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À l'aune de la question de la richesse comme construction sociale du regard, nous allons examiner l'histoire de la production économique et de l'articulation entre l'économie concrète, la valeur concrète, le travail concret et l'économie abstraite, la valeur économique et le travail abstrait. Nous allons voir comment les différentes classes dominantes et dominées ont pu valoriser les biens et les services concrets en explorant la vision sociale de la valeur dans certains moments de notre histoire. C’est un parcours impressionniste et pointilliste sans aucune prétention à l’exhaustivité. Il s’agit d’affirmer le caractère historique et social du regard sur la valeur. Ce regard contribue à construire ce que nous avons appelé l’utopie agissante de la violence sociale à un moment donné. Ceci posé, nous pourrons alors réfléchir aux enjeux de la valorisation concrète et de son articulation avec la violence sociale de la valeur abstraite.
De
manière générale, puisque nous allons aborder des phases
historiques d'organisation de la violence sociale, nous insistons sur
le fait que les nouvelles phases historiques ne se substituent pas
aux les anciennes mais que les différents types de violence sociale
peuvent cohabiter en mondes
concomitants.
De la même façon que la petite-bourgeoisie est une classe
ubiquiste, l'histoire peut aussi s'inscrire simultanément
dans
des modes d'organisation de la violence sociale distincts.
On
peut avoir une aristocratie guerrière et
une
bourgeoisie d'affaire (ce sont d'ailleurs éventuellement les mêmes
personnes), on peut avoir un clergé tout puissant et un secteur
bancaire accapareur, etc.
La violence sociale
À
un moment donné, la violence physique d'une aristocratie militaire a
régi les rapports sociaux. Le plus fort, le plus armé prenant le
dessus sur ses prochains. Cette phase historique que l'on pourrait
qualifier de brutale succédait à ce que Marx appelait le communisme
primitif, la propriété commune des moyens de production. Le passage
du communisme primitif à la violence par l'arme est l'objet de
spéculations anthropologiques de premier intérêt. Sans prétendre
épuiser le sujet, nous développerons quelques pistes sur cette
question un peu plus loin. Nous soulignons cependant que ce passage
de la propriété commune à la violence de l'arme n'est pas
inéluctable : de nombreuses sociétés ont traversé les âges
et ont pu développer une économie productive complexe, elles ont pu
organiser la production en divisant le travail sans en passer par la
propriété privée des moyens de production et la violence sociale.
Selon
David Graeber1,
la monnaie – institution fondamentale dans l'avènement de la
violence sociale capitaliste – est née de la dette. Les gens
étaient endettés pour le sang, celui du mariage ou celui du meurtre
– les deux dettes de sang étaient équivalentes en valeur – et
les dettes contractées dans ces circonstances dramatiques étaient
réputées impayables – toute indemnisation ne constituait qu'un
ersatz symbolique qui ne remplaçait pas l'absent, que ce soit une
femme mariée emmenée loin de sa famille d'origine ou l'être aimé
tué.
Les
dettes de sang impayables étaient symbolisées par des objets, elles
ne pouvaient être réglées que si les « créanciers »
contractaient une dette semblable envers leur débiteur. Seul le sang
pouvait payer le sang, seul un mariage avec un être qui venait dans
la famille pouvait effacer le sang de la fille aimée disparue dans
une autre famille. À ce stade de la société, quand les seules
dettes étaient des dettes de sang symbolisées, des dettes
impayables, la propriété des moyens de production n'était pas
l'apanage des individus mais des sociétés. Il n'y avait pas de
troc, d'échange puisque la propriété privée, individuelle, des
moyens de production et de la production elle-même était proprement
inconcevable. Il était inimaginable d'acheter ou d'échanger quelque
chose contre un litre de lait puisque et le lait et la vache étaient
propriétés communes. Le fait d'être endetté ne faisait pas courir
le risque d'être dépossédé du droit d'usage des moyens de
production, des terres, du droit de chasse, de l'accès aux
ressources naturelles ou au temps humain.
Certaines
dettes moins importantes ont alors été contractées en
dédommagement de dols mineurs. Mais l'argent lui-même est apparu,
selon l'anthropologue libertaire, comme solde des militaires,
comme moyen de monnayer un butin. Même si cette façon de voir les
choses n'éclaire pas toutes les zones d'ombre quant au passage d'une
société de propriété commune à une société de violence
militaire (et d'appropriation par la violence des moyens de
production), elle implique que, dans sa genèse, l'argent a tout à
voir avec une cristallisation de la violence sociale.
Proposition
117
La
dette a préexisté à l'argent. L'argent a été créé pour
indemniser les militaires et pour monnayer les butins de guerre.
Proposition
118
La
propriété privée des moyens de production est née avec
l'argent, la dette à intérêt et l'État.
Proposition
119
L'argent
et l'État n'ont pas aboli la violence sociale de la naissance
mais en ils en ont changé l'alibi métaphysique.
|
Ce
qui était de l'ordre de la prêtrise, de la domination d'un clergé
ou du chef, d'une mise en scène de la violence humaine par des rites
cathartiques s'est transformé en propriété privée des moyens de
production et, dans un même mouvement, en asservissement des gens et
en violence militaire. L'appropriation-même des moyens de production
devait prendre la forme de monnaie pour pouvoir être échangée,
pour pouvoir signifier. Alors que les dettes réciproques demeuraient
impayables et fondaient une société de partage des moyens de
production par l'obligeance réciproque, la soldatesque allait
piller, asservir et faire exploser le social en tant que lien de
réciprocité sur la base même de l'appropriation de la richesse
symbolisant le lien social. Le totem avait incarné l'interdit social
de la société de la communauté des moyens de production – ce que
Freud2
désigne par le meurtre du père primitif, le meurtre de l'interdit
sur la créativité – et le tabou allait entourer la propriété
privée des moyens de production de la peur de la violence physique
des militaires, des mercenaires.
L'État
allait ensuite monopoliser cette violence sociale, l'argent allait
ensuite s'universaliser et imposer sa loi, les rapports de
production. La violence sociale avait trouvé son nouveau chiffre,
son vecteur, son médium. Avec l'argent, les dettes sont devenues des
dettes à intérêts, avec les dettes à intérêts, les plus grands
empires, les systèmes de production économiques les plus complexes
ont été détruits en tant qu'appareils productifs et ont entraîné
dans leur chute des populations, des puissances économiques,
architecturales, techniques, artistiques. Les lierres envahissent
aujourd'hui leurs vestiges.
Pour
autant, dans l'anonymat du numéraire, l'argent avait permis de
dépasser la malédiction – ou la bénédiction – de la
naissance, de la caste, il avait permis d'oublier le prêtre, le
sorcier ou le druide et la crainte diffuse qu'ils inspiraient. Mais
l'argent n'avait pas aboli la violence sociale antérieure, il en
avait changé la nature, la portée et le mode d'expression. La
crainte de dieu et des pouvoirs chamaniques s'était transformée en
crainte de la loi et de ses shérifs.
Sans
prétendre être complet, nous réfléchissons sur la violence
sociale telle qu'elle a pu s'organiser dans quelques sociétés
passées et présente. Nous ne prétendrons pas faire œuvre
d'historien ou éclairer le présent d'une lumière inédite, nous
entendons simplement ouvrir des brèches dans les évidences de la
violence contemporaine. Toute forme de violence sociale
s'institutionnalise, se rigidifie autour d'un clergé, de fondés de
pouvoir, de lois. De tout temps, la violence sociale a été
naturalisée par
ses thuriféraires. Souvenez-vous de ces naturalisations : un
premier ministre anglais nous expliquait qu'il n'y avait pas
d'alternative dix ans avant que l'Amérique Latine prenne une autre
direction, cinquante ans après que les États-Unis et …
l'Angleterre n'aient pris une autre direction ; souvenez-vous
que pour les financiers des banques qui officient sur les ondes,
l'économie de marché ou les marchés financiers sont des forces de
la nature aussi indiscutables que les lois de la physique … Notre
petit historique ambitionne de rappeler à ces histrions que leur foi
n'est qu'une fable, un battement de paupière dans l'immensité du
temps et de l'espace.
La protohistoire
Dans
le monde préhistorique, le rôle du faire est difficile à
déterminer. Selon Marcel Otte, au néolithique, la société s'est
organisée de manière plus complexe, elle s'est
structurée selon les artisans et hiérarchisée afin de faire
fonctionner les valeurs et les activités nouvelles (…) La
cristallisation en artisans distincts provoqua des spécialisations
par clans, par familles ou par groupes sociaux : agriculteurs,
mineurs, tailleurs, tisserands, charpentiers3.
[À
cette période, les guerriers et les prêtres apparaissaient aussi.]
La société comportait donc des producteurs, des artisans,
des prêtres et des guerriers. La nécessité de faire des calculs
(terrain, saison, production) fut alors aux origines des premières
sciences telles que nous les connaissons (…) s'éloignant des
considérations spirituelles globales propres aux peuples chasseurs4.
La thèse d'Otte de la spécialisation des tâches, de l'apparition
du travail abstrait peut faire échos aux états anthropologiques
décrits par David Graeber, la spécialisation des tâches explique
comment la propriété commune des moyens de production et les dettes
de sang sont devenues respectivement une propriété privée des
moyens de production et un système de monnaie dette. En tout état
de cause, la spécialisation des tâches, l'apparition d'une caste
militaire et d'une caste religieuse sont allées de pair avec une
organisation de la violence sociale par l'argent.
Freud interprète la fin du néolithique de manière plus symbolique.
Le père primitif jouissait de tous les plaisirs et en interdisait
l'accès aux fils. À un moment donné, les fils se sont soulevés
contre ce père tyrannique et l'ont tué. Ils ont dû ensuite gérer
la survie ensemble et partager l'interdit primitif entre eux en
l'intériorisant. La domination primitive s'est institutionnalisée,
socialisée et s'est par la suite transmise aux générations
ultérieures sous la forme d'un principe de réalité, d'un principe
de contrainte de la socialisation, opposé au principe de plaisir,
aux aspirations de toute-puissance de l'individu. Mais ce principe de
plaisir dont le père primitif jouissait seul avant le soulèvement
des fils continue à vivre dans l'inconscient moderne. À chaque
soulèvement, à chaque remise en cause de l'autorité, le principe
de plaisir se fait plus envahissant, plus efficace, il se socialise.
La sédentarisation paraît dans une large mesure correspondre à la
différenciation des rôles sociaux mais il existe des sociétés
sédentaires sans stratification sociale rigide, sans clergé, sans
militaire, sans argent et, à l'inverse, certaines sociétés nomades
ont parfaitement intégré ces codifications de la violence sociale.
Si, dans une société sans argent, sans caste de pouvoir, la
violence sociale est incarnée par un chef au rôle ingrat, si, dans
ces sociétés, la richesse est marquée par la capacité à faire
des dons, dans des sociétés aux rôles sociaux stratifiés, c'est
au contraire la capacité à avoir, à accumuler qui marque la
richesse.
De la même façon, la consommation s'inscrit dans cette logique :
on n'exhibe pas ce qu'on a fait dans une société d'argent, de
violence sociale stratifiée – et, ce, quels que soient les moyens
utilisés pour jouir du 'don' – mais ce qui nous a été donné,
l'héritage, la fortune ou le salaire. L'exhibition de la chose ne
laisse pas de place à la singularité, à la puissance créatrice de
l'individu mais elle affirme au contraire son pouvoir et, partant,
l'image de la richesse du monde auquel il participe, l'image du rang
qui est le sien au sein de ce monde. Dans les sociétés sans argent,
dans lesquelles la violence sociale n'a pas été stratifiée,
l'image des dons ne renvoie pas à une image sociale connotée, elle
hiérarchise directement les signes du pouvoir ; elle ne crée
pas les catégories sociales ; elle classe en fonction d'un seul
paramètre et, en classant les individus, les marque comme sujets
agissant, comme êtres de puissance et d'acte.
L'Antiquité
Dans l'antiquité déjà, les conditions d'existence de tous les
membres de la société sont déterminées par des rôles sociaux
distincts. Les castes sociales sont stratifiées de manière rigide
et la société organise la violence sociale dont elle est porteuse
par l'étanchéité entre ces différentes strates. Tous les membres
de la société doivent tenir leur place et l'aspiration à occuper
une autre place ne trouve pas d'autre exutoire que l'exil, la fuite
ou la mort. L'esclave reste esclave, la femme reste femme et le
citoyen reste citoyen. Tous tiennent leur rôle, tous respectent les
possibilités, les obligations et les interdictions liées à leur
condition. Toute action qui transgresse les frontières sociales
étanches, les rôles, est sanctionnée par le bannissement ou la
mort. La société dans son identité et dans sa survie ne peut
admettre de briser le principe d'organisation de la violence sociale.
La transgression sociale est souvent plus qu'un tabou, c'est une
perspective impensable, inimaginable pour les membres de la société.
Les habitants des cités grecques ou romaines ne se singularisent
plus par ce qu'ils font, par les actes qu'ils posent, par leur
capacité à donner : ils ne peuvent agir que dans le cadre de
codifications sociales strictes. L'esclave et la femme doivent
prester un travail concret et, en terme de rémunération, ou travail
abstrait, ne peuvent participer aux décisions communes de la cité.
Le citoyen, par contre, ne peut travailler concrètement que comme
homo faber, comme artisan.
Dans la Grèce antique, l'action s'organise alors autour de ces
paradigmes5.
L'action politique détermine les décisions communes de l'agora. Ce
type d'acte est socialement noble : il n'est pas accessible à
tous et ceux qui jouissent de ce pouvoir en usent, en sont fiers et
sont dispensés de toute obligation en terme de travail concret.
La valorisation individuelle, le travail abstrait, est inversement
proportionnelle à l'obligation de travail concret. Au sein de
l'Agora, les discours tiennent lieu de manœuvres, les alliances et
les oppositions rythment le destin de la cité. Cette isolation du
faire 'noble', du politique, n'a pu s'opérer qu'en s'appuyant sur
les divisions entre les membres de la société, qu'en organisation
la violence sociale en travail abstrait, en strates sociales
étanches. Le travail concret, répétitif, alimentaire est alors
réservé à une sous-classe : sans la mise à l'écart des
femmes et des esclaves, la notion-même de dignité de la vie
publique dans l'acception antique n'aurait
pu émerger puisque tous les membres de la société auraient été
pareillement impliqués dans les domaines considérés comme
triviaux. Certains citoyens étaient
néanmoins actifs en terme de travail concret dans la cité grecque :
les artisans avaient un métier et pouvaient beaucoup travailler. On
reconnaissait cependant à leur travail concret une espèce de
dignité : l'homo
faber mobilise ses
ressources cognitives et physiques pour créer quelque chose de
radicalement neuf6.
Le citoyen peut être artisan même si l'artisan n'est pas
nécessairement citoyen – ou, pour mieux le dire, même si la
fonction d'artisan ne fonde pas le droit à être citoyen. Par
contre, le travail d'animal
laborans, le travail
concret lié à la nécessité, aux besoins, à la production
économique n'est pas compatible, chez les anciens, avec l'exercice
de la citoyenneté. Seuls les femmes et les esclaves – et, selon
Hésiode, les paysans – s'occupent de la survie matérielle du
foyer. Ils ne peuvent apparaître dans la sphère publique et doivent
nourrir les citoyens qui ne peuvent participer à l'économie
domestique.
Valeur et Grèce antique
Dans la Grèce antique, la notion de propriété ne coïncidait pas
avec la métaphysique de la violence abstraite capitaliste. L'objet
était un trophée donné au sportif pour son exploit ou un sacrifice
pour les dieux7.
Le sentiment de possession répondait à des ressentis multiples et
symboliques. L'objet témoignait de la valeur, de la condition du
possesseur. La possession est investie d'une force symbolique, la
notion de la valeur […]
est en passe de devenir autonome, une imagination traditionnelle
assure la continuité avec l'idée magico-religieuse de mana8.
La propriété, l'image de la valeur du bien participe d'une économie
symbolique sociale.
Mais cette économie concrète de la valeur symbolique magique se
transforme en argent – selon Graeber via le système des soldes des
militaires, puisque la dette préexistait à l'argent. Le symbolique
avait déjà dissocié valorisation et utilité ou usage pratique.
Note
35. La révolution de Solon
Les
cités grecques concentrent géographiquement les édifices du
pouvoir. L'administration, le parlement, la justice y bâtissent
leurs sanctuaire. La ville est le royaume de la valeur symbolique et
de la violence sociale et militaire. L'individualisme marchand des
cités cohabite avec des structures traditionnelles. Les tensions de
la cohabitation sont régulées par la loi. Les acteurs sociaux
endossent un rôle social. Ils sont régis par des instances
incarnées qui limitent la marge de manœuvre aussi bien dans
l'accaparement de la valeur concrète que dans la violence de la
valeur abstraite. Les acteurs sociaux n'ont pas prise sur la
définition de la légitimité ou seulement par le truchement de ces
instances.
