temps de
travail en emploi diminue.
Note 45. L'activation
Définition
Selon
les recommandations de l'OCDE, il faut activer les dépenses
sociales, il faut les transformer en aiguillon pour augmenter l'offre
de travailleurs sur le marché de l'emploi. L'augmentation de l'offre
de travailleurs sur le marché de l'emploi va faire baisser le coût
du travail conformément au principe de la loi de l'offre et de la
demande. La baisse du coût du travail, c'est la diminution des
salaires et la dégradation des conditions de travail en emploi.
Concrètement,
les dépenses sociales doivent servir à former les chômeurs ou les
malades, elles doivent servir à les encadrer, à les harceler pour
qu'ils cherchent un emploi. Elles doivent être conditionnées au
fait que le chômeur est actif, c'est-à-dire qu'il cherche à
placer son activité dans un cadre lucratif en vendant sa force de
travail à quelqu'un qui entend en retirer de l'argent, à un
propriétaire lucratif. En creux, si le chômeurs prend soin de ses
proches, s'il rénove des bâtiments, s'il aide ses voisins, s'il
fait de la musique ou du jardinage, il ne sera pas réputé actif
selon
cette étrange définition.
Nous
précisons que la notion même de dépense sociale est aberrante
puisque les salaires socialisés créent la valeur économique et
qu'ils constituent donc un investissement et non une dépense – ces
salaires comme tous les salaires créent – et sont à la source de
– la valeur économique.
Histoire
Depuis
1964, l'OCDE
recommande
que l’on investisse dans le développement des ressources humaines,
les stratégies pour la création d'emplois et l’amélioration des
conditions de travail, la mobilité géographique, la prévision des
besoins de main-d’œuvre, l'emploi des groupes marginaux et la mise
en place de programmes de protection du revenu pendant le chômage.
Cette approche encourage le transfert des ressources consacrées aux
mesures passives du marché du travail vers les mesures actives
[21]
Régulièrement,
en 1976, en 1994, en 2006, les rapports de l'OCDE renouvellent ces
recommandations employistes. Concrètement, il s'agit
-
de pousser les chômeurs à suivre n'importe quelle formation
-
de les sanctionner en les privant de salaires socialisés si leur
comportement n'est pas jugé assez actif (au curieux sens de
« chercheur de travail en emploi ».
-
de payer des aides à l'embauche aux employeurs, ces aides augmentent
directement les profits des actionnaires
-
de multiplier les sous-statuts, les emplois aidés.
Les
salaires socialisés sont des conquêtes de la lutte sociale
arrachées au sortir de la seconde guerre mondiale. Ce sont des
salaires dans les pays bismarkiens (France, Allemagne, Belgique,
Pays-Bas, etc.). Le fait que ces salaires soient soumis à des
conditions est un abus de pouvoir, une négation de la conflictualité
historique dans laquelle ils s'inscrivent, et une immense régression
sociale par rapport aux conquêtes de la Libération.
L'activation
des dépenses sociales a été mise en œuvre dans de nombreux pays
sans jamais avoir infléchi la courbe du chômage. Depuis
1964, l'activation n'a jamais prouvé son efficacité mais
elle continue à être l'alpha et l'oméga des politiques sociales.
-
En Belgique: l'activation des chômeurs a été mise en place en
2004; l'activation des minimexés a été initiée en 1976 avec
l'article 60. Les divers plans d'aide à l'emploi, les divers plans
d'indemnisation des employeurs coûtent plus de 11 milliards22
à la Belgique dont plus de 3 milliards sont à charge de la sécurité
sociale, pris sur les salaires socialisés. Pour donner une idée de
l'ampleur de cette somme, il faut préciser que ces 3 milliards
représentent la moitié de l'entièreté des prestations de chômage,
prépensions et chômage intempérie compris.
Les
chômeurs doivent prouver qu'ils cherchent activement de l'emploi
pour conserver leurs droits. Ces preuves s'établissent au cours
d'entretiens (en tout cas tous les 16 mois, parfois tous les 4 mois).
Ce sont les chômeurs qui doivent apporter la preuve de leur activité
et non les contrôleurs qui doivent apporter les preuves de
l'inactivité des chômeurs.
En
1976, le taux de chômage était de 5,5% (sur des critères larges :
il suffit de se déclarer au chômage pour être compté comme
chômeur).
En
2003, le taux de chômage était de 8,5%
En
2013, le taux de chômage était de 8,7% (sur des critères étroits:
un travailleurs qui preste quelques heures de travail en emploi sur
le mois quitte les statistiques23).
-
En France, les Rmistes (puis Rmastes) doivent signer un contrat
d'insertion avec leur assistant social. Ce contrat est adapté aux
situations personnelles, aux problèmes du rmaste. De manière
générale, la recherche d'emploi est considérée comme le critère
ultime d'insertion, comme la condition de « mérite »
pour avoir droit à des « aides sociales ». Cette
idéologie culpabilisante du « bon pauvre » fait peser
sur le pauvre la responsabilité de sa pauvreté et, de manière plus
insidieuse et plus aberrante en termes économiques, fait passer les
salaires socialisés, les prestations sociales, pour un coût alors
qu'ils sont au principe même de la création de valeur économique.
De même, les chômeurs indemnisés sont tenus de chercher un emploi
faute de voir leurs prestations suspendues. Là aussi, le taux de
chômage poursuit sa tendance à la hausse sur le temps long.
L'ensemble des aides à l'emploi inconditionnelles aux employeurs
atteint, en France aussi, des sommes astronomiques - que l'on songe
au pacte de responsabilité qui promet 50 milliards d'€ aux
employeurs - sans que le taux de chômage ait esquissé le début
d'un retournement de courbe.
Depuis
2004, les employeurs qui embauchent des rmastes en touchent le
montant à leur place. Les dépenses sociales sont activées: elles
sont directement versées aux actionnaires.
-
En Allemagne, c'est la politique de Hartz IV: il s'agit de harceler
les chômeurs, de les contraindre à accepter n'importe quel boulot.
Selon diverses études, ces mesure maintiennent les chômeurs au
chômage, dégradent l'image qu'ils ont d'eux-mêmes et les
condamnent à la misère24.
Conséquences
Le
fait de parler « activation » des « dépenses »
de chômage n'est pas neutre. C'est une opération idéologique qui
vise à faire passer l'activité hors emploi pour quelque chose
d'inutile, de passif et les prestations sociales à l'origine de la
valeur économique pour un coût. Cette opération de manipulation
permet de faire la guerre aux salaires et de modifier le rapport de
force au sein de la violence sociale capitaliste au bénéfice des
propriétaires lucratifs et au détriment des salariés, avec emploi
ou non.
1.
L'activité est assimilée à la seule recherche d'emploi voire au
seul emploi.
2.
Le concept et la pratique d'activation sèment la confusion quant à
la différence entre emploi et travail.
3.
La population présente sur le marché de l'emploi (le taux de
population active) augmente.
Alors
que dans les pays où il n'y a pas ou peu de politique d'activation,
la proportion de la population active sur la population totale a
tendance à baisser (comme aux États-Unis), les pays qui ont une
politique sociale forte et s'en servent pour pousser les gens sur le
marché de l'emploi ont une population active en croissance. La
baisse de la population active aux États-Unis (118 millions d'actifs
pour une population totale de 360 millions d'habitants) n'est pas
nécessairement un bon signe. Un tiers des Américains est exclu de
la création de richesses économiques et vit probablement pour une
partie importante de ces gens dans une misère qui leur nuit et
détruit le tissu économique.
4.
La croissance de la population active augmente mécaniquement le taux
de chômage.
Le
harcèlement institutionnel des chômeurs fait pression sur leurs
exigences en terme de conditions de travail et de salaire. L'ensemble
des travailleurs, sous la pression de cette concurrence "activée"
voit ses conditions de travail se dégrader.
5.
Comme les chômeurs sont tous harcelés, que le chômage est présent
durablement, les recherches d'emploi s'avèrent souvent
infructueuses. Chaque « offre » d'emploi est l'occasion
d'un concours impitoyable entre de nombreux candidats qui rentrent
tous bredouilles
(sauf un).