Avant
Solon, la force faisait droit. L'aristocratie militaire
concentrait à elle seule la violence sociale. La violence
sociale s'incarnait dans une menace armée sur les corps, dans la
violence physique et dans la menace de la violence physique. Après
la révolution de Solon (594 avant Jésus-Christ) Athènes, les
organisations des nobles, les familles, perdent de leur pouvoir alors
que les villes s'enferment dans leur individualité. Les citoyens
reprennent les idéaux des anciens guerriers, des nobles : ils
méprisent le négoce et aspirent à être les meilleurs moralement.
La vie concrète et
la représentation de la vie s'autonomisent dans le champ du
symbolique à ce moment-là. La loi de Solon pose l'égalité
de tous les citoyens,
elle atteste l'influence de l'argent comme logique d'échange, elle
atteste la disparition des castes antérieures, elle atteste
l'universalisation du droit plus de deux mille ans avant les
Lumières. Les lois de Solon établissent la propriété, les bornes
sur les territoires et le droit des citoyens.
Ce
droit exclut :
-
les pélataï (πελάται,
manœuvres agricoles) qui vivent auprès d'un puissant
-
les hectemoroi (ἑκτήμοροι)
qui louent la terre qu'ils travaillent et défrichent.
L'archonte
grec Solon confronté à la crise va
-
abolir l'esclavage pour dettes
-
affranchir ceux qui sont tombés en esclavage pour dette
-
affranchir les terres des hectemoroi de toute redevance
-
refuser toute redistribution des terres réclamée par les pauvres
-
fonder le droit moderne, avec les jurys populaires et le droit de
défense et d'accusation
-
fonder les classes sur la fortune, le droit étant alors censitaire -
ces classes se substituent aux classes de sang, de naissance
Dès
la fin de la guerre du Péloponnèse et tout au long du IVe siècle,
les révoltes des prolétaires réclamaient la redistribution des
terres et l'abolition des dettes:
"αγη̃ς
α̉ναδασριός καὶ χρεω̃ α̉ποκοπή"
La
ligue de Corinthe se forma en 338 avant Jésus-Christ pour se
protéger de ces revendications de partage des richesses.
À
sa mort, Attale III (171 avant Jésus-Christ -133 avant
Jésus-Christ), dernier roi de Pergame, lègue son royaume à Rome.
La révolte sociale qui s'en suivit fut violemment réprimée.
Valeur et Rome antique
Les classes sociales se forment au cours de l'Antiquité. Les outils
de production ne sont plus partagés en propriété commune. Les
citoyens possèdent tout ce dont ils ont besoin, ils jouissent de
droits politiques qui feraient rêver nombre de nos contemporains.
Pour autant, ce qui est valorisé dans ces milieux, c'est la
générosité, la capacité à effectuer des dépenses somptuaires,
ce que les latins appelaient l'évergétisme. Si, au départ, le
trophée olympique, le sacrifice divin sont les seules choses
précieuses, il a fallu l'avènement d'une classe affairiste dans
l'empire romain pour voir l'argent prendre une valeur d'usage pour
cette classe.
Note 36. Les Flaviens et les Antonins
Notes:
Les
dates avant notre ère sont notées BC (before Christ – avant
Jésus-Christ) et celles de notre ère sont notée AD (annus dei –
après Jésus-Christ) pour des raisons de simplicité.
Nous
avons tiré les événements concernant l'Empire romain de
Rostovsteff, L'histoire économique et sociale de l'Empire
Romain9,
nous ne partageons pas toutes ses options historiques mais utilisons
le formidable travail de synthèse.
68
AD - 192 AD
Résumé
Cette
période voit une certaine prospérité, une relative stabilité
politique de l'empire mais la dualisation de la société, la
concentration des richesses rendent la machine économique moins
efficace et en compromettent la pérennité. La propriété foncière
est d'ordre lucratif ce qui, là aussi, comme aujourd'hui, menace la
continuité de la production agricole.
Pour
lutter contre la crise économique endémique, les empereurs essaient
de racheter et de redistribuer des terres (impossible parce que cela
coûte trop cher), la fermeture des frontières (pour éviter
l'émigration d'Italie) ou lèvent des impôts exceptionnels qui
frappent les plus riches. Comme les causes économiques du marasme
(concentration et propriété lucrative) ne sont jamais remises en
cause, les tenanciers continuent à (mal) travailler les terres de
leur propriétaire pour des produits destinés à la vente quand des
paysans sur leurs terres auraient nourri leur famille, leur clan.
Les
salaires aussi étaient absolument inexistants pour la plupart de la
population (les paysans) ou extrêmement faibles (pour les ouvriers,
les prolétaires ou les esclaves).
Les
impôts et les services de corvées obligatoires n'ont jamais suffi à
surmonter le marasme économique.
L'incapacité
des empereurs successifs à surmonter la crise économique devait
aboutir à un pouvoir militaire absolue.
*
*
*
Contexte
Le
recrutement de l'armée se fait dans la bourgeoisie de tout l'Empire.
La
bureaucratie se développe. Des Provinces s'urbanisent. L'accès à
la citoyenneté romaine s'élargit dans les provinces largement
romanisées.
Vespasien
réorganise les vastes domaines agricoles impériaux.
La
situation sociale est explosive - émeutes ou manifestations - dans
les nombreuses cités en voie d'urbanisation en cas de disette ou de
famine, ces cités passaient après les besoins de l'État ou de
l'empereur.
*
*
*
Ébauche
de redistribution sociale et d'impôt: du pain et des jeux
Évergétisme
et organisation de jeux pour distraire les prolétaires de leur
ressentiment. Ces jeux étaient offerts par les magistrats et par des
riches citoyens ou par la cité contrainte de les organiser pour
éviter tout soulèvement. La cité mettait alors naturellement les
citoyens les plus riches à contribution: il fallait verser une
certaine somme (la summa honoraria) pour avoir l'honneur
d'être magistrat ou d'occuper un quelconque poste honorifique. En
cas de famine, les riches contribuaient au ravitaillement et
distribuaient parfois du pain.
*
*
*
Accumulation
L'accumulation
de richesse se fait entre des mains plus nombreuses. Les citoyens
riches ne sont plus exclusivement des Romains et, quand ils sont
Italiens,
ils viennent aussi de province. Les nababs du Ier siècle BC ou les
multi-millionnaires de l'aristocratie urbaine de l'ère
julio-claudienne ont cédé le pas à une haute bourgeoisie moins
riche, moins concentrée sur la ville de Rome.
Il
s'agissait de capitalistes répandus dans l'Empire, ce n'était plus
des propriétaires fonciers.
La
concentration de la propriété foncière s'étend à l'empire dans
son entièreté et non plus à la seule Italie entre les mains de
quelques propriétaires, notamment de l'empereur. Les petits
propriétaires disparaissent dans l'empire, les petits propriétaires
deviennent des tenanciers. La concentration de la propriété fait
stagner ou reculer les techniques agricoles. L'agriculture se tourne
vers la vente ; les propriétaires font travailler leurs terres
par des tenanciers. Le vin ou l'huile, facilement commercialisables
remplacent les potager vivriers dans les champs.
La
population rurale paysanne demeure majoritaire, elle domine
numériquement les artisans, les esclaves ou les prolétaires et les
bourgeois urbains. Cette population rurale connaît des conditions de
vie très simples. Les paysans sont souvent accablés d'impôts et
sont victimes de la brutalité des autorités. Ils sont déconsidérés
socialement.
*
*
*
Croissance
Globalement,
la période se caractérise par une croissance économique et une
paix rarement troublée. Mais, sur les marches de l'Empire, à mesure
que les ennemis s'approchaient, il a fallu renouer avec la politique
d'extension et d'urbanisation des marches fraîchement conquises
[notamment la conquête de la Dacie par Trajan]. Cette politique a
mobilisé les moyens matériels et humains de l'empire, elle a poussé
à augmenter les impôts.
L'augmentation
des impôts - essentiellement acquittés en blé - tend la situation
sociale.
*
*
*
Déclin
et crise agricole
L'Italie
est confrontée à la dépopulation et à la baisse de la production
agricole. Nerva s'est efforcé de repeupler le pays en redistribuant
les terres aux plus pauvres mais cette opération est trop onéreuse
et ne peut être réalisée à grande échelle: les Romains n’ont
plus de perspective dans leur pays.
Trajan
favorise alors le crédit pour stimuler la spéculation sur les
terres, ce qui devait augmenter la demande de tenanciers, de bras
pour défricher les terres abandonnées. Des avantages - frais
d'éducation des enfants du prolétariat italien - sont concédés
dans la péninsule afin de prolonger la domination impériale. Trajan
crée aussi un corps de fonctionnaires mais toutes ces mesures ne
font que ralentir le déclin italien.
Des
tensions centrifuges (Bretagne, Égypte, Maurétanie, les Juifs en
Mésopotamie, en Palestine ou Cyrénaïques) se font jour et
mobilisent les forces des cités impériales incapables d'y faire
face.
Hadrien
doit alors abandonner (ou geler) les conquêtes de son prédécesseur.
*
*
*
Défaut
partiel
Hadrien
allège les frais d'occupation, il décentralise le recrutement de
l'armée et confie la défense des limes (les frontières) aux
autochtones. Il remet partiellement les dettes et les arriérés des
cités au fisc romain.
La
levée des impôts est confié aux chevaliers, classe formée et
contrôlée.
Hadrien
favorise les petits propriétaires de parcelles paysannes au
détriment des tenanciers. En Égypte - grande puissance agricole
alors - il distribue une partie des terres de l'État en petits
lopins. Mais cette politique ne semble pas avoir duré dans le temps.
*
*
*
Conquête,
impôt et crise
Marc-Aurèle
reprend les conquêtes, en Germanie, et est contraint de lever de
nouveaux impôts.
La
crise économique - en dépit de tous les efforts des empereurs
successifs - s'installe durablement et s'approfondit au cours du IIe
siècle AD. Cette crise épargne les marches qui sont en pleine
croissance jusqu'au milieu du IIIe AD.
*
*
*
Urbanisation
et dualisation
Le
pouvoir pousse à l'urbanisation - ce qui augmente la charge de
travail des ruraux pour nourrir les citadins. La population de
l'empire se divise en deux grandes classes: les dirigeants et les
dirigés; les bourgeois et la classe laborieuse; les propriétaires
fonciers et les paysans; les patrons d'échoppe et les esclaves.
Le
fossé entre ces deux classes ne cesse de s'approfondir à mesure que
l'empire s'urbanise. Les dirigés deviennent toujours plus opprimés
et les dirigeants toujours plus oisifs.
Le
mode de redistribution de la richesse est l'impôt dans le système
de la 'liturgie' (λειτουργία, service du peuple) quand les
impôts ordinaires ne suffisent plus à remplir leurs offices.
L'individu (riche) est alors responsabilisé par rapport aux devoirs
de l'État, au devoir de charité, à la corvée envers les pauvres.
Les
offices des fonctionnaires sont des liturgies et ne sont donc pas
payés, ne génèrent aucun salaire. Dans les régions pauvres, il
est souvent difficile de trouver des volontaires pour remplir les
fonctions - il faut parfois avoir recours à la force. Les plus
riches sont chargés de collecter les impôts. Les impôts touchent
les tenanciers.
Les prolétaires sont exclus de la possession monétaire, l'argent
leur sert au mieux de vecteur, d'intermédiaire à leurs dépenses.
La valorisation d'usage connaît alors une divergence de classe. Pour
la bourgeoisie d'affaire et pour la noblesse impériale romaine, la
valeur patrimoniale est incarnée par des propriétés, des fonctions
administratives ou de l'argent. La nature des propriétés a évolué :
d'abord essentiellement foncier, le patrimoine est devenu ensuite
immobilier. Par contre, pour les prolétaires et pour les paysans, la
valeur concrète se centre autour des besoins quotidiens et de la
quiétude.
On notera que les dominants sont divisés en noblesse urbaine,
bourgeoisie d'affaire urbaine et propriétaires terriens. Les dominés
sont divisés aussi : les urbains sont des paysans dépossédés
par la concentration de la propriété et par la conversion de
l'agriculture vivrière en exploitations lucratives ; ils
attendent une intervention des autorités pour survivre alors que les
paysans, les esclaves ruraux travaillent la terre d'autrui. Esclaves
et prolétaires vivent de manière impécunieuse – les valeurs
d'usage se centrent sur des besoins simples. La valeur d'usage est
fortement conditionnée par le statut social alors.
Le christianisme
Le monde chrétien et l'antiquité
tardive prennent leurs
distances par rapport à
l'esclavage et par rapport aux bénéficiaires de la violence sociale
(Mes amis, comme il est
difficile d'entrer dans
le Royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer
par le chas de
l'aiguille qu'à un riche d'entrer dans
le Royaume de Dieu !10)
. L'idéal de vie spirituelle, des
oiseaux qui ne peinent pas mais se confient à Dieu a modifié le
rapport au travail. Jésus préfère Marie, passive auditrice,
à Marthe11
qui s'agite, qui court, qui s'occupe des tâches triviales. La
richesse que procure le travail abstrait, la forme de violence
sociale n'est absolument jamais valorisée dans
les Évangiles canoniques.
Mais la position spirituelle, le
joyeux dénuement des Évangiles cède rapidement la place à une
Église préoccupée par le pouvoir temporel. Cette Église naît
dans les décombres d'un Empire tout puissant. Loin de la foi, de la
ferveur ou de la quête mystique des croyants, elle corsète
l'interprétation des Évangiles dans un cadre dogmatique qui,
aujourd'hui encore, façonne le droit canon et les pratiques
ecclésiastiques. En passant des catacombes aux palais impériaux,
l'esprit du clergé brûlé de foi puis d'ambition a dû
redéfinir le cadre de la pratique religieuse. La quête d'amour, de
grâce de Dieu devenait alors une crainte de ne pas être conforme à
un ordre tout puissant. Pour autant, comme le souligne Henri
Guillemin12,
la foi des Évangiles devait survivre à cette forfaiture aussi bien
chez certains prêtres, chez certains moines que chez les croyants
dans leur bonne volonté.
Si les Juifs s'inquiétaient du
salut du seul peuple élu, l'Église se
préoccupe davantage de salut individuel. Il s'agit pour chacun pris
isolément de gagner les faveurs d'un Dieu omniscient et tout
puissant, à l'image de l'empereur, du pouvoir temporel. Deux
éléments nuancent cependant cette quête individuelle : le
Dieu est infiniment bon, il est mort pour la rédemption de tous,
ce qui ouvre des
perspectives de salut mais ce salut est accordé selon des principes
mystérieux, de manière un peu arbitraire ou, en tout cas,
imprévisible de manière sûre.
Les plus pieux peuvent en être
pour leurs frais (et Jésus dénonce d'ailleurs le pharisaïsme)13,
les riches auront la partie difficile mais les prostituées, les
proscrits ont leur chance. Le Royaume de Dieu fonctionne un peu en
miroir des réussites et des échecs de la vie sociale ici
bas. Les actes et le
destin post-mortem
semblent cependant,
implicitement, dans le sujet formulé, lié à l'individu, à son
destin, à son devenir social. L'individu est responsable de ses
actes et la responsabilité des actes est évaluée en fonction de
l'individu et non en fonction du monde qui accouche cet individu, ce
n'est pas non plus le moment de la rencontre entre l'individu et son
monde qui est évalué – sauf à interpréter la notion de salut et
de Royaume de Dieu dans un sens immanent, dans l'hic
et nunc de l'acte.
Valeur et christianisme
Le christianisme cadré par l'Église réagit aussi à la violence
sociale de l'argent. Il lui oppose d'autres 'valeurs'. La morale se
pose au niveau de l'individu touché (ou non) par la grâce ou par le
péché. Le christianisme affirme et maintient l'unité de l'être
individuel, au lieu de la laisser considérer comme une étincelle
divine enfermée dans la fange […].
Pour le christianisme, la dualité n'est pas actuelle mais
virtuelle : elle résulte du péché et peut cesser par la
grâce14.
Les rapports sociaux marqués par des rôles de castes dans le monde
pré-chrétien se doublent d'impératifs individuels. En dépit du
rejet de la violence marchande par le christianisme primitif – que
l'on songe à l'attitude de Jésus face aux marchands du temple, le
christianisme en tant qu'institution n'abolit pas les structures de
violence sociale antérieures mais délivre des messages de nature
spirituelle qui tendent à en atténuer l'importance et les effets ;
ces messages lient des attitudes, des actes, des manières de voir.
Ils lient le travail concret à l'individu et sa responsabilité même
si, en dernier ressort, le salut est délivré par une instance
supérieure sur laquelle l'individu n'a pas d'ascendant.
La
bienséance du rôle social, la bienséance de caste s'est alors
opposée à la sainteté, au bien agir chrétien. Cette lutte s'est
résolue au moyen-âge par
interaction
entre le temporel et le spirituel, avec l'implication de l'Église
dans la gestion du pouvoir temporel et des rois dans la gestion de
l'Église. La valeur de la soumission pouvait également servir de
relais entre la nécessité de la bienséance de caste et l'impératif
de congruence, d'humanisme chrétien. La soumission résolvait le
conflit entre les deux systèmes symboliques
et,
ce faisant, continuait à incarner une notion de la valeur
concurrente à la valeur marchande. La soumission au divin (ou à ses
bras armés, c'est-à-dire à n'importe quel bras armé puisque tous
les bras armés se réclamaient de la soumission au divin)
établissait de facto
un
régime de violence sociale de caste concurrent au régime de
violence sociale de classe de l'argent et du capital.