On
ne crée aucun emploi par la peur et on ne fait rien de précieux
dans l'emploi sous la menace de la misère, sous le chantage au
chômage d'un employeur animé par l'appétit du gain. Mais la santé
mentale des chômeurs est mise en danger par le harcèlement
administratif qu’ils subissent. Les chômeurs culpabilisent alors
qu'ils sont confrontés au déclassement et à la misère, ils ont
honte de leur statut. Cette honte participe à leur désocialisation
ce qui, après que ces travailleurs aient été exclus de la valeur
économique, les exclut de la valeur concrète. Il s'agit d'une
privation du droit au travail concret, d'une torture analogue à la
privation sensorielle, d'une vie sous la menace perpétuelle d'une
sanction arbitraire. Les institutions sociales, fruits de luttes
sociales acharnées, se retournent contre les chômeurs qu'elles sont
censées protéger, elles les affaiblissent, les mettent sous
dépendance et cultivent leur crainte. Les sujets soumis à la
crainte, à la dépendance et à l'affaiblissement voient leur moi
disparaître25
et obéissent à n'importe quelle injonction, ils sont prêts à
prendre n'importe quel emploi à n'importe quelle condition – ce
qui est le but de l'odieuse manœuvre.
6.
L'activation construit une vision du monde producériste,
conservatrice, dans laquelle il faut "gagner sa croûte",
dans laquelle le mérite conditionne le revenu et la soumission à un
employeur et à ses exigences vénale conditionne le mérite. Les
revenus liés à la propriété lucrative ne sont jamais remis en
question, ce qui révèle ce qu'est cette politique : une guerre
de classe, une guerre des possédants contre les prolétaires.
L'idée
implicite de l'activation, c'est qu'on ne travaille bien que sous la
contrainte. Ceci implique que le travail est nécessairement pénible
et cela justifie, au fond, le carottage. L'activation crée l'image
d'un employeur utile (alors que les travailleurs s'en passent
aisément) et d'un employé suspect.
7.
L'activation en tant qu'aides à l'emploi, qu'aides aux actionnaires,
crée l'idée que l'employeur a du mérite à employer, qu'il est
généreux et bon parce qu'il emploie et, surtout, que le travailleur
est un coût qu'il faut baisser. Cette politique baisse mécaniquement
la part des salaires dans le PIB et augmente la part des dividendes.
Les
salaires socialisés, les prestations de chômage, les pensions, sont
des salaires de plein droit et créent la valeur économique à
l'instar des autres salaires. Utiliser les salaires contre les
salariés (et à leurs dépends) sans leur aval est un vol qualifié
puisque les salaires sont la propriété des salariés, qu'ils soient
individuels ou socialisés.
8.
L'humain activé est un homo œconomicus, un être animé par ses
seuls intérêts lucratifs. C'est le monstre sans qualité sur lequel
les anthropologues de comptoir libéraux fantasment. Comme cet humain
n'existe pas, comme c’est une utopie agissante, les politiques
mises en œuvre en son nom sont inefficaces, inadaptées et
contre-productives et ce à l'aune des critères de réussite
producéristes eux-mêmes. Par contre, ces politiques comme guerre de
classe sont terriblement efficaces. Les salaires s'effondrent et les
profits explosent.
Le
débat sur les effets des gains de productivité tourne autour de la
question de savoir si le capitalisme va pouvoir intégrer ces gains
de productivité par l'élargissement du marché du travail, par
l'accroissement de la classe servile ou non. Le fait que tous
les
gains de productivité antérieurs, la division du travail,
la
machine, l'usine, le charbon, le pétrole, les médias de masse,
l'informatique, la robotique, aient pu être absorbés par un
élargissement de la classe servile (la quantité de travail n'a pas
diminué depuis plus de soixante ans dans la plupart des pays
européens). Krisis (et, avec lui, de manière encore moins
convaincante, un Gortz26)
amène la question de savoir si le système va se réguler en
inventant
toutes
sortes de services aux personnes (et aux entreprises), si les métiers
les plus abscons vont se multiplier pour pallier le fait qu'il n'y a
plus d'emploi ou
si le temps de travail va diminuer pour permettre à
tout le monde de travailler en emploi. Cette hypothèse ferait
baisser la pression exercée par la concurrence sur les travailleurs
et remettrait le système dans une dynamique keynésienne peu
probable à l'heure où les ressources naturelles et humaines
s'épuisent du fait de leur surexploitation.