Le
christianisme a évolué sous la pression du capitalisme. On notera
par exemple que le péché d'acédie, d'état hyperactif a été
remplacé par le péché de paresse – ce qui a complètement
modifié le sens du rapport de la religion à l'acte : alors que
le péché d'acédie symbolisait une suractivité fébrile et
stérile, un état de burn-out où le sujet se néglige, la paresse
stigmatise au contraire l'attitude passive de contemplation. Jésus
lui-même aurait pu être condamné pour sa paresse – quarante
jours dans le désert sans rien faire –
mais
certainement pas pour son acédie. La substitution du péché
d’acédie par celui de
paresse
s'est opérée autour du XIIIe siècle, quand le péché d’acédie
est passé des monastères où il désignait l'hyperactivité à la
vie séculaire il
s'est
transformée en péché de paresse. De même, la position de l'Église
a changé par rapport à l'usure, par rapport au fait que le temps
appartient à Dieu : elle ne condamne plus de
facto le
prêt à intérêt.
Ces deux modifications du droit de l'Église attestent la disparition
de la mentalité mystique au profit d'une mentalité laborieuse,
boutiquière et empreinte des valeurs du mérite et de l'argent. La
nouvelle forme de la violence sociale, le capitalisme, a été
intériorisé par les institutions de l'Église qui s'en sont faites
alors les relais.
Note 37. L'anthropologie
La
pensée du capitalisme se fonde sur des considérations
anthropologiques. Elle voit les êtres humains comme des créatures
qui ont besoin d'être animées par l'aiguillon de la
nécessité pour les plus misérables et par l'impératif
d'accumulation infinie pour les plus riches. Cette vision de l'humain
fait l'impasse sur le fait que nos ancêtres se sont passés de
l'aiguillon de la nécessité pendant des millions d'années. Les
travaux des monastères l'attestent : un humain assuré de sa
survie, logé, nourri, protégé des aléas de ses pairs et de la
nature produit – ce qui a d'ailleurs provoqué une
prospérité des monastères qui n'a pas, elle non plus, été sans
poser de problème.
Nous
nous contenterons, dans cette note, d'esquisser les enjeux qu'amènent
trois anthropologues sans prétendre ni de loin ni de près épuiser
le sujet. C'est que ces anthropologues mériteraient tous les trois
un ouvrage au moins égal à la totalité de celui-ci en importance
mais cela nous amènerait en dehors de l'économique stricto
sensu. Nous invitons donc nos lecteurs intéressés par cette
question à pousser leurs lectures plus avant, à consulter les
ouvrages référencés et nous sollicitons votre indulgence par
rapport au caractère très (trop) résumé de l'ensemble des
questions soulevées.
Pour
Claude Lévi-Strauss15,
la violence sociale s'organise dans des structures claniques ou
tribales qui n'ont rien d'idyllique. Elles construisent les rôles
sociaux, distribuent les actes productifs en fonction des sexes, des
lignages ou des alliances. Cette façon de produire n'a rien à voir
avec les présupposés capitalistes d'aiguillon de la nécessité et
de nécessité d'accumulation. Elle dessine des sociétés dans
lesquelles la propriété des outils de production est commune,
dans lesquelles la violence sociale ou l'hubris sont hypostasiées
par les rites, la pensée magique et la catharsis.
Pierre
Clastres16
distingue deux types d'organisation de la violence sociale. Les
structures horizontales, les sociétés, organisent des modes de
prise de décision qui impliquent les intéressés alors que
ce que l'anthropologue définit comme les États, sont des structures
de prise de décision verticales dans lesquelles les preneurs de
décision ne sont pas celles et ceux qui les subissent. Ce type de
division est fort bien étayé par les recherches sur les tribus
amérindiennes. Quelle que soit l'opinion que l'on peut avoir sur la
pertinence de la division société-État, cette division témoigne
en tous cas de modes d'existence sociale distincts, régis par
d'autres mœurs, par d'autres lois (écrites ou orales), par d'autres
coutumes.
Mais
nous serions par trop incomplets si nous ne mentionnions l'existence
du travail de Weber17.
Le sociologue allemand du début du vingtième siècle constate que
l'ascension sociale des protestants, en Allemagne, est anormalement
élevée alors qu'il s'agit d'une majorité religieuse qui
n'est aucunement menacée18.
Les protestants allemands occupent des postes plus élevés que leurs
compatriotes catholiques pourtant minoritaires. En étudiant les
textes du protestantisme, Weber fait le lien entre l'éthique
protestante et l'esprit du capitalisme. La fameuse auri sacra
fames, la soif exécrable de l'or, est intemporelle : que
l'on se rappelle les marchands au moyen-âge, les prêteurs sur gage
ou les créanciers de tout temps. Ce qui est nouveau de le
capitalisme, c'est que le travailleur, une fois qu'il a gagné de
quoi vivre sa journée continue à travailler pour en gagner
davantage. Dans une société traditionnelle, si des paysans
doublent leur rendement par l'invention d'une technique nouvelle, ils
interrompent leur journée à midi au lieu de gagner deux fois plus
que nécessaire. La tendance à accumuler et non à dépenser
s'affirme en tant que nouvelle tendance dans le capitalisme, c'est
l'ascèse des possédants. Ces traits – ascèse et travail au-delà
du minimum – sont inscrits dans une vision protestante du monde,
dans une vision d'un homme prédestiné dont le mérite est attesté
par la réussite sociale, dans une vision d'un homme qui contrôle
strictement ses affects, ses actes pour les mettre en conformité
avec un message, avec une injonction divine.
L'esprit
du capitalisme est en tout cas culturel, ce n'est pas un trait
inhérent à la nature humaine. Weber lui oppose la société
traditionnelle, Clastres lui oppose la société tout court et
Lévi-Strauss décrit des modes d'organisation structurelle
distincts. À l'aune de ces considérations contradictoires,
le modèle anthropologique libéral n’apparaît en tout cas pas
comme une fatalité insurmontable, mais comme un choix politique.
Au pied des châteaux
Dans la société féodale, c'est l'individu, en tout cas, dont le
statut marque l'attention (ou non) dont Dieu l'a honoré.
Idéologiquement, le seigneur tient la légitimité de sa domination
sur ses serfs de Dieu, la légitimité du roi est conférée par Dieu
et ses représentants, la famille elle-même est encadrée par
l'Église. Le seigneur – individu et incarnation individuelle d'un
mode de violence sociale, celle de la caste – est lié par des
conventions orales implicites ou explicites à ses vassaux. En
revanche, chaque vassal doit obéir, il doit servir son seigneur et
lui est redevable d'un tribut qui peut prendre plusieurs formes selon
les circonstances. Le seigneur est tenu à une certaine noblesse :
il doit, au jour le jour, adopter des comportements conformes à une
éthique prédéfinie, à son rang. Le vassal est lui aussi tenu par
un certain code moral. La famille elle-même s'inscrit dans des
rapports codifiés de violence sociale stratifiée : les rôles
de la femme et de l'homme sont définis, l'homme doit protection et
fidélité à la femme et la femme doit obéissance et soumission à
l'homme. La femme est en quelque sort le serf de l'homme. Les amours
courtoises affirment ce schéma en le renversant puisque le chevalier
doit obéissance et soumission à celle qu'il aime mais il faut
qu'ils restent tous les deux dans une pureté virginale. Le mariage
consacre le paradigme non courtois, la courtoisie consacre le
paradigme non marital.
Si le seigneur, si le mari trahissent leur rôle, s'ils ne se
comportent pas de manière conforme à ce que le code moral leur
édicte, les vassaux – ou, de manière plus improbable encore –
la femme peuvent à bon droit se soulever contre leur maître. Mais
la force demeure l'ultime garante de l'ordre de caste de la violence
sociale. De même, si le vassal ou l'épouse ne respectent pas leurs
obligations, les seigneurs, les maris peuvent alors les chasser, les
tuer ou lever leur protection sans encourir de sanction légitime
violente. L'activité économique tant concrète qu'abstraite des
agents économiques médiévaux s'inscrit dans un cadre rigide, des
catégories sociales auxquelles ils appartiennent. Le respect mutuel
des codes est garanti par un double rapport de forces asymétrique :
- l'autorité des anciens, du code, des traditions limite les
possibilités d'action car leur viol constitue une dénonciation, un
acte de rupture avec le monde, avec le système de violence sociale
de domination dans son ensemble
- une partie peut toujours, avec ses pairs, condamner les actions de
son seigneur ou de son vassal : elle dénonce alors le lien
personnel qui les unit. Cette dénonciation doit se fonder sur la
tradition pour pouvoir fédérer les pairs et être admise sans
réaction violente. Les vassaux ne se soulèvent efficacement que
s'ils sont unis et le seigneur ne peut éviter de perdre ses vassaux
que s'ils ressentent la légitimité de l'éventuel rejet de l'un
d'entre eux.
Le code des traditions assigne donc de manière assez stricte des
rôles et des obligations aux individus en fonction de leur place
dans la société. Le travail abstrait est très rigide alors que le
travail concret, encadré, jouit d'un degré de liberté relatif. Les
liens entre les seigneurs et les serfs sont éminemment individuels –
ce qui prépare l'intériorisation de la norme moderne foucaldienne
sur les corps19.
Les parties doivent justifier de leurs actes à l'autre partie dans
un rapport de force asymétrique. Les liens individuels régentent
des actions non singulières, inscrites dans des codes, mais avec un
degré de liberté au niveau de l'exécution des tâches, avec un
degré de liberté par rapport au travail concret.
Les agents sociaux sont alors individuellement attachés à des
obligations réciproques asymétriques. La femme ne peut pas tromper
le mari mais le mari ne peut pas tromper la femme (mais il jouit d'un
rapport de force légal dans le couple et d'une tolérance à
laquelle la femme ne peut pas prétendre), il doit consommer le
mariage et entretenir la femme. Si l'une des parties manque à ses
devoirs, l'autre partie peut légitimement dénoncer le contrat de
mariage. De même, le serf doit verser une partie de son labeur à
son seigneur (et/ou à son Église) et son seigneur doit l'accueillir
en cas d'invasion. Le sert peut travailler une partie déterminer des
terres du seigneur en échange de droit que le seigneur détermine.
Si ces droits sont trop élevés, les serfs fomentent des jacqueries
ou dépérissent du fait des privations, si les serfs ne remplissent
pas leurs devoirs, le seigneur peut à bon droit les y forcer manu
militari.
La tradition encadre la production
sans en déterminer la nature ou l'organisation. Les nombreuses fêtes
patronales, les fêtes votives font chômer de nombreuses journées
ce qui diminue la production concrète
– la diminution de la
productivité concrète
bride les appétits des
seigneurs. Si la dialectique du maître et de l'esclave existe bel et
bien, on notera tout de même que, dès le moyen-âge, la violence
sociale cadre le travail concret sans encore le déterminer
complètement et que le statut social est lié à une richesse
relative dans un rapport de force asymétrique mais tendu entre ceux
qui cultivent la terre et ceux qui leur exigent des droits pour ce
faire au nom d'un principe qui n'a, en théorie, rien à voir avec la
propriété lucrative – il s'agit du droit du sang, du rang, de
l'héritage adoubé
par le roi, par le représentant de
Dieu. Ce principe, en pratique, se conforme pourtant progressivement
à la propriété lucrative : les serfs doivent payer leur
seigneur parce que la terre qu'ils cultivent est un métayage, parce
que cette terre est la propriété du
seigneur. Il s'agit alors
d'une propriété lucrative sans être attifé des atours d'un droit
divin de naissance.
La valeur au moyen-âge
Le moyen-âge marque un bouleversement de la valeur. Les dominés
sont les serfs, les paysans et, progressivement, des prolétaires
urbains. Ces classes dominées aspirent surtout à ce qu'on les
laisse tranquilles, à ce que la soldatesque ne les pille pas à tout
bout de champ, à ce que quelque envahisseur ne vienne détruire
leurs récoltes. Ils sont dans le travail concret, prennent du
plaisir aux fêtes communes mais la menace pèse sur leur propriété
d'usage : le seigneur peut saisir les biens, la peste peut
anéantir les lignages les plus prolifiques et la guerre peut emmener
des enfants chéris. Ces peurs fonctionnent de manière négative.
Par ailleurs, les dominés ont intériorisé une série de valeurs
humaines, la vertu, la foi ou le courage. Ces valeurs mettent les
pratiquants en odeur de sainteté. Si la pauvreté n'est pas un but
en soi, elle n'est pas non plus un signe de malédiction. Les
mendiants sont reconnus comme acteurs sociaux légitimes – la
charité permet de gagner le paradis – et vivent parfois
mieux que les ouvriers des fabriques. Ils constituent une classe
sociale nombreuse à défaut d'être organisée.
Les dominants, par contre, évoluent dans un système de valeur
complètement décalé. Ce n'est pas la taille du château qui
importe, c'est la qualité de l'habit militaire, la valeur au combat.
Ce sont les qualités morales qui légitiment la domination,
l'obéissance à l'Église, à la foi ou au roi, la bravoure au
combat, etc.
Dans toutes les classes sociales – sauf dans la bourgeoisie urbaine
naissante – la notion de valeur économique est soumise à un
système de valeurs morales prégnant. L’appât de l'or existe bel
et bien comme ouverture à un statut social mais il est dominé par
les valeurs chrétiennes par la nécessité de se conformer à son
rang. La noblesse se fait fort de mépriser l'argent.
Dans tous les cas, le moyen-âge voit émerger un modèle de la
valeur concrète assez peu matériel, assez spirituel alors que les
institutions de la violence sociale se complexifient et se
stratifient. De manière concomitante et concurrente, l'argent de la
bourgeoisie naissante construit un individu isolé, doté de liens de
décision envers des objets. Dans le monde de l'argent, ce qui lie
les individus entre eux n'est plus de l'ordre de la complicité, de
l'aversion, du moment partagé ou du projet commun, de l'ordre d'une
affectivité, d'une subjectivité commune mais le lien se désincarne,
s'objective dans l'argent. Alors, les individus pensent et doutent de
la même façon dans leur solitude. Les intérêts individuels sont
alors identiques, quel que soit le sujet, l'Homo œconomicus ne se
singularise pas, rien ne le distingue d'un autre sujet. Les sujets
différant strictement entre eux partagent une identique substance,
ils mènent la même vie, achètent et vendent les mêmes choses,
partagent les mêmes rêves, les mêmes fantasmes, les mêmes
névroses, les mêmes angoisses.
Valeur et féodalité
Le
nexus servitutis attache
un serf à un maître. Le serf
est
considéré comme une propriété bien qu'il soit considéré comme
une personne en tant que chrétien, comme un bien du seigneur20.
Ce statut ne peut se modifier par la conduite, par le faire, il
détermine par la naissance des sujets inégaux en droit. Le maître
entretient le serf (c'est-à-dire qu'il ne spolie pas son serf de
l'intégralité du fruit de son labeur de sorte
qu'il
ne meure pas de faim) comme un patrimoine, comme un bien à valeur.
La valeur économique
affecte
donc l'humain lui-même dans les systèmes esclavagistes – alors
que les systèmes capitalistes lient la valeur non plus à la
personne humaine mais
au
temps humain.
Ceci est d'autant plus remarquable que le serf est considéré comme
une personne. Il est baptisé, il peut se marier, les serf-pères
jouissent de leur autorité de père de plein droit, les règles
successorales sont les mêmes que celles des hommes libres. Le
propriétaire du serf a intérêt à le ménager, à veiller (un
minimum) à son bien-être, à sa santé puisque, si le serf venait à
disparaître, ce serait une perte sèche pour son propriétaire.
Cette notion de soin a disparu à partir du moment où le chômage
structurel a créé une armée de réserve : l'employé peut
alors aussi
bien disparaître du fait de privations, d'autres attendent la place
derrière lui.
Le
serf paie un loyer pour l'usage de la tenure21.
La propriété des moyens de production, la propriété des
ressources naturelles est privatisée au nom du
droit fondé
sur le divin et sur la naissance. Le maître, par contre, peut briser
la famille du serf, l'installer ailleurs, refuser ou forcer un
mariage, etc. Les serfs n'ont pas accès aux communaux, aux biens
d'usage gratuit, aux terres communales, aux infrastructures
communales, ils n'ont accès ni à l'armée, ni au plaids,
aux
cours de justice, ni au statut de clerc.
Duby
distingue différentes classes au sein du peuple libre, de ceux qui
ne sont pas serfs. Les différentes classes sont définies par
l'office – nous dirions aujourd'hui la profession –
qu'elles
sont censées remplir. Le faire, le travail concret est lié à un
statut, à une caste mais la valeur abstraite, la richesse économique
individuelle, ne détermine pas le statut social. Les clercs sont des
Francs qui ont renoncé à l'activité militaire pour servir Dieu.
Dans le peuple libre se côtoient des riches et des pauvres, des
vagabonds, des propriétaires terriens, des exploitants familiaux
plus ou moins aisés, des seigneurs (du plus riches au hobereau le
plus misérable), tous les paysans qui
travaillent de leur mains et qui, absorbés par le
souci de leur subsistance, ne peuvent se distraire de leur labeur
champêtre22.
Pour les nobles, c'est l'élévation de la race qui
fait la vraie noblesse23.
L'aristocratie
française devient une véritable classe, en soi et pour soi
dirions-nous en termes marxistes, au début du XIIIe selon Duby24.
Elle échappait aux taxes seigneuriales depuis le XIe siècle. Avant
le XIIIe, les aristocrates se composaient des domini,
des possesseurs de petits châteaux – détenteurs
du
pouvoir du ban, du pouvoir d'exploiter, de punir et de commander les
paysans – et des simples chevaliers, les milites
soumis
aux châtelains et obligés de les servir en combattant pour ces
derniers. Vers 1200, les chevaliers et les châtelains se
rapprochent : les chevaliers acquièrent le titre de dominus
et
fortifient leur demeure alors que les seigneurs veulent être adoubés
chevaliers. Par ailleurs, l'Église distille l'idéal du miles
christi,
du soldat du Christ, ce qui construit la conscience de la noblesse
autour de l'idéal chevaleresque. L'aristocratie se trouve alors
prise dans la gène financière parce qu'elle doit tenir son rang,
payer son adoubement, couvrir ses frais d'armement. Les aristocrates
se mettent peu à peu au service de nobles plus puissants, plus
riches pour maintenir leur train de vie nécessairement somptueux –
l'avarice est alors une tare des vilains. Les liens de vassalité
apparaissent encadrés par de nouveaux-venus : les armigri
(écuyer),
les domicelli
(damoiseau),
nobles de naissance, sans bien et sans arme.
En distinguant la violence sociale « sans qualité » du
capitalisme ou de l'argent de la violence sociale « de
naissance » de la société de castes, on voit comment ces deux
types de violence sociale se sont intriqués à un moment donné et
l'enjeu que la définition de la valeur économique peut prendre en
terme de dynamique sociale. La féodalité est née parce que les
nobles commençaient à incarner un idéal (valeur d'une violence
sociale de caste), ils se sont endettés pour tenir le rang (la
valeur d'une violence sociale d'argent s'est retournée contre eux).
La féodalité est la fin du lien entre rang et fortune : on
peut être noble et pauvre, on peut être riche et vilain, etc. Par
contre, la pression sociale s'exerce sur les nobles : ils ne
peuvent être ladres faute de manquer aux devoirs de leur rang.
L'impératif de prodigalité de la noblesse a poussé cette dernière
à exploiter ses vilains. L'exploitation des vilains a consacré la
confusion entre les deux niveaux de violences sociales : les
vilains se faisaient extorquer des biens et des services vitaux (ce
qui est une violence sociale sans qualité, une violence sociale
d'argent) au nom du rang, de la violence sociale « de
naissance ».
Les nobles insistaient sur l'importance de leur rôle, de leur rang
de naissance et les vilains voyaient disparaître le fruit de leur
labeur. La violence sociale n'était pas vécue de la même façon
selon les classes sociales et, avec elle, la vision de la valeur qui
en résultait était aussi lié à la caste. Les vilains voyaient
leur misère matérielle, les nobles voyaient leur grandeur
spirituelle sans que ni les uns, ni les autres ne pussent être
conscients du lien de causalité profond entre les deux types de
perception de la valeur.
Le commerce
Dès la plus haute antiquité, dans les villes, l'argent sert
l'économie. Il organise la violence sociale selon des modalités qui
lui sont propres :
-
la propriété privée s'est étendue aux moyens de production, il
n'y a plus d'économie commune, les ressources communes sont
progressivement accaparées par la propriété privée dans un
mouvement qui n'a pas cessé aujourd'hui
- la propriété lucrative lie la possession, le titre de propriété
et le droit d'en retirer des bénéfices. Elle ouvre la voie à
l'usure, à la rémunération de la terre, à la perception de droits
sur le travail – des métayers ou des endettés.
Note 38. La propriété
La
propriété d'un objet, d'un outil de production, de droits, de
patente, de service, d'une marque peut avoir plusieurs acceptions
différentes.
Propriété
d'usage (usus)
Droit
d'utiliser une chose, un bien ou un service, mobilier ou immobilier,
matériel ou non, pour ses propres besoins. Ce droit est exercé par
un individu ou un groupe à l'exclusion de toutes les autres
personnes. Ce type de propriété, ce droit d'usage exclusif, est
nécessaire. Il doit même être étendu à la sphère productive,
les producteurs doivent devenir les propriétaires d'usage de leur
outil de production.
Propriété
comme droit de détruire (abusus)
Permet
au propriétaire d'abuser des choses qu'il possède, de les détruire,
de les laisser en friche ou de les négliger.
Propriété
lucrative (fructus)
Permet
au propriétaire d'empocher le fruit de sa propriété.
Il
peut s'agir de loyer, de plus-value liées au salariat ou de profits
spéculatifs, peu importe. L'idée, c'est que ce que rapporte la
chose, le bien mobilier ou immobilier, la patente, au n'importe quel
autre forme de droit de propriété appartient au propriétaire. Ce
type de propriété organise l'emploi puisque le propriétaire
lucratif achète le travail par l'emploi et, ce faisant, les fruits,
les bénéfices qui en découlent lui appartiennent de plein droit.
Le
droit de s'approprier les fruits du travail humain correspond à une
propriété lucrative étendue au temps humain, ce qui n'est pas sans
poser des problèmes éthiques, religieux, métaphysiques. Pour les
croyants, le temps appartient à Dieu, l'emploi, propriété
lucrative du temps humain, est donc assimilable à un vol de la
propriété de Dieu et à son commerce (il s'agit de simonie). Pour
tout le monde, l'utilisation du temps humain à des fins non humaines
(le fructus, le lucre) constitue une position anti-humaniste
radicale.
On
peut distinguer des intérêts opposés au sein de la propriété
lucrative – intérêts inconscients : les propriétaires
immobiliers ont intérêt à stimuler les salaires car les loyers
sont prélevés sur les salaires alors que les propriétaires
mobiliers sont liés à la part des dividendes dans la valeur
ajoutée. Les premiers ont intérêt à favoriser le salaire dans la
répartition primaire de la valeur ajoutée alors que les seconds ont
intérêt à favoriser les dividendes au sein de la valeur ajoutée.
Ces intérêts sont opposés et incompatibles.
Par
ailleurs, la propriété peut être le fait de personnalités
juridiques de différents types :
Propriété
privée
La
propriété privée permet à un particulier - ou à une
assemblée de particuliers - d'avoir la mainmise sur un bien ou un
service. Ce type de propriété n'est pas en soi problématique.
Jouir de son linge, de sa maison, de manière exclusive ne pose et
n'a jamais posé de problème à personne. De la même façon une
entreprise auto-gérée ne fait de tort à personne. C'est le
caractère lucratif et non la caractère privatif de la propriété
qui en signe les effets sur la production économique.
Propriété
publique
La
propriété nationale est le fait d'une nation. Dans le cas d'une
nation démocratique, les électeurs vont assumer le rôle de
propriétaire ou contrôler la façon dont les élus s'acquittent de
ce rôle.
Ce
type de propriété n'empêche nullement la simonie ou le lucre
anti-humaniste, qu'elle soit exercée de facto par un gouvernement
tyrannique ou par des populations plus ou moins bien inspirées. En
examinant EDF ou Total, force est de constater que l'État-actionnaire
peut, à l'occasion, se montrer aussi avide que les rentiers privés.
Propriété
sociale
Les
propriétaires d'usage sont les propriétaires légitimes. La notion
de fructus n'est plus un vol mais le fruit collectif d'une
activité collective. Les bénéfices de l'activité sociale sont à
remettre en perspective avec le cadre de la concurrence. Le fruit
social, le bénéfice est lié à un avantage concurrentiel. On peut
alors soit le voir comme « la part du rentier qui n'est pas
là », soit comme une surtaxe aux clients si l'on veut se
placer sur le terrain de l'éthique la plus stricte.
Pour
autant, l'argent est né, selon Graeber, sur la rémunération de la
violence des soldats. Pour l'anthropologue, l'économie du troc
décrite par les libéraux serait une légende urbaine : les
communautés n'échangeaient pas des biens dont elles
partageaient
la propriété. Dans l’utopie agissante marchande, avec l’argent,
chaque bien, chaque service, chaque terre, chaque ressource se voit
attribuer une valeur en fonction de laquelle on peut l'échanger
contre d'autres choses. Ces valeurs économiques hiérarchisent les
choses et leurs détenteurs selon la quantité de valeur de biens
qu'ils détiennent. Le fait que le vendeur ou le marchand soient
sympathiques ou odieux n'affecte en rien la contrepartie monétaire
de l'échange. L'échange monétaire se fait entre sujets égaux en
droit, entre sujets sans qualité, qu'ils soient détachés,
besogneux ou laborieux n'influent guère ni sur les termes, ni sur
les modes de la transaction25.
Cette spécificité de l'argent ne constitue pas nécessairement un
problème en soi puisqu'elle permet de dépasser la violence sociale
de la caste, du lignage ou de la naissance. Selon la vulgate libérale
elle-même, à ce moment-là, tous les marchands sont animés
d'intérêts individuels – il faut vendre au plus offrant et
acheter au meilleur prix pour en tirer une plus-value maximale lors
de l'échange marchand. Dans un mouvement à la Shadok, la plus-value
procure davantage de capacité d'acquisition de biens. Les marchands
ne se singularisent dans leur commerce que par leurs aptitudes à
faire valoir leur identique appétit de lucre. Marx décrit déjà la
logique de l'argent – et, en amont, celle de l'échange – comme
la mise en équivalence quantitative
de
tous les biens : autant de telle chose vaut telle quantité de
telle autre chose. Si on admet que le médium constitue en lui-même
un message, qu'il structure le cadre de pensée et
que,
ce faisant, il l'organise à l'instar d'un message, l'argent
construit une mentalité d'échange tournée vers la plus-value et
vers l'accumulation individuelle. Mais le système de l'argent permet
à bien des égards de dépasser la violence sociale de caste et
c'est la raison pour laquelle les grandes religions, les grandes
philosophies
en
admettent l'existence en même temps qu'elles interdisent l'usure,
qu'elles condamnent l'avidité : elles entendent fonder
l'égalité juridique qu'induit
l'argent
en évacuant la violence de l'avidité. Bien sûr, cette posture
devient inaudible pour une religion du pouvoir : elle efface
alors la morale profonde pour se conformer à la servilité de la
domination.
Proposition
120
Il
n'y a jamais eu de société du troc (Graeber).
Proposition
121
L'échange
marchand dépersonnalise les acteurs économiques, il en fait des
objets.
Proposition
122
Le
marchand développe une vision utopique agissante, une vision
politique du monde marchande.
|
Le
marchand qui échange ses biens ne se préoccupe guère du mode de
production des produits – sauf à en faire un argument de vente
transformable en espèces. Le statut de l'artisan, sa griffe, n'est
l'objet d'intérêts
marchands
que
dans la mesure où cette spécificité peut se traduire en termes
de
quantification financière. De même, le régime politique qui
encadre la production des biens vendus n'importe pas au marchand en
tant que marchand –
il
peut être animé, par ailleurs, par d'autres intérêts. Comme
marchand, il
importe
que
- le régime politique lui permette de commercer au mieux de ses
intérêts économiques
- le fruit de la plus-value et la propriété lucrative soit
protégés, défendus, légitimés
- l'argent soit garanti, qu'il serve de monnaie d'échange fiable
- le travail socialisé par l'argent fonctionne au mieux, sans heurt,
sans perte de temps ou de matériel.
Si les propriétaires lucratifs se sont déchirés sur le sens de ces
différents termes, sur la façon de mettre en œuvre un régime qui
leur soit propice, tous les partis les représentant se sont toujours
retrouvés sur ces quatre objectifs à tel point qu'ils sont devenus
l'angle mort de la politique, le champ de l'indiscuté, de
l'évidence, du consensus. Ces points se retrouvent dans
l'ordo-libéralisme, dans la politique monétariste ou dans le
consensus de Washington.
Valeur et libéralisme
En théorie, Adam Smith26
imagine un individu libéral animé par les seuls intérêts
économiques personnels. Même si la conceptualisation de l'individu
libéral ne coïncide pas nécessairement avec son avènement – et
même si ce modèle théorique n'a jamais véritablement vu le jour –
l'étude du modèle peut révéler l'horizon d'évidences
ontologiques d'un philosophe qui présente les pratiques commerciales
urbaines comme un idéal universel positif. L'image de l'individu
pour Smith est celle d'un être mû par ses intérêts individuels,
l'homme a presque continuellement besoin de l'aide de ses frères
et c'est en vain qu'il l'attendrait seulement de leur bienveillance.
Il a plus de chance de l'emporter s'il peut intéresser leur amour
d'eux-mêmes en sa faveur et leur montrer qu'il est de leur propre
intérêt de faire pour lui ce qu'il en attend27.
Ces individus sont intéressés par un but individuel sans lien avec
leur monde. Ils utilisent l'égoïsme de leurs pairs pour les
manipuler, pour arriver à leurs fins nécessairement vénales. C'est
ce que fait celui qui propose à un autre un marché quel qu'il soit.
Donne-moi ce que je veux et tu auras ce que tu veux, tel est le sens
de toutes ces propositions28.
L'individu est fondé sur une volonté monolithique, simple. Rien
dans cette théorie n'intègre les qualités,
les sentiments, les aspirations, les craintes, les phobies, les liens
des sujet. Les individus veulent de
manière uniforme et absolue. Ils sont au clair par rapport à la
valeur : ce qu'ils valorisent est ce que le marché valorise et
ce que le marché valorise, c'est ce qu'ils valorisent. La valeur
solipsiste ôte et les désirs et les besoins de l'équation
économique, l'argent devient l’utopie agissante de la logique
objective, la reconnaissance religieuse d'une valeur
auto-référentielle. Mais, par le miracle de la valeur objective
auto-référentielle, elle permet aux humains de couvrir leurs
besoins ; c'est de cette manière que nous
obtenons les uns des autres la plus grande partie des bons offices
dont nous avons besoin29.
Plus le travail est effectué dans le cadre de la violence sociale
régie par l'argent et par le capital plus les besoins individuels
seront satisfaits.
Proposition
123
L'argent
agit comme cybernétique des actes productifs par le truchement
du
marché.
|
Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du
boulanger que nous attendons notre dîner mais de l'attention qu'ils
portent à leur propre intérêt30.
Le boulanger a intérêt à vendre son pain le plus cher possible et
à minimiser le prix de revient. Il a intérêt à vendre de la
sciure de bois – si c'est un homo œconomicus – au prix de l'or.
La concurrence lui interdit de telles pratiques ; c'est la
pression sociale, la nécessité de conserver des clients et la peur
de disparaître du marché, qui vont le contraindre à des pratiques
commerciales conformes à l'intérêt commun. La violence sociale
objectivée se sert de la concurrence, de la menace de la disparition
face aux autres producteurs et de la nécessité, par commodité, de
fidéliser la clientèle. L'homme sans qualité est tenu par une
pression sociale double, le client et le concurrent, qui vont le
faire agir à l'opposé de ses intérêts … dans l'intérêt de
tous. Le client, lui, a intérêt à acheter au prix de l'eau le
meilleur pain qui soit. Pour Smith, l'échange peut se faire dans la
mesure où la divergence apparente des intérêts individuels se
résout dans les intérêts communs, intérêts d'individus sans
qualité sous pression contraignante de leur environnement. Par cet
argument, la violence sociale qu'organisent l'argent en général et
le marché en particulier est naturalisée, objectivée, à l'image
de la violence sociale de naissance qui s'appuyait sur le divin. Et
bien sûr, comme la justification divine était boiteuse puisqu'elle
puisait sa légitimité dans un texte qui présente un Dieu de
pauvreté et d'amour, la justification « scientifique »
de l'homo œconomicus devait tenter de s'imposer mais la science se
pense :
le boulanger travaille de plus en plus pour un salaire de plus en
plus famélique sous la pression de la concurrence, la qualité du
pain diminue peu à peu, de concert avec la concurrence contrainte de
s'aligner sur ces pratiques de baisse de coût de revient mais,
surtout, les acteurs économiques ne peuvent pas être réduits à
leurs stratégies de maximalisation des profits. Par contre, l'homme
sans qualité fonde une science économique vulgaire en traduisant
l'exigence d'abolir tout ce qui, dans les lois, les
coutumes et les mœurs léguées par l'histoire, entrave encore
l'action rationnelle des individus, c'est-à-dire la libre poursuite
par ceux-ci de leur intérêt bien compris31.
Note 39. L'homo œconomicus est mort
Résumé
Cette
note résume et traduit un article collectif, À la
recherche de l'homo œconomicus : expériences comportementales
dans 15 sociétés à petite échelle32.