Les
différentes phases du capitalisme que nous avons grossièrement
esquissées, le capitalisme marchand, industriel, fordiste puis le
capitalisme du désir, ne s'annihilent pas mais s'additionnent,
cohabitent à des niveaux
distincts.
Au sein du capital, la quantité d'heures de travail ouvrées au
niveau mondial n'a sans doute jamais été aussi importante, le
travail en emploi n'a jamais été aussi intense,
mais
le chômage affecte une part significative de la population
prolétaire de manière permanente depuis quarante ans. Si ce chômage
avait pu marquer le pas pendant les trente glorieuses, il a toujours
été omniprésent dans les sociétés industrielles. Le capital a
exproprié les modes de vies antérieurs, les ressources dont elles
dépendaient, contraignant les prolétarisés, les dépossédés à
se vendre comme force de travail ou à chômer.
L'individu comme auto-référent
En schématisant quelque peu la chose, l'idéalisme chrétien se
réfère à la parole du Christ pour construire sa vision du monde ;
le patriotisme se réfère à la patrie, le libéralisme se réfère
à l'idéal de justice et de liberté ; le socialisme se réfère
à l'égalité. Tous ces idéaux ont sombré avec la généralisation
de l'ubiquité sociale et l'intégration du désir dans l'économique.
On voit alors les chrétiens adorer des veaux d'or, les libéraux
soutenir et installer des dictatures ou les socialistes créer une
aristocratie technocrate assise sur ses privilèges. Nous avons déjà
fait allusion à l'impossible négativité du capitalisme, nous y
reviendrons. Dans l'immédiat, nous constatons que, au moment où les
idéaux politiques sombrent dans les faits, ils demeurent vivaces
dans les représentations utopiques politiques dominantes. Dans le
monde de l'entreprise, de l'économie, de l'acte, de la relation à
la nature et à la société, dans ce qui sert de cadre à la
singularisation de l'individu, dans le monde l'emploi, ces idéaux
sont laminés. Il n'en reste rien. Seule demeure la capacité de
l'individu à s'extraire de ses contingences, de ses aspirations, de
sa volonté pour correspondre à l'image idéale de la réalisation
personnelle.
Le
monde professionnel enjoint à l'individu de s'entreprendre,
de se considérer comme un investissement, comme une marchandise, de
considérer son travail abstrait, son salaire, son statut ou sa
personne elle-même
comme
des retours
sur
investissement. L'individu doit tout à la fois abdiquer l'aspiration
au singulier, la volonté de puissance et à l'identité spécifique,
culturelle, familiale, cultuelle ou individuelle pour maximiser le
produit sans qualité mais avec de la valeur
économique auquel
il doit s'identifier et se réduire.
L'employé
doit entretenir un rapport schizophrène avec lui-même, il doit se
considérer comme le considère un employeur, un contremaître et
doit donc intérioriser l'ordre hostile à
ses
désirs, à ses
aspirations et à
ses
spécificités, il doit cultiver des passions tristes, des passions
ennemies de sa force de vie. L'injonction d'employabilité
se
verbalise sous la forme d'un idéal à être soi,
à s'accomplir – c'est-à-dire à abolir ses aspirations et à
faire carrière en cadrant son activité à des intérêts
hétéronomes. L'individu doit se considérer comme un tiers
considérerait son objet. La négativité de l'individu ne connaît
plus d'exutoire. Le nous constructeur d'un je, le monde qui individue
le sujet, disparaissent. La modernité multiplie la médiocrité, les
envies, les jalousies et les échecs. Souvent, l'agent
socio-économique est mis en situation d'injonction paradoxale :
son propre bonheur lui intime l'ordre de briser son bonheur. Pour
être socialement reconnu, pour être prospère et actif
dans
la société, il faut travailler et, en travaillant, renoncer
à
son libre-arbitre, renoncer
à
influer sur le cours de l'histoire de la société et, comme employé,
ne plus tenir son
destin en main. Pour travailler, il faut se battre contre des
collègues, effectuer des tâches sans intérêts, répétitives.