L'article démontre de façon comportementale que les sujets de
groupes humains isolés, non capitalistes, ne réagissent pas comme
le modèle de l'homo œconomicus le prévoit. Ils ne maximisent pas
nécessairement leur gain et peuvent renoncer à un gain probable.
Note
de lecture
L'étude
constate que les comportements des sujets issus de 17 communautés
non capitalistes ne correspondent pas aux prédictions du modèle de
l'homo œconomicus. Les sujets sont souvent motivés par autre chose
que leurs propres profits matériels. Beaucoup s'inquiètent de
justice et de réciprocité, veulent changer la distribution des
ressources matérielle – y compris à leurs dépends – et veulent
récompenser ceux qui agissent de manière coopérative et punir ceux
qui ne coopèrent pas. Ces déviations par rapport au modèle
théorique de l'homo œconomicus ont de l'importance pour la
modélisation de nombre de phénomènes économiques – parmi
lesquels la conception des institutions optimales, le droit
contractuel et le droit de propriété, les conditions de succès
d'action collective ou la résistance de primes salariales non
compétitives.
Le
jeu ultime (UG en anglais) a été essayé à travers le monde avec
des populations étudiées. Le « proposeur » dans ce jeu
reçoit l'équivalent d'un jour ou deux de revenus dans la société
et doit faire une offre à une autre personne, le « répondeur ».
Le répondeur peut alors soit accepter l'offre, auquel cas, les deux
joueurs reçoivent le montant proposé, ou la refuser, auquel cas les
joueurs ne reçoivent rien du tout. Si les deux joueurs se conforment
au modèle canonique [l'homo œconomicus], et si tout le monde le
sait, il est facile de voir que le proposeur saura que le répondeur
acceptera toutes les offres positives et offrira donc le plus petit
montant possible, ce qui sera accepté.
Dans
la plupart des champs d'expérience, les sujets ont joué de manière
anonyme, ils ne connaissaient pas l'identité de la ou des personnes
avec qui ils faisaient équipe. Les enjeux de la plupart des jeux
étaient libellés en argent bien que, dans certains cas, le tabac ou
d'autres biens aient été utilisés. Dans tous les cas, nous avons
testé les participants et nous avons éliminé ceux qui ne
semblaient pas comprendre le jeu.
Les
offres ont souvent dépassé les 25 %, allant au-delà de 50 %
chez les Aché et les Lamelara [alors que le modèle canonique
prévoit des offres très faibles]. Les offres dans les sociétés
industrielles tournent autour de 50 %, celles des autres
sociétés varient entre 15 et 50 %. Le taux de refus des offres
de moins de 20 % est compris entre 40 et 60 % dans les
sociétés industrielles alors que le taux de refus des offres basses
est très faible dans les autres sociétés. Cependant, dans d'autres
groupes, on observe un taux de rejet considérable, même des offres
de plus de 50 %. Chez les Achuar, les Aché et les Tsimané, on
n'observe aucun rejet après 16, 51 et 70 propositions. De plus,
alors que les Aché et les Achuar faisaient des offres honnêtes,
près de la moitié des offres de Tsimané étaient inférieures à
30 % mais elles furent toutes acceptées. À l'autre extrémité,
les répondeurs Hadza ont rejeté 24 % de toutes les offres des
proposeurs et 43% des offres en dessous de 20 %. Contrairement
aux Hazda qui préfèrent rejeter les offres trop basses, les Au et
les Gnau de Papouasie Nouvelle-Guinée ont rejeté aussi bien les
propositions honnêtes que les propositions hyper-généreuses (plus
de 50%) avec une fréquence presque égale.
Dans
les expérience avec les universitaires, les offres sont généralement
en phase avec la maximisation des revenus, vu la répartition des
refus. Dans notre échantillon, cependant, dans la majorité des
groupes, le comportement du proposeur ne correspond pas à la
maximisation des revenus. Chez les Tsimané et les Aché, par
exemple, les offres en dessous de 20 % n'ont pas été rejetées.
Le taux de refus des autres propositions est également de zéro.
Cependant, l'offre prévue par le modèle est de 50 % et les
offres moyennes sont de 37 % et de 51 % respectivement.
Quand c'était possible, nous avons utilisé la relation entre
l'importance de l'offre et la proportion de rejet pour évaluer les
offres qui maximisaient les revenus dans le groupe considéré. Dans
un groupe, les Hazda, les proposeurs approchaient de l'offre
maximisant les revenus. Mais les répondeurs Hazda rejetaient
régulièrement les propositions généreuses en violation du modèle
canonique. Dans tous les autres groupes, les offres moyennes
dépassaient l'offre maximisant le revenu, dans la plupart des cas,
de manière assez substantielle.
L'indépendance
économique individuelle des acteurs économiques des sociétés
considérées et leur intégration dans un système capitaliste ne
sont pas corrélées de manière significative avec la générosité
des offres. Face à une situation d'offre inhabituelle, les gens se
réfèrent à leur cadre de vie habituel et, dans une société de
don et contre-don, l'acceptation d'une offre généreuse engage à
offrir la réciproque à un moment donné alors que les Hazda
craignent les conséquences sociales de l'absence de partage
Alors
que les résultats n'impliquent pas que les économistes doivent
abandonner le cadre rationnel, ils suggèrent deux révisions
majeures du modèle.
1.
D'abord, le modèle de l'acteur égoïste, maximisateur de retour
matériel est systématiquement violé. Dans toutes les sociétés
étudiées, les offres UG sont positives et souvent largement
excessive par rapport à l'offre attendue qui maximise les revenus,
comme le sont les contributions dans les les jeux de biens public
alors que les refus d'offres positives dans certaines sociétés
arrivent assez régulièrement.
2.
Les choix économiques sont déterminés non par des éléments
extérieurs mais par les pratiques économiques des sociétés
elles-mêmes, par leur vie quotidienne.
Proposition
124
L'homo
œconomicus est une thèse anthropologique
infirmée par l'expérience.
Proposition 125
La
société du troc est une thèse anthropologique
infirmée par l’archéologie.
Proposition 126
L'efficacité
du marché, de la dérégulation et du laisser-faire est une thèse
anthropologique
infirmée par l’histoire.
|
Pour Adam Smith, la normalisation des attitudes, du travail concret,
du faire par la violence sociale du travail abstrait dans l'échange
de marchandise sculpte l'individu, la res cogitans, la chose
pensante cartésienne, économique. L'échange procède de la
division du travail et l'organise tout à la fois dans une contrainte
sociale intériorisée par des agents économiques égoïstes. Chaque
individu rencontre l'autre afin de passer un marché, l'altérité
devient alors un partenaire commercial sans spécificité et le
partenariat ne provoque pas d'interaction entre les sujets. Le sujet
qui agit est lié par des relations de propriétés à ses biens et
au fruit, direct ou non, de son labeur ou de ses échanges. Tous les
individus recherchent le même gain via le même procédé, via le
marché. Le capital au nom d'une objectivité, d'une naturalité
immanente transforme les agents sociaux en individus
interchangeables, prédictibles, sans qualité, en individus sans
monde et sans rencontre. Mais cette transformation fonctionne comme
les modèles mathématiques de prédictions financières : très
mal. L'utopie de l'humain sans monde n'a jamais pu s'imposer,
s'incarner en dépit de tout le travail de propagande, de
prosélytisme de ses séides.
Les Lumières
Cet horizon indiscuté, ce dieu invisible dans la tapisserie répond
à l'individu évident, indiscuté, fondement de la foi et de la
raison chez Descartes ou chez Spinoza. Les philosophies des Lumières
se concentrent sur l'être-là, sur l'évidence, sur l'indiscuté
pour construire leur système. Cette manière de poser le problème,
sur l'évident, correspond aux évidences indiscutables de l'argent,
des échanges économiques en ville. Sans vouloir jeter le bébé des
Lumières avec l'eau du bain du libéralisme, nous mettons en
relation leur sens de l'évidence, leur construction philosophique à
partir de l'individu pensant et le cadre social dans lequel les
grands auteurs évoluaient : la ville marchande. La réalité
des êtres est connectée à leur seule présence et à leurs seules
propriétés intrinsèques. L'être est pourtant aussi le fruit
d'interactions causales multiples et, dans le devenir, il revêt un
caractère aléatoire, contingent, il procède par analogies, par
pensées magiques, par états métastables33.
Dans la vision scientiste qui caricature quelque peu le projet
implicite des Lumières, la grenouille est décrite comme un
batracien doté de certaines caractéristiques. On peut tout aussi
bien percevoir la grenouille comme une partie de l'équilibre naturel
pris dans des chaînes causales multiples : elle souffre de la
pollution, sa reproduction dépend de tel facteur, elle vit dans tel
milieu, elle dépend de la présence de telle ressource, elle se
nourrit de telle façon (selon son humeur, le climat, la période de
sa vie, etc.), elle est rapide, gluante, sensible au temps, telle
peuplade lui attribue tel rôle symbolique, tel pouvoir
d'intercession auprès de telle puissance, un tel se souvient un peu
coupable des mauvais traitements qu'il a infligés enfant à ces
animaux, tel prince charmant a été transformé en grenouille, les
voitures tuent des milliers de grenouilles, y a-t-il des grenouilles
en Afrique ? Est-ce que les grenouilles souffrent, sentent,
ressentent, comment adopte-t-on une grenouille ? La grenouille
est le siège d'investissements libidinaux spécifiques, elle
provoque des fantasmes, des phobies, des névroses. Dans le
scientisme, seuls les critères de classement objectivables et
reproductibles sont retenus. Ces critères répondent au
fonctionnement de l'argent, de l'échange de marchandises
déréalisées, objectivées, de la valeur économique. La grenouille
est réduite à une unité strictement étanche, radicalement
étrangère aux autres unités.
La pensée analytique qui s'ébauche dans les Lumières et triomphe
sous une forme quelque peu dévoyée dans le scientisme fait
l'impasse sur l'affectif, sur les relations psychiques, sur les
associations de pensée analogiques de l'esprit humain, sur les
associations entre deux concepts, entre deux entités, sur la base de
leur caractéristiques, des affects qui y sont liés. Le mode de
pensée analytique modifie la représentation du monde, il
hypertrophie les éléments épars représentés et néglige le
dynamisme de la relation, l'affectif entre les différents éléments.
La séparation des éléments, la pensée analytique néglige les
qualités extrinsèques des composants de la réalité34.
Cette
façon déréalisée de voir les choses porte l'humanisme théorique
le plus heureux, elle porte les droits de l'Homme, le droit au sens
large et, avec eux elle enterre les modes de violence sociale propres
à l'ancien régime. C'est une avancée formidable, un moment que
l'Humanité ne pourra évacuer d'un revers de la main faute de quoi
elle retournera dans les modes d'organisation de la violence sociale
de l'ancien régime. Pour autant, le régime de la propriété
lucrative et de l'accumulation poussé à son extrême fait réémerger
une société organisée selon des principes pour ainsi dire féodaux.
Les seigneurs sont des propriétaires qui se paient une armée avec
les impôts des manants, ils mettent et démettent les gouvernements
les plus tyranniques – que l'on pense à toutes ces dictatures
soutenues parce que libérales
– et
entendent naturaliser leur domination et dans son principe et dans sa
mise en œuvre politique. En naturalisant la violence sociale de la
propriété lucrative par l'objectivité affirmée de la science ou
de la pensée analytique, les séides de cette idéologie commettent
une erreur doctrinale fatale : la nature de la violence sociale
de la domination passe du droit à la nature, des référents humains
aux référents absolus. De la même façon, la violence militaire
primitive a été naturalisée dans les représentations utopiques
hégémoniques par la divinisation des armes de l'aristocratie. La
violence sociale de la propriété lucrative est naturalisée par le
recours à des comparaisons avec des lois naturelles, avec les
sciences exactes. Ce type de justification procède paradoxalement,
en soi, d'une pensée magique, analogique et non
scientifico-analytique. La domination et dans son principe et dans
ses modes d'organisation n'est pourtant ni une invention
scientifique, ni une loi divine, c'est une façon d'organiser la
violence sociale, ce n'est ni la meilleure, ni la seule, ni la
dernière.
La
vie dans sa corporéité même nécessite une certaine activité.
Cette activité n'abîme
pas,
ne
fatigue pas
nécessairement
le corps. Couper du bois l'hiver réchauffe sans épuiser celui qui
le coupe, digérer fatigue et comble, voyager procure du plaisir, du
dépaysement et met en danger. La vie du corps, sa capacité à
s'inscrire dans d'autres vies, dans le monde social, métaphysique ou
physique est liée
au
faire du sujet. Un tyran doit innerver tout le corps social pour
maintenir son pouvoir, pour conserver sa capacité à mobiliser les
forces sociales sous son joug, à sa volonté, l'individu-corps doit
également exercer un minimum d'activité, d'interactions pour
pouvoir continuer à mobiliser son énergie à ses propres fins.
L'activité s'inscrit dans une société, dans un monde, elle peut
être directe ou médiée par des relations symboliques
telles
les relations de lignage ou d'argent. L'activité est l'ensemble des
actes, conscients ou non, volontaires ou non, effectués de bonne
grâce ou non qui innerve la vie-même. Cette activité à laquelle
nous arrivons dans nos réflexions sur l'histoire de
la
violence sociale peut être d'ordre métabolique, de l'ordre des
contraintes de l'existence – seuls les femmes et les esclaves y
étaient liés. Avec l'avènement de l'argent, de la propriété
lucrative des moyens de production et de l'accumulation, le
métabolique s'est partagé en deux règnes : celui de l'argent
et celui de la famille. Le premier règne du travail métabolique, le
vénal, impose son rythme, sa logique et ses impératifs à l'autre,
le familial, et, à mesure que la logique lucrative pénètre les
sujets en tant que rapport au monde déterminé, à l'humain en ce
qu'il a de non-métabolique.
Pour prendre une métaphore religieuse : les marchands du temple
occupent les parvis de notre enfance, de notre volonté de puissance,
de nos sentiments, de nos ambitions, de nos aspirations, de notre
vivre ensemble. Mais les besoins d'humaniser le monde demeurent
intacts et le travail de refoulement des formes de puissance humaines
demande un effort de conformation constant.
La machine
L'ère industrielle marque l'entrée
en scène d'un nouvel acteur dans l'action humaine et la violence
sociale qui la structure et qu'elle structure : la machine. Pour
éclairer notre propos, de manière un peu simpliste, nous allons
distinguer la machine de la technique. La technique est construite
par tout objet
technique susceptible d'individuer
le sujet qui l'utilise. Un piano en tant qu'instrument, l'écriture
en tant que vecteur d'expression, une voiture comme objet de conduite
singulière sont des techniques. La machine, par contre, impose son
rythme, son existence, son mode propre à qui l'utilise. C'est la
machine qui détermine l'utilisation de l'objet-machine alors
que c'est l'utilisateur qui détermine l'utilisation de l'objet35.
Un piano comme machine est l'ensemble des cordes, des vis, des
cadres, du bois du piano que le pianiste ne maîtrise pas – qu'il
doit considérer comme un donné sans pouvoir s'investir, devenir en
chipotant, en transformant cet objet, sacré inaccessible et
vaguement menaçant. De la même façon, l'écriture peut servir à
afficher des slogans creux que les passants subissent ou la voiture
est un ensemble de durites, de mécanique, dangereux et confusément
inquiétant pour le profane. À ces titres, le piano, l'écriture ou
la voiture sont des machines.
Proposition
127
La
machine est ce qui utilise l'usager.
Proposition
128
La
technique est ce qu'utilise l'usager pour rendre le monde apte à
son existence.
Proposition
129
L'accumulation
de capital sous forme fixe, sous forme d'investissements, le C
marxiste, est une machine.
Proposition
130
La
prolétarisation remplace la technique par la machine, la
puissance par l'efficacité, le désir par la gestion.
Proposition
131
L'augmentation
du capital fixe diminue mécaniquement le taux de profit et
augmente le taux d'exploitation.
Proposition
132
La
machine de l'acte productif se nomme management ou protocole.
Proposition
133
La
machine des relations humaines se nomme « coaching ».
Proposition
134
Le
projet intrinsèque de la machine est totalitaire. Il entend
s'étendre à tout et à tous dans le cadre de l'accumulation à
l'infini.
|
Dans le cadre de la production
économique, la machine permet de réaliser, de produire. Les
machines agglomèrent ce qu'en termes marxistes on appelle le capital
fixe (C dans nos équations), de la plus-value extraite du travail
abstrait (en maîtrisant le travail concret), comme nous l'avons vu.
Le capital fixe C dans son
ensemble devient des machines qui permettent de produire davantage en
moins de temps – ce qui, à terme, modifie la structure organique
du capital et, partant, le taux de profit, comme nous l'avons établi.
Le prix de la marchandise intègre pour une partie substantielle
celui des machines, de l'outil de production, que le travail abstrait
des travailleurs a financé
mais que la propriété lucrative s'est approprié.
Le C, le travail ossifié, se retourne contre les travailleurs
puisque – à travail concret égal mais le travail abstrait va
forcément baisser – en investissant des machines plus productives,
l'employeur peut se passer de main-d’œuvre. La machinisation s'est
opérée par addition de quanta de travail à l'ouvrage initial. Le
travail sous la pression de la machine s'est morcelé, spécialisé
pour répondre aux besoins spécifiques des machines. La machine a
envahi tous les secteurs économiques, des plus matériels aux plus
immatériels : les messes sont télévisées ; l'énergie
de la marche est devenue celle du pétrole extrait à l'autre bout du
monde (et des cardiologues) ; la vie de la société s'est
retranchée dans les médias de masse ; les affinités sont
mises en scène par la publicité ; le paysage lui-même est
devenu une machine économique. La machine a triomphé de la
technique parce qu'elle était plus productive du point de vue de
l'accumulation de la valeur économique et qu'elle permettait de
normaliser davantage la production, d'en diminuer les propriétés
intrinsèques.
L'homo
faber est devenu
étranger à tout travail métabolique, la beauté de l'art a retiré
tout utilitarisme au travail concret alors que le travail concret se
prolétarisait et devenait alimentaire, automatique, sans référence
symbolique, esthétique, poétique dans son exercice. Le travail
concret se faisait exiler de la vie, des intérêts, des goûts, de
la volonté, de la créativité, de l'impression, du temps-même.
L'artisan a dû s'équiper et organiser son travail selon les mêmes
modalités sous la pression de la concurrence. Les prix des
marchandises sans machine sont supérieurs – à toutes autres
choses égales par ailleurs – au prix des marchandises avec
machine puisque les prix sans
machine concentrent davantage de travail vivant, de salaire (V).
La sphère domestique a été affectée par l'industrialisation, par
le règne de la machine dans la production. Comme les travailleuses
et les travailleuses devaient adopter leurs rythmes de vie à la
machine, aux trois huit ou aux horaires coupés, la vie de famille a
dû se calquer, se conformer aux exigences induites par ces rythmes,
elle a dû intégrer les contraintes alimentaires, les contraintes de
mobilité géographique liées à l'emploi. Alors que l'on a vendu la
machine comme un moyen de libération du temps humain, de libération
des tâches pénibles, l'extension de la machine a réduit
globalement le temps de loisir et a rendu le travail économique plus
pénible, plus lassant, plus répétitif et plus usant. Mais la
machine est entrée dans les foyers – ce qui a fait entrer
l'efficacité, la rapidité de la machine dans les tâches ménagères.
La lessive était l'occasion de socialisation féminine sur les
places des villes et des villages, c'est maintenant une tâche
organisée scientifiquement dans les machines à laver industrielles,
le savon était l'objet d'un savoir-faire, il est maintenant
industrialisé et phagocyté par l'économie productive de valeur à
l'instar de tout ce qu'on appelait l'économie domestique.
L'argent et la famille sont
affectés par le faire de la machine, par le faire industriel. Les
possibilités de création, les possibilités de singularisation dans
l'acte de production – ce que nous avons lié à la technique –
s'amenuisent à mesure que
la machine industrielle impose
son rythme, son ergonomie, sa gestion du temps, de la production, son
management.
Note 40. Le management
Définition
Ensemble
de techniques pour gérer la main d’œuvre afin d'en extraire un
maximum de profit. Le management entend maximiser la production de
valeur ajoutée par unité de temps par les producteurs.
Cette
course à la productivité est un jeu de dupe à l'échelle
macro-économique puisque les gains de productivité de nouvelles
techniques managériales sont détruites par le principe de la
concurrence. Au départ, une innovation managériale permet à
l'entreprise de se mettre au-dessus de la concurrence et d'augmenter
ses dividendes. Mais, dans un second temps, les autres acteurs
économiques adaptent les mêmes pratiques de gestion du personnel et
obtiennent les mêmes gains de productivité horaire. La concurrence
oblige les producteurs à
baisser leurs prix ce qui finalement annule les gains de productivité
des nouvelles pratiques managériales. Ce qui était au départ pensé
pour augmenter les marges devient une obligation de survie face à la
concurrence économique.
Pratiques
Les
pratiques managériales sont de plusieurs types.
-
La mécanisation et la division du travail rendent
les tâches plus répétitives et leur exécution plus rapides. C’est
ce qu’on nomme le taylorisme.
À terme, il sape le moral
des travailleurs puisqu'il leur reconnaît peu de qualification et
peu de perspective de créativité professionnelle. À l'époque,
Ford avait dû consentir de gros salaires à ses ouvriers pour éviter
qu'ils ne fuient le travail à la chaîne abrutissant. Les salaires
sont devenus un outil de
management, un moyen d’individualiser la notion de performance, de
punir ou de récompenser la main d’œuvre, de la gérer.
La mécanisation avait
d'emblée suscité des mouvements de résistance – que l'on songe
au luddisme en Grande-Bretagne ou aux Canuts en France qui avaient
cassé les machines qui les condamnaient au chômage et à la misère.
Outre la misère que provoquait la machine, c'est la question de
l'individuation dans le travail que les machines menaçait. La tâche
intelligente, adroite de l'artisan est remplacée par une série
d'actes répétés, sans intérêts qui doivent être exécutés
aussi rapidement que possible. Alors que l’artisan pensait l’acte,
l’ouvrier doit l’exécuter après Taylor. Les mouvements
anti-machine défendaient l'excellence, le savoir-faire de l'artisan
et le plaisir de la belle ouvrage.
-
L'implication dans le procès de production des ouvriers
a constitué une petite révolution.
Les travailleurs émettent des suggestions pour améliorer la chaîne,
pour la rendre plus efficace. L'ergonomie et le feed-back font leur
entrée dans le management.
-
La gestion par projet,
par liste de choses à faire, en finit avec les contre-maîtres.
L'équipe se voit attribuer des objectifs de production et gère
elle-même ses techniques de travail et son cadre de travail pour y
arriver. La pression de l'équipe se fait alors sentir sur les
personnes malades, enceintes ou moins efficaces sans que
l'encadrement doive se salir les mains.
-
Les employés sont impliqués affectivement dans la vie de
l'entreprise. Ils doivent en
quelque sorte adhérer, 'aimer' leur entreprise (qui n'est pas une
personne douée d'affect mais une machine à valeur détenue par des
propriétaires lucratifs). Ce sont alors des événements
d'entreprise, des week-end aventures pour cadre, des concerts, des
soirées-entreprises voire des crèches ou des clubs de rencontre
pour employés. L'identité de l'entreprise (factice et spectaculaire
par définition puisque l'entreprise n'est pas une personne) doit
devenir celle de l'employé. C'est le patron 'cool' de la start-up ou
la participation obligée à des compétitions sportives. C'est le
genre de pratiques en œuvre dans ce que Haefliger36
appelle le loft management.
-
L'individualisation des salaires et des statuts
professionnels isole les
producteurs, morcelle le collectif de productif. Il faut bien
distinguer l'individualisation
qui isole les individus
les uns des autres, qui les transforment en atomes sans interaction
de l'individuation qui
est l'ensemble des processus de devenir impliquant aussi bien
l'individu que son environnement. Dans le premier cas, l'individu se
bat contre son environnement, dans le second, il devient
du fait de son environnement, avec
lui.
-
Le management par la haine sape
systématiquement les qualifications des employés. Il minimise leur
réalisation, oppose les employés entre eux dans une course au
meilleur, attribue des enveloppes fixes de récompenses aux meilleurs
– c'est-à-dire aux plus obséquieux, aux plus serviles. Il ne
s'agit pas d'être bon, performant, convainquant ou efficace mais
d'être meilleur
que les autres. C'est l'ouvrier du
mois, l'employé du mois, c'est aussi la tyrannie permanente de
l'évaluation. Ce type de management ne peut fonctionner qu'avec un
chômage de masse parce qu'il épuise rapidement les employés, les
pousse à prester des heures supplémentaires gratuites - sans que ce
travail supplémentaire ne soit jamais sanctionné par une récompense
définitive. Ce management utilise les techniques de manipulations
mentales suivantes :
-
opposition des employés entre eux
-
précarisation des emplois, recours à la peur, à l'angoisse, à la
menace
-
individualisation des salaires, recours aux primes aux 'meilleurs' et
faiblesse du salaire fixe garanti
-
turn-over permanent: le personnel est remplacé en permanence, c'est
l'obsolescence programmée des travailleurs; l'entreprise demande un
engagement sans qu'elle ne s'engage à rien
-
ce que nous appellerons l'obligation du salaud: l'entreprise force
les employés à prendre des décisions immorales dans le cadre de
leur emploi ce qui les rend complices de décisions qu'ils
n'approuvent pas. Cette technique fait perdre les repères aux sujets
les plus équilibrés, les rend manipulables et fragiles. Leurs
désirs deviennent flous, leur moi s'anémie.
-
le benchmarking consiste à comparer les performances des différentes
équipes mises en concurrence, le but est d'induire une compétition
permanente et de saper l'entraide, la solidarité entre les
travailleurs.
Toutes
ces techniques de management sont extrêmement dommageables à la
santé des employés (quels que soient leurs niveaux de qualification
et de rémunération). Elles coûtent une fortune à la sécurité
sociale et aux intéressés. Elles permettent à l'entreprise de se
défausser d'une partie de ses responsabilités dans les gains de
productivité sur la collectivité, d'externaliser ses frais.
Les
modèles de production, taylorisme, fordisme, toyotisme et hondisme
Taylorisme
Le
développement du cadre économique productif a industrialisé les
modes de production par le biais de la mise en concurrence des
produits et a divisé la société en classes définies par des
rapports de production spécifiques.
L'action
réalisatrice d'un ouvrage est socialisée par l'outil de production.
Si un artisan peut utiliser des techniques ou des horaires propres
pour réaliser un ouvrage commandé par le marché, s'il peut adapter
le rythme de son travail à ses besoins sociaux ou à son état
physique ou psychique, l'omniprésence de la machine et de ses règles
rigides impose au producteur sa cadence et sa logique propres. Il ne
s'agit pas alors d'une technique dans laquelle le sujet peut investir
une quelconque créativité, il s'agit d'une machine conçue pour
produire de la valeur ajoutée le plus rapidement possible dans un
système de concurrence, c'est-à-dire une machine qui ne souffre pas
d'autre objectif que celui-là, qui maximise la plus-value horaire du
travail vivant.
Le
producteur adapte sa production à la variété de la demande et à
sa solvabilité. Le modèle tayloriste
prédétermine
les tâches à accomplir [...] par l'établissement de modes
opératoires à suivre, et de temps alloués à respecter, définis
par les intéressés par un service spécialisé37.
En
conséquence, les actes posés par le travailleur sont réfléchis à
l'avance et sont pensés pour maximiser leur rapidité. Au moment où
le travailleur pose ces actes, il ne doit plus les penser - fût-ce
pour en maximiser la productivité en terme de valeur.
Le
travail à la chaîne implique
un
temps uniforme à chaque poste de travail [...] et une longueur de
pas identique. [...] Il faut que les opérateurs aient à chaque
poste de travail un nombre d'opérations dont le temps et l'espace
d'exécution [...] se rapprochent le plus possible du temps de cycle
et de la longueur du "pas"38.
La
quantification marchande du temps affecte tous les instants de la
production du travailleur. Tous les mouvements, tous les gestes et,
dans les modèles productifs plus récents, tous les affects du
travailleur sont calibrés au moment où il travaille en fonction de
sa productivité horaire. Le travail ne peut donc plus singulariser,
il incarne une logique sociale sur laquelle ni le travailleur, ni
même d'ailleurs l'employeur, n'ont prise. Cette logique sociale est
déconnectée de la sensibilité particulière des travailleurs, des
consommateurs ou des investisseurs.
Fordisme
Cette
tendance s'accentue dans le modèle fordiste dans lequel
l'organisation productive est
fortement
centralisée, séquentiellement intégrée en ligne continue,
mécanisée et cadencée, fondée sur la prédétermination et la
standardisation d'opérations élémentaires distribuées entre les
postes de travail de manière indépendante et indifférenciée pour
saturer le temps du cycle 39.
Dans
ce modèle productif, le travailleur est intéressé à une partie
des bénéfices sans que son rendement personnel soit directement
déterminant. Il s'agit aussi bien de pouvoir écouler les
marchandises produites en soutenant les salaires des producteurs que
d'éviter que, rebutés par les tâches répétitives et
déqualifiées, les travailleurs ne s'en aillent ailleurs.
Toyotisme
et Hondisme
Dans
ces modèles de production plus individualisés, le travailleur est
intéressé au niveau salarial au rendement de son travail. Il doit
intérioriser la logique productiviste pour maximiser son propre gain
horaire. Il devient complice actif et finalement toujours malheureux
de son exploitation.
Dans
le modèle toyotiste, la relation salariale
incite
les salariés et les fournisseurs à contribuer à la réduction des
coûts: les premiers par un système de salaire qui fait dépendre
[les] montants mensuels de la réduction des temps au sein de chaque
équipe, et les seconds par l'engagement d'une réduction
pluriannuelle des coûts40.
Dans
le modèle hondiste, la relation salariale valorise
l'expertise
et l'initiative individuelles, tant au niveau du recrutement, de la
formation, du salaire que de la promotion, afin de susciter au sein
de l'entreprise l'émergence d'innovateurs et de développer la
capacité à changer rapidement d'activité41.
La
créativité du travail elle-même est alors liée à une évaluation
individuelle permanente et doit toujours in fine maximiser la
rentabilité lucrative du travail. L'intériorisation de la logique
de la plus-value dans les traits les plus personnels de la personne,
dans sa créativité, dans sa capacité à innover, dissout ces
traits de personnalité dans la logique économique.
Évaluation
L'évaluation
est le mode de management ultime puisqu'il légitime et naturalise
aussi bien la rémunération que les rapports qui la sous-tendent.
Dans les managements traditionnels, l'évaluation est le fait de
supérieurs hiérarchiques, dans des versions plus perverses, on
demande à l'employé, sous la pression du chantage de la misère du
chômage, à produire un discours d'évaluation conforme à ce qu'il
pense que son employeur attend.
Paradoxalement,
l'augmentation de la productivité horaire n'a pas nécessairement
diminué la quantité de travail concret dans l'industrie,
l'augmentation de la productivité concrète (une usine, un secteur
industriel produit davantage de biens et de services par an)
n'augmente pas nécessairement la productivité abstraite (la
production de valeur économique par unité de temps). Par exemple,
l'agriculture européenne produit maintenant beaucoup plus qu'à la
Libération en quantité mais la valorisation des matières premières
agricoles est devenue insignifiante en terme de valeur ajoutée
totale et, si un céréalier devait vivre de sa seule production, il
n'aurait pas grand-chose pour vivre. L'augmentation de production
concrète ne
s'accompagne pas de diminution de travail concret.
Pour le dire comme Marx,
si la machinerie est le moyen le plus puissant pour accroître la
productivité du travail, c'est-à-dire réduire le temps de travail
nécessaire à la production d'une marchandise, elle devient en tant
que porteur de capital, et d'abord dans les industries qu'elle
affecte directement, le moyen de prolonger la journée de travail
au-delà de toute limite naturelle42.
Le
travail concret qu'organise la machinisation va de pair avec un
chômage de masse cyclique et endémique depuis la fin du
XVIIIe. Ceux qui ont un emploi se tuent à la tâche et ceux
qui n'en ont pas sont plongés dans la misère faute de salaire.
L'emploi se structure alors comme un marché. Les employeurs ont
intérêt à organiser la rareté de l'emploi – c'est-à-dire la
surabondance du travail disponible – pour baisser le prix du
travail, le salaire. La concurrence entre producteurs devient féroce
et détruit les bases du travail concret et du travail abstrait aussi
sûrement que la sécheresse ou les sauterelles détruisent le
précieux travail des paysans. Les travailleurs étranglés par la
perspective de la misère sont contraints à baisser leurs exigences
salariales (les salaires, le travail abstrait, le fondement de la
valeur économique) et à laisser dégrader leurs conditions de
travail concret en acceptant des augmentations de cadences, des flux
tendus, des augmentations d'horaire de travail, des horaires
découpés, nocturnes, décalés, des conditions de sécurité remise
en cause, etc.
Nous
avons vu que ces reculs des travailleurs augmentent le taux
d'exploitation (et nourrissent la baisse du taux de profit). Les
travailleurs sont de plus en plus absorbés par la production
économique. Au terme de leur journée, il ne leur reste plus
d'énergie pour la nécessaire créativité humaine. Ils ne peuvent
que se mettre devant une télévision, devant des spectacles
industriels, devant des machines à désir, à représentation. Le
travailleur brûle alors le symbolique, ce petit bâton brisé qui
rassemblait deux éléments, ce petit bâton qui matérialisait les
retrouvailles de deux amis éloignés par la vie.
Proposition
135
Les
gains de productivité du travail concret ne diminuent pas la
quantité de travail abstrait global. En rendant le travail
abstrait plus abondant, ils en diminuent la valeur. La machine
n'affranchira jamais du travail.
|
Valeur et industrie
Selon Smith, les gains réalisés grâce à l'échange sont des
économies en temps de travail dépensé par chacun pour assurer son
autonomie, et ne servent donc pas à augmenter la consommation de
chacun43.