L'inintérêt du monde de l'emploi, sa misère sociale, ne découlent
pas de choix patronaux. C'est la mise en concurrence des producteurs
qui leur impose les mêmes conditions de travail, la même grisaille
quotidienne, la même tristesse dans la force de l'âge. L'employé
devient alors une marchandise plus ou moins valorisée sans qualité
en dehors de cette
valeur économique. Il est remplaçable et doit s'engager corps et
âme pour conserver son emploi ; il est obéissant et doit faire
montre d'initiative ; il doit faire ce qu'on lui dit et être
content de son sort ; il est précaire et doit être loyal à
son employeur.
Les contradictions économiques de la concurrence, de l'accumulation,
de l'augmentation du taux d'exploitation s'invaginent alors dans la
sphère psychique ou physiologique sous la forme de la maladie
professionnelle, du suicide, du burn-out, de la dépression – à
moins que, sous une forme invisible, tels ces « musulmans »27,
ces survivants des camps d'exterminations aux yeux éteints, les
employés ne fassent que survivre à leur propre vie, au projet de
réification qui est lui attaché.
Proposition
167
L'employé
contemporain doit se considérer comme un objet, il doit se
traiter comme un moyen, un capital dans lequel investir afin
d'extraire de la valeur économique.
Proposition 168
L'utilisation de l'humain
à des fins vénales doit être intériorisée par les
travailleurs : ils doivent se considérer comme des
externalités, comme des quantités négligeables.
Proposition
169
Dans
la logique de l'emploi, la vie du travailleur est remplaçable,
elle n'a pas d'importance.
|
1Pour
rappel, le signe => est une implication simple : « il
pleut » => « je suis mouillé » (mais je peux
être mouillé alors qu'il ne pleut pas) et <=> est une
implication double : « je suis ton frère » <=>
« tu es mon frère ». Si tu es mon frère, je suis
nécessairement ton frère (ou ta sœur, peu importe) ; si je
suis ton frère (ou ta sœur) tu es nécessairement mon frère.
2Si
nous nous référons à L. Wittgenstein, Tractatus
logico-philosophicus, Gallimard,
1993, collection Tel 2013, p. 68 :
(4.46)
Parmi deux groupes possibles de conditions de
vérité, il existe deux cas extrêmes.
(…) Dans le
second cas, la proposition est fausse pour toutes les possibilités
de vérité : les conditions de vérités sont contradictoires.
[Elles
définissent] une contradiction.
En suivant cette définition, nous pouvons définir comme une
contradiction toute association d'éléments contradictoires.
3Selon
la très belle formule de M. Monaco et al., Choming out,
Éditions Une Certaine Gaieté, 2012.
4À
notre connaissance, ce concept n'a jamais été formulé dans la
logique.
5Watzlawick,
J Weakland et R Fish, Changements : paradoxes et
psychothérapie, Le Seuil, 1975, collection Points, 1981.
6Selon
la très belle formule de Musil, L'Homme sans qualité,
Seuil, 1956.
7Cette
expression est de Smith mais il l'a utilisée dans un sens très
anti-libéral – voir ci-dessous la note sur les économistes
vulgaires.
8Voir
l'analyse brûlante et brillante de R. Luxemburg, The
Accumulation of capital,
Routledge, 1951, réédité en 2003.
9Les
injonctions paradoxales sont une des origines de la schizophrénie
que Bateson avait identifiée. Ce sont des énoncés qui enjoignent
de faire une chose et son contraire, genre « ne lisez pas ce
que j'écris ».
10La
dissonance cognitive est l'écart entre deux sensations
inconciliables ressenties simultanément. Par exemple, si l'on
entend un employeur affirmer que tout se passe bien dans
l'entreprise, que les employés sont heureux alors que l'on se sent
mal comme employé dans cette entreprise.