Cette thèse n'a jamais été vérifiée puisque tous les gains de
productivité du travail concret n'ont jamais fait baisser la
quantité de travail abstrait, ces gains de productivité ont été,
au contraire utilisés pour augmenter le chiffre d'affaire, la marge
et les bénéfices. L'industrialisation a augmenté la quantité de
biens et de services disponibles pour la consommation de chacun sans
diminuer le temps de travail. Seules des luttes sociales féroces et
l'avènement de l'industrie du loisir ont fait diminuer le temps de
travail. Quand le rouet a été remplacé par le métier à tisser,
la journée des ouvriers n'a pas été écourtée – au contraire –
quand l'ordinateur est entré dans les secrétariats, la journée de
travail n'a pas non plus été réduite. La masse salariale, par
contre, a chaque fois été diminuée : les ouvriers étaient
moins nombreux pour produire davantage de biens et de services, ce
qui, sous la pression de la concurrence, a fini par diminuer la
valeur économique créée par les procès de production impliqués.
La diminution de la masse salariale a induit une crise de
surproduction puisque les salaires ne pouvaient plus solvabiliser la
production de valeur économique – nous l'avons vu. Sous la
pression des gains de productivité de la concurrence, l'artisanat
fut éclipsé par les fabriques, les diligences par les trains et les
trains par les autoroutes. Chaque fois qu'un procédé de production
moins gourmand en travail vivant apparaissait – aussi gourmand en
ressources naturelles ou en travail fixe fût-il – il était adopté
par les plus gros investisseurs qui, en adoptant l'innovation,
réduisaient leurs frais de fonctionnement et finissaient par
l'emporter sur la concurrence – à moins qu'elle ne se fût
également adaptée à ces innovations.
Les producteurs, individus animés par les mêmes objectifs selon la
vision libérale du monde, uniformisent leur mode de production parce
qu'ils sont tenus par la même logique de concurrence, de marché et
de lucre. Un tisserand ne peut tenir face s'il doit affronter la
concurrence d'une usine textile ; ses coûts de fabrication
seront toujours supérieurs. Il peut tenir s'il se contente de
fabriquer les vêtements qui lui serviront à se vêtir mais il ne
peut tenir s'il veut échanger sa production contre d'autres biens de
production qui lui permettent de couvrir d'autres besoins. Du fait du
travail fixe (C) de la concurrence, le travail vivant (V) de
l'artisan ne vaut plus rien. La modification de la structure
organique du capital de la concurrence uniformise la structure
organique des producteurs, ce qui étend, ce qui généralise les
contradictions de la baisse tendancielle du taux de profit. Les modes
de production s'uniformisent, s'imposent et font disparaître les
modes de production antérieurs et le savoir-faire qui leur était
lié. La prolétarisation s'opère de manière permanente dans le
temps, les producteurs ne sont que des intermédiaires d'une machine
productive produite par la concurrence. Cette machine toute-puissante
devient un Moloch qui mange ses enfants : les ouvriers
techniciens sont déclassés en permanence sous la pression du
changement de management, de machine, de mode de production car la
notion de machine productive, de capital fixe, comprend aussi bien
les outils concrets de production industrielle que les modes de
gestion de personnel, les techniques managériales que l'image de
marque, les patentes que le carnet de commande. L'ensemble de ce
capital fixe fonctionne comme un rouage de la machine-concurrence et
s'y conforme en permanence.
L'investisseur et le travailleur ont des intérêts opposés. Dans
une société industrielle, celui qui vend sa force de travail a
intérêt à la vendre le plus cher possible et celui qui l'achète,
le capitaliste, a intérêt à l'acheter au prix le plus faible. Car,
contrairement aux modèles classiques libéraux, le travail
abstrait lui-même est organisé selon les principes du marché
alors qu'il modèle, encadre, structure et détermine de plus en plus
à mesure que s'étend la sphère économique la nature, la quantité
et le mode de production du travail concret. Comme les salaires sous
toutes leurs formes sont à l'origine de la création de toute valeur
économique, comme ils sont parasités par la rente de la propriété
lucrative, en les soumettant à la logique spéculative du marché,
on soumet la création de valeur économique elle-même aux aléas
des cycles de la spéculation.
La violence sociale « objectivée » par l'argent entre
personnes égales en droit envahit tous les domaines du faire et de
la vie sociale ou intime. Les intérêts divergeant entre les
acheteurs de force de travail et vendeurs de force de travail
déterminent les classes sociales. Les intérêts des classes
sociales sont irréductiblement opposés – fait que n'atténue pas
l'existence et l'universalisation d'une classe ubiquiste, la petite
bourgeoisie. Cette classe déplace la conflictualité de la violence
sociale dans le champ psychique de l'agent social, son existence. La
lutte des classes n'est en rien adoucie par l'existence d'une classe
dont les membres appartiennent simultanément à deux classes
ennemies.
Proposition
136
L'existence
d'une classe à la fois bourgeoise et prolétaire ne diminue pas
la lutte de classes, elle en déplace le champ de bataille sur le
psychique et le somatique de ses membres.
Proposition
137
Le but
du management est de déplacer toute conflictualité de classe
dans les champs psychiques et somatiques, de nier toute violence
sociale tout en en multipliant les effets.
|
L'industrialisation des modes de production uniformise les
comportements de l'individu, elle fait advenir çà et là des façons
de réagir prévisibles, conformes au modèle libéral de l'humain
qu'avait inspiré l'emprise du capitalisme sur la production. La
prophétie du nouvel humain, de l'homo œconomicus est née d'une
vision sociale générée par un système économique et, au sein de
ce système économique, elle s'est affirmée quoique de manière
très parcellaire, très fragmentaire. Tous ceux qui achètent du
travail et des ressources naturelles sous forme de minerais, de
produits alimentaires, de machines industrielles ou de salaires,
doivent acheter ces choses avec la perspective de les revendre avec
profit. C'est la fameuse équation marxienne C-M-M'-C', un capital
sert à acquérir une marchandise, à la transformer pour la revendre
et redevenir un capital plus élevé que le capital initial.
De façon tout aussi mécanique, tout aussi peu singulière, les
prolétaires sont contraints par l'aiguillon de la nécessité
de vendre leur force de travail. Si un individu appartient
simultanément à ces deux classes, les déterminations de son
faire ne sont pas abolies mais doublées. Le membre de la
petite-bourgeoisie ou de la classe moyenne doit à la fois vendre sa
force de travail et élaborer des stratégies d'acquisition de
marchandises qui maximisent ses profits. La machine comme antithèse
de la technique renforce ce phénomène de dépossession de la
volonté par la détermination de l'action humaine. Le fonctionnement
de la machine est lui-même mécanique : il est déterminé par
la nécessité de rendre le travail concret le plus productif par
unité de temps, la machine doit aller le plus vite possible,
produire le plus de biens et de services possibles par unité de
temps avec le moins de masse salariale possible (ce qui sabote
le processus de création économique).
Avec la machine-concurrence, l'actionnaire qui vend et n'achète déjà
plus ce qu'il veut mais ce qui génère de la plus-value dans la
mesure où un même actionnaire peut acquérir des parts dans des
secteurs industriels différents qui n'impliquent pas du tout les
mêmes savoirs-faire, les mêmes technologies sans que cela ait la
moindre importance de son point de vue. En tant qu'actionnaire, il
cherche à maximiser les retours sur investissement et à minimiser
(ou à externaliser) les risques. De même, l'ouvrier ne travaillait
déjà plus selon son rythme mais selon celui de la machine. Avec la
combinaison de la machine et de la concurrence, c'est le type-même
de machine qui est uniformisée, standardisée. De même, le
consommateur aligne les mêmes images, les mêmes signifiants sociaux
que la concurrence, que les agents sociaux proches dont il
doit se distinguer ou auxquels il doit s'identifier.
Les objets deviennent identiques et le processus de création, de
marketing, de vente de ces objets est lui aussi parfaitement le même.
Foxconn en Chine fabrique les gadgets électroniques pour tous les
concurrents en téléphonie mobile ou en ordinateurs portables.
Quelle que soit la marque – et la concurrence est féroce – le
bidule est assemblé dans la même usine géante au même endroit et,
forcément, de la même façon, avec les mêmes techniques
managériales, la même gestion du personnel.
Proposition
138
La
concurrence des marques uniformise les pratiques de consommation
et de production.
Proposition
139
L'idéal
de réalisation de soi, d'épanouissement personnel lubrifie la
machine-concurrence, uniformise les pratiques de consommation et
de production.
Proposition
140
L’utopie
agissante du Moi construit par l'asociété de la concurrence est
sans singularité, sans volonté, sans désir et sans identité.
|
L'uniformisation de l'univers matériel, de la logique des
investissements et de la façon standardise les affects, les
perceptions personnels de manière de plus en plus profonde à mesure
que l'économie capitaliste engrange ses succès. Ceci s'oppose à
l'idéal romantique d'épanouissement personnel, à l'idéal libéral
de liberté individuelle. Les individus isolés par les modes de
management et par la fiction de la propriété privée des moyens de
production sont rendus conformes par l'uniformisation de l'univers
matériel, du mode de production et de l'organisation du faire sous
la pression de la concurrence. De même, les images sociales des
individus se rapprochent et deviennent indistinctes, insignifiantes.
La distinction se réfugie alors dans des détails, dans ce que
Debord appellerait le spectacle44.
Faute de différence matérielle, faute de singularité effective, on
met en scène des identités particulières sans lien avec quelque
spécificité que ce soit. Dans les décombres de l'uniformisation
d'une économie qui voit et construit l'homme comme un homo
œconomicus, les idéaux du moi sombrent, la communauté, la
Gemeinwesen, la présence ensemble de ceux qui n'ont rien
devient sans objet et, avec elle, l'auto-réalisation, la
spécificité, l'originalité du moi des romantiques. Ces idéaux du
moi incarnés deviennent sans objet dans un monde sans moi, sans
rencontre et sans altérité.
Le symbolique
Le
faire métabolique de l'animal laborans
touche
également les touches symboliques de l'être. La politique ne peut
plus se penser que comme spectacle à donner en pâture à l'affectif
des travailleurs-clients-électeurs. Le monde politique (au sens
large) s'est isolé du monde incarné dès que le faire métabolique
a été médié par la machine. Comme, en machinisant le faire, on ne
pouvait plus le penser, on s'est retrouvé incapables de penser
l'être en général et l'être ensemble en particulier, on s'est
retrouvé incapables de penser le faire et le lien à l'autre, à la
nature qu'il permet. De ce fait, le champ politique perdait tout
sens.
Avec la généralisation de la machine, la séquence d'actes répétés
s'est faite de plus en plus courte, les actes répétés de plus en
plus simples. Pour autant, le travail est devenu plus pénible :
les rythmes de la machine ne sont pas adaptés au corps humain, ils
ne connaissent pas le répit. L'atmosphère de travail est souvent
viciée, les horaires sont adaptés à ceux de la machine (ou de la
machine-client, des dispositifs industriels de vente au détail, de
vente au client). L'individuation n'est plus possible dans le cadre
de ce type d'activité professionnelle et cette individuation devenue
impossible doit se construire des pis-aller, des ersatz, des fuites,
des désertions. Elle doit habiter le désert. Les dépressions, les
maladies, les suicides, les névroses sont l'ombre de ce mal lové
dans les interstices du fait de ne pas être, de ne pas interagir et
se singulariser dans un environnement, ils signent l'aspiration au
néant. Mais l'ordre de la violence sociale trouve encore et toujours
ses thuriféraires, ses laquais soumis à leur soumission-même.
Et
le bonheur des dames45
a
affecté toute la société, des plus humbles aux plus riches, la
consommation a incarné l'ultime mode d'individuation. Les traces de
l'être qu'organise l'acquisition de masse de biens et de services
industriels fonctionne comme la pensée du Dieu Cargo chère à Peter
Lawrence46.
Les signes touchent également l'appartenance sociale elle-même –
et c'est particulièrement caricatural dans les tribus
urbaines – en
achetant certains types de produits, en s'habillant d'une certaine
façon, en adoptant des modes de consommation déterminés, le
consommateur affirme son appartenance sociale47,
sa légitimité d'agent et la légitimité de sa classe.
Dans
cette perspective de consommation symbolique, le monde ne se présente
plus comme le siège de la puissance, de l'individuation, de l'action
mais il devient un continuum social où les images des individus
s'affrontent tout à la fois pour affirmer leur suprématie
individuelle et leur légitimité, leur adhésion au monde tel quel.
L'auto-valorisation de la consommation échoue en tant que projet
narcissique : le sujet ne se donne pas dans sa spécificité
mais il affirme son appartenance sociale par la consommation. On peut
envier le propriétaire d'une grosse voiture, souhaiter appartenir à
la même société que
lui ou regarder avec admiration son véhicule – ce propriétaire ne
sera pas admiré pour lui-même, en tant que tel. C'est cet échec du
narcissisme dans la consommation qui explique pourquoi les plus
grandes marques de révérences à un ordre établi, à une
hiérarchie professionnelle sont également les marques de la
réussite professionnelle
– marques
que seuls les très riches, les artistes ou les gens en marge peuvent
se permettre de ne pas arborer les
signes de la conformité sociale. La
socialisation de l'être dans son image matérielle, dans son
standing,
force à l'achat compulsif de biens et de services. Il s'agit de
maintenir cette image sociale, d'en maintenir l'adéquation avec ce
qu'elle doit être. De ce fait, les productions de biens et de
services dans un cadre capitaliste peuvent trouver un peu plus
longtemps des débouchés, des marchés pour peu qu'elles s'insèrent
dans l'économie libidinale médiée de l'individu aux prises avec la
nécessité de continuer à donner une image sociale, un signe de
cohérence avec un monde dont il a été congédié en tant que
singularité, que mouvement.
L'intime, le personnel, le social, les affects les plus secrets se
sont individualisés, se sont dépersonnalisés en se massifiant. À
mesure que les individus sont isolés les uns des autres, opposés
entre eux, ils adoptent, chacun de leur côté, des comportement, un
fonctionnement narcissique et des relations au social rigoureusement
identiques – et ce, quand bien même l'apparence extérieure donne
une impression de diversité de costumes. Les peurs, les envies, les
angoisses si elles sont singulières deviennent d'étranges choses
sulfureuses et leur seul mode socialement acceptable est celui de la
masse, des sentiments de masse. Ceci explique la tendance totalitaire
des sociétés sans singularité, des sociétés de masse.
L'unification, l'uniformisation des affects est le ciment du
consumérisme, elles règnent sur les décombres du singulier, de
l'interaction, de la rencontre, du devenir.
Proposition
141
Le
signe de la richesse échoue en tant que projet narcissique
puisqu'il signifie une
appartenance sociale connotée et non un mérite ou une propriété
individuelle.
|
Valeur et salaire
La violence sociale est articulée à la question de la valeur. Les
différentes types de violence sociales, de naissance ou d'argent,
valorisent les actions humaines, les productions économiques en
fonction de leur propre logique. Ces valorisations sont portées,
incarnées dans les pratiques économiques et culturelles des
différents agents économiques. Leur horizon de valeur est lié à
leur position sociale, à leur rapport à la violence sociale. Nous
avons exploré les différentes acceptions historiques de cette
articulation violence sociale-valeur économique-valeur sociale.
Dans notre mouvement d'inventaire des valeurs sociales, nous devons
mentionner la valeur créée par la pratique salariale. Ce type de
valeur a été identifié par Friot qui voit en sa pratique, une voie
d'émancipation du travail et de l'économique. Ce que l'économiste
appelle la pratique salariale de la valeur n'est pas synonyme de
salaire : un salaire à la pièce rémunère une force de
travail ; un salaire à la qualification du poste rémunère ce
poste de travail mais c'est le seul salaire à la qualification de la
personne qui rémunère le travailleur et construit ce que Friot
appelle la pratique salariale de la valeur.
Les considérations de Friot entrent en écho avec nos quelques
réflexions. La pratique salariale de la valeur se caractérise par
la rémunération à la qualification de la personne, par
l'individualisation de la rémunération (elle n'est pas liée à un
poste ou à la force de travail) et par son inconditionnalité. Des
jurys seraient alors chargés de gérer la violence sociale, de
déterminer la qualification (et la rémunération y afférent) des
travailleurs en tant que reconnaissance de leur contribution à la
production de la valeur économique.
En outre, la pratique salariale de la valeur implique également
- une appropriation des outils de production par les producteur (y
compris, nous l'avons vu, les patentes, les savoirs, les
savoirs-faire, les machines, le marketing, les clients, etc.)
- une abolition de la propriété lucrative et un développement de
la propriété d'usage
- le maintien du marché, de l'argent et de la valeur économique
comme organisateurs de la production concrète.