11G.
Simondon, L'individu et
sa genèse physico-biologique, Jérôme Millon, 1995.
12Du
latin « ob-scenus », contre ce qui est représentable.
13Comment
ne pas songer à l'extraordinaire roman de Jack London, Le
Vagabond des étoiles,
Libella, 2000, où
le prisonnier entravé, battu, torturé ne peut être privé des
rêves qu'il habite ?
14L'individu
kantien résulte de l'impératif catégorique (qu'un Orwell
reprendra sous le concept de common decency) :
la morale kantienne est liée à la capacité individuelle à
l'empathie. Il s'agit de ne pas faire subir à autrui ce qu'on ne
voudrait pas subir et, inversement, de lui donner ce qu'on voudrait
en recevoir. Cette morale construit un univers où des gens certes
honnêtes ne partagent rien
mais
ressentent leurs propres émotions chez autrui. C'est un univers
théorique, désincarné, dans la mesure où le projet kantien
synthétisé par la formule de l'impératif
catégorique ait
l'impasse sur les liens subjectifs qui lient acte et agent. Le sujet
ne peut abstraire l'hic et nunc de
l'acte quand il le pose et/ou le subit. La liberté kantienne aligne
une série de maximes universalisables. Il s'agit d'un système
intériorisé. La volonté demeure étrangère à ce mécanisme
social. Voir I. Kant, Critique de la raison pure,
Flammarion, 1987.
15Selon
les expressions d’Emile Verhaeren, Les Campagnes hallucinées
et
Les Villes tentaculaires.
16A.
Smith, La richesse des nations, op.
cit. Selon
ses thuriféraires, la main invisible du marché est censée réguler
les égoïsmes humains au mieux de l'intérêt collectif ;
selon le libéral écossais, le main invisible est la force qui
maintient les capitaux dans leur pays.
17Voir
l’œuvre d'Ayn Rand.
18Choming
out, op. cit.
19Krisis,
Manifest gegen die Arbeit,
Eigenverlag, 1999.
Le
livret a été traduit depuis en français mais, faute de disposer
de cette traduction, nous reprenons l'édition originale allemande
que nous traduisons.
20Gruppe
Krisis, Manifest gegen die Arbeit,
op. cit., p. 28, je traduis.
22Voir
le rapport de l'administration sur les aides aux employeurs,
http://www.plan.be/admin/uploaded/201310291453290.GECE_EGCW_201301.pdf
p.45.
23Selon
la définition du Bureau International du Travail disponible ici,
http://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---dgreports/---stat/documents/normativeinstrument/wcms_087482.pdf
p. 9.
24Voir
la réponse du gouvernement allemand sur cette question :
http://dokumente.linksfraktion.de/inhalt/ka-17-14372-antwort.pdf
(en allemand): le plan Hartz IV de harcèlement institutionnel des
chômeurs les maintient au
chômage et dans la misère.
25Voir
Farber et al., Brainwashing, conditioning and DDD,
Sociometry, Vol 20, 1957, 271-285 sur la manipulation mentale des
prisonniers en Corée du Nord.
26André
Gorz prône le partage du temps de travail en emploi. Ce faisant, il
fait l'impasse sur les vrais problèmes du monde du travail :
les gens n'ont pas nécessairement envie de travailler moins, ils
veulent plutôt que le travail cesse d'être insupportable et qu'il
leur permette d'humaniser leur monde, d'exister, de désirer, de
vouloir, qu'il leur permette de devenir des sujets de leur vie.
27Voir
notamment P. Levi, Si c'est un homme,
Julliard, 1987, et
Agemben, Ce qui reste d'Auschwitz, Payot
& Rivages, 2003. Ce concept n'a absolument rien à voir avec
l'islam, le Coran ou le prophète Mohammed. C'est le nom qu'on
donnait aux morts-vivants des camps de concentration pendant la
seconde guerre mondiale. Les « musulmans »
continuaient à vivre dans les conditions extrêmes des camps mais
sans volonté, sans énergie, par inertie en quelque sorte.