Nous allons éclairer les propositions de l’économiste de nos
réflexions. Nous avons découvert, par exemple que la valeur
économique était finalement exclusivement créée non par le
travail concret mais par les salaires. La socialisation des salaires
que Friot propose n'empêche nullement la création de valeur
économique, l'organisation de la vente des biens et des services en
marché. Bien plus, la disparition de la propriété lucrative fait
disparaître l’accumulation, ce que nous avons appelé ε
vers zéro puisque la partie
salariale de la valeur ajoutée est intégralement réalisée,
dépensée et que l'accumulation ne concerne que la rente dans la
valeur ajoutée. Si la rente disparaît, l'accumulation qui lui est
consubstantielle disparaît avec elle. Avec la disparition de la
rente, le processus cyclique de création de valeur ajoutée est
pérennisé.
Par ailleurs, la valeur ajoutée
est liée par l'emploi à une prestation contrainte de travail
concret, le prix est lié à un bien ou à un service effectivement
fabriqué. La dissociation du salaire, de la valeur économique et du
travail concret que propose l'économiste ouvre des perspectives
humaines intéressantes quant à son rapport à la nature, au monde.
Le désir humain, la volonté humaine reprennent leurs droits dans le
faire avec la disparition de la contrainte médiée par la valeur
économique. Ceci ne supprime pas nécessairement la violence
sociale. Si cette violence sociale s'inscrit dans une continuité
profonde entre les deux formes qu'elle prend, la violence de caste et
la violence sociale capitaliste, elle n'est pas une malédiction, un
destin inhérent à l'histoire humaine ou conjoncturelle. En tout
état de cause, la modalité de gestion de la violence sociale fait
l'impasse sur les conjectures quant à son caractère immanent ou
essentiel. Friot propose d'encadrer la violence sociale dans un
rapport déterminé (en l'occurrence, dans l'option de Friot, les
revenus économiques, les salaires, seront pris dans une fourchette
allant de un à quatre) et seront dénaturalisés par le recours à
un jurys, à une conflictualité sociale assumée.
Le modèle de Friot, la pratique salariale de la valeur, n'est
nullement inflationniste puisque l'inflation, nous l'avons vu, est
créée quand de la masse monétaire est enlevée du circuit
économique, par la guerre ou par la dette en monnaies étrangères
(ou dans une monnaie non souveraine telle que l’euro) ou quand la
création monétaire est dévolue aux rentes, c'est-à-dire quand
elle est retirée aussi de l'économie. Les investissements
pourraient même être monétisés sans la moindre inflation. Une
partie des salaires peut également être monétisée (à condition
que les salariés demeurent dans l'espace économique monétaire
considéré), cela ne créera aucune inflation à condition que
la rente ne soit pas rémunérée ou, pour parler comme Friot, que la
propriété lucrative soit abolie. C'est en effet à cette condition
que la création monétaire ne nourrit pas l'inflation, que son ε
demeure nul ou négligeable.
Proposition
142
Friot
définit la pratique salariale de la valeur comme la
reconnaissance salariale de la production de valeur économique
attribuée aux producteurs selon leur qualification personnelle,
de manière universelle et inconditionnelle sans considération
directe pour le travail concret.
Proposition
143
La
pratique salariale de la valeur définie par Friot permet
d'émanciper le travail.
Proposition
144
La
pratique salariale de la valeur définie par Friot n'est pas
inflationniste.
Proposition
145
La
pratique salariale de la valeur définie par Friot permet de poser
la question du travail concret.
|
Le débat demeure de savoir si suffisamment de valeur d'usage sera
produite pour pérenniser la prospérité générale si les
producteurs ne sont plus contraints à produire de la valeur d'usage
par le chantage de l'emploi qui utilise la valeur économique pour ce
faire. D'une part, il faut garder à l'esprit que la proposition de
Friot propose l'appropriation des outils de production par les
producteurs et non sa disparition, d'autre part il faut noter que
- un certain nombre de valeurs d'usage négatives pour la
communauté ne seront plus produites parce que les conditions de
production concrètes de ces valeurs d'usage sont exécrables (et que
personne ne serait susceptible de les accepter sans l'aiguillon de la
nécessité).
- par plaisir, par passion, par envie, par habitude, tous les êtres
humains s'inscrivent dans le métabolisme avec la nature. Ils posent
des actes qui la transforment. L'homo faber construit,
bricole, cultive, fabrique, tisse, coud, etc. Il est à peu près
certain que les besoins humains puissent être couverts par l'humain
lui-même. Par ailleurs, les modes de management sont devenus
contre-productifs : la pression du stress est trop élevée pour
le système nerveux humain ; la mécanisation et la répétitivité
des tâches abîme les corps humains et le corps social. Les
ressources naturelles sont également pillées par des gens qui sont
sous pression, qui sont sous le chantage de l'emploi, de
l'accaparement de la ressource économique par les propriétaires
lucratifs.
- certaines productions absolument inutiles disparaîtraient. Les
hôtels de luxe, les laquais plus ou moins serviles, les domestiques,
etc. Par contre, la déférence et le soin aux malades seraient
exclusivement le fait d'êtres sincères et dévoués. Les
prestations concrètes demeureraient – dans le cas du soin au
malade – mais le cœur avec lequel elles sont prestées changerait
… en mieux. La maltraitance institutionnelle dont si sous souvent
victimes nos aînés pour ménager l'actionnaire devrait disparaître
avec la pratique salariale de la valeur.
- la dissociation entre le travail concret et le travail abstrait
libère les tâches, elle permet à chacun de vivre sa passion, de
déployer pleinement ses talents et ses envies, elle enrichit la vie
sociale dans le cas des productions collectives et elle ouvre de
nouveaux champs à la démocratie.
- les tâches réputées pénibles seront toujours effectuées par
les travailleurs fiers de leur rude labeur mais ils pourront enfin
gérer leur métier en fonction de leurs besoins humains, de leur
limites corporelles, ils pourront donner à l'ergonomie ses lettres
de noblesse et rendre le labeur dont ils tirent une source légitime
de fierté source de plaisir et non de souffrance. Nombre de
travailleurs aujourd'hui empoisonnés par le cadre de la servilité
pointilleuse de l'emploi, par le mode de violence sociale hypocrite
(il s'agit d'égaux en droit!) qu'elle génère pourront donner
librement cours à leur activité.
- l'inactivité quand on est libre d'être actif et
ambitieux est rarissime. Il faudra craindre la surproduction, le
workaholisme, l'addiction au travail, par des travailleurs
passionnés par leur travail concret plutôt que l'inactivité ou la
fainéantise. Rendre le travail habitable (et passionnant) en le
libérant de l'emploi en augmentera la pratique – ce qui sera
contrebalancé par la possibilité de la présence de la famille, par
exemple, sur le lieu de travail.
C'est peut-être là que réside la cause de la résistance majeure.
En ouvrant le faire, la valeur concrète et la valeur économique à
la démocratie et à la liberté, on engage le corps social dans une
responsabilisation qui peut faire peur. Oui, on peut vivre, produire,
de manière professionnelle, exigeante et efficace sans employeur,
sans actionnaire, sans aiguillon de la nécessité. Nombre de jeunes
retraités, pour paraphraser Friot, s'étonnent : ils n'ont
jamais autant travaillé que depuis qu'ils sont libérés de leur
employeur. Par contre, nous l'avons prouvé, le salaire socialisé
qu'ils touchent, leur retraite, constitue une création de valeur
abstraite, économique qui les qualifie de plein droit comme
producteurs de richesse économique à l'instar des invalides, des
vacanciers, des parents, des malades, des chômeurs.
Nos réflexions auront en tout cas prouvé que les pistes de Friot
sont économiquement praticables, il reste à l'histoire, à
la société, il nous reste à prouver qu'elles sont
anthropologiquement possibles – ce que les chômeurs, les
retraités ou les vacanciers attestent tous les jours.
Note 41. Les manuscrits de K. Marx
Marx
a cherché toute sa vie à comprendre l'exploitation qu'il ressentait
intuitivement. En apparence, un système économique semble
équitable, juste, il semble établi entre pairs, entre égaux en
droit et devrait être honnête alors que, par un tour de
passe-passe, ce système se montre à l'usage une scandaleuse
exploitation de l'humain par l'humain. La quête marxienne peut se
résumer comme recherche des causes et des modalités du tour de
passe-passe en question.
Dans
le cadre d'un traité d'économie, au terme de notre analyse des
valeurs d'usage et des valeurs économiques, nous avons voulu résumé
une œuvre de jeunesse de Marx, les Manuscrits de 1844, dont
certains accents – au sujet de l'aliénation de l'emploi, de la
machine, de la déréalisation de l'industrie font étrangement échos
à nos propres réflexions à 170 ans de décalage.
Karl
Marx, Manuscrits
de 1844,
Flammarion, 1996, collection GF.
-
Premier manuscrit
1.
Le salaire
Le
salaire est déterminé par la demande en hommes (p. 56).
Si l'offre est plus grande que la demande, une partie des ouvriers tombe dans la mendicité ou la famine. L'existence de l'ouvrier est donc réduite au même état que toute autre marchandise. L'ouvrier est devenu une marchandise et c'est pour lui une chance quand il arrive à se faire embaucher. (p. 56)
Le
travail est donc une marchandise particulière entre des contractants
inégaux. Il y va de la survie de l'ouvrier-marchandise et du caprice
de l'employeur-client.
Mais,
sur le temps long, la concurrence entre les employeurs-client
s'effrite ce qui condamne les marchandises-ouvriers à la misère.
Dans une société de plus en plus prospère, seuls les plus riches peuvent vivre des intérêts rapportés par l'argent. Tous les autres doivent investir leur capital ou le placer dans le commerce. De ce fait, la concurrence entre les capitaux s'accroît, la concentration des capitaux s'accentue, les grands capitalistes ruinent les petits (...). Le nombre des grands capitalistes ayant diminué, la concurrence dans la recherche des ouvriers n'existe pratiquement plus, et le nombre d'ouvriers ayant augmenté [du fait du déclassement des petits capitalistes], la concurrence entre eux est devenue d'autant plus grande, plus contraire à la nature et plus violente. (p. 59)
La
hausse de salaire n'est pas la panacée:
La hausse du salaire suscite chez l'ouvrier la soif d'enrichissement du capitaliste, mais il ne peut la satisfaire qu'en sacrifiant son esprit et son corps. L'augmentation du salaire suppose l'accumulation du capital et la provoque ; elle oppose donc le produit du travail et l'ouvrier. (pp. 59-60)
Or
l'accumulation de capital augmente les capacités des outils de
production, elle divise le travail en le mécanisant dans une course
à la productivité. En augmentant la productivité, le système
économique diminue le besoin de main-d’œuvre à production égale.
Comme le besoin de main-d’œuvre diminue, la concurrence se fait
acharnée et les salaires tendent ... vers zéro, ce qui provoque une
crise de surproduction: il n'y a plus de salariés pour acheter les
marchandises produites en nombre. Les innovations technologiques qui
devraient libérer l'homme du fardeau des travaux pénibles le
condamnent à la misère dans le cadre de la concurrence
industrielle.
De même, la division du travail limite l'horizon de l'ouvrier et accroît sa dépendance, tout comme elle entraîne la concurrence non seulement des hommes, mais aussi des machines. Comme l'ouvrier est abaissé au rang de machine, la machine lui fait concurrence. Enfin, l'accumulation du capital accroît le potentiel industriel, le nombre d'ouvriers, tout comme la même quantité de travail industriel produit, du fait de cette accumulation, une plus grande quantité d'ouvrage, laquelle se transforme en surproduction et a pour résultat final soit de priver de leur emploi une grande partie des ouvriers, soit de réduire leur salaire au minimum le plus misérable. (p. 60)
Pour
autant, on aurait tort de réduire les ouvriers aux seuls hommes. À
l'époque, selon une citation (Wilhelm Schulz, Mouvement de la
production, Comptoir littéraire, Zurich, 1843, pp. 45 sqq.)
"Les filatures anglaises emploient seulement 158.818 hommes contre 196.818 femmes. Pour 100 ouvriers dans les fabriques de cotons du comté de Lancaster, on trouve 103 ouvrières, et, en Écosse, on en trouve même 209 (...). Dans les fabriques de cotons d'Amérique du Nord, il n'y avait en 1833, pas moins de 38.927 femmes employées pour 18.593 hommes."
2.
La rente
La
rente organise le travail:
Les opérations les plus importantes du travail sont réglées d'après les plans et les spéculations de ceux qui utilisent les capitaux; et le but qu'ils se fixent dans tous ces plans, c'est le profit. (p. 76)
Mais
cette rente façonne aussi les pays, les gens.
Ricardo dans son livre (La rente foncière) ; les nations ne sont que des ateliers de production. L'homme est une machine à consommer et à produire ; la vie humaine est un capital; les lois économiques régissent aveuglément le monde. (p. 85)
3.
Le travail aliéné
Nous
avons parlé de l'homo laborans. Loi de cet être de désir en
train d'humaniser la nature, le travailleur en emploi ressemble plus
à l'animal laborans.
L'objet que le travail [en emploi] produit, son produit, se dresse devant [le travailleur] comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s'est fixé, matérialisé dans un objet, il est l'objectivation du travail. La réalisation du travail est son objectivation. Dans le monde [du capitalisme et de ses théoriciens], cette réalisation du travail apparaît pour la perte pour l'ouvrier de sa réalité, l'objectivation comme la perte de l'objet ou l'asservissement à celui-ci, l'appropriation comme l'aliénation, le dessaisissement.
La réalisation du travail se révèle être à tel point une perte de réalité que l'ouvrier perd sa réalité jusqu'à en mourir de faim. L'objectivation se révèle à tel point être la perte de l'objet que l'ouvrier est spolié non seulement des objets les plus indispensables à la vie, mais encore des objets du travail. Oui, le travail lui-même devient un objet dont il ne peut s'emparer qu'en faisant le plus grand effort et avec les interruptions les plus irrégulières. (p.109)
Le
travail qui doit libérer, humaniser la nature devient un vecteur
d'aliénation. De sorte que la source de la volonté, de la puissance
et de la liberté en devient la négation.
[L'aliénation du travail consiste] dans le fait que le travail est extérieur à l'ouvrier, c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, l'ouvrier ne s'affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l'aise, mais malheureux; il n'y déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l'ouvrier ne se sent lui-même qu'en dehors du travail et dans le travail, il se sent extérieur à lui-même. (p. 112) (…)
On en vient donc à ce résultat que l'homme (l'ouvrier) se sent agir librement seulement dans ses fonctions animales: manger, boire et procréer, ou encore, tout au plus, dans le choix de sa maison, de son habillement, etc; en revanche, il se sent animal dans ses fonctions proprement humaines. Ce qui est animal devient humain, et ce qui est humain devient animal.
-
Troisième manuscrit
Propriété
privée et communisme
Les
liens entre le social et l'individuel sont constructifs pour
Marx. Plus de cent ans avant Marcuse, plus de 150 ans avant Généreux,
Marx affirme le caractère social de l'individu et met en
cause l'opposition entre les intérêts de l'individu et ceux de la
société.
Il faut surtout éviter de fixer la "société" comme une abstraction en face de l'individu. L'individu est l'être social. La manifestation de sa vie - même si elle n'apparaît pas sous la forme immédiate d'une manifestation collective de la vie, accomplie avec d'autres et en même temps qu'eux - est donc une manifestation et donc une affirmation de la vie sociale. La vie individuelle et la vie générique de l'homme ne sont pas différentes, bien que le mode d'existence de la vie individuelle soit nécessairement un mode plus particulier ou plus général de la vie générique ou que la vie générique soit une vie individuelle plus particulière ou plus générale.
En tant que conscience générique, l'homme affirme sa vie sociale réelle et ne fait que répéter dans la pensée son existence réelle; de même qu'inversement, l'être générique s'affirme dans la conscience générique et qu'il est pour soi, dans son universalité, en tant qu'être pensant. (p. 147)
1Voir
Graeber, Debts, the first 5000 years,
op. cit.
2Freud,
Totem et tabou,
Payot & Rivages, 2001.
3Marcel
Otte, La Protohistoire,
Deboeck Université, 1992, p. 26.
4Ibidem.
5Voir
Hannah Arendt in La Condition de l'homme moderne,
Agora, 1983, p. 127 : Hésiode distingue le
travail et l’œuvre (ponos
et ergon) ;
l’œuvre est due à Eris, déesse de la lutte salutaire
[…], le travail comme tous les maux est sorti de la boîte de
Pandore […] Pour Hésiode, il va de soi que les travaux des champs
sont le lot des esclaves et des bêtes. De
même, p. 128 : Aristote commence son célèbre
chapitre sur l'esclavage (Politique,
1253 b25) en déclarant que « sans le
nécessaire la vie de même que la vie bonne est impossible ».
Avoir des esclaves, c'est la façon humaine de maîtriser la
nécessité […] la vie l'exige. C'est pourquoi les paysans qui
pourvoyaient aux besoins de la vie, étaient classés par Platon
comme par Aristote avec les esclaves.
6On
peut d'ailleurs mettre en parallèle cette ambition d'un travail
noble avec celle, malheureuse, de parler de l'émergence d'une
noosphère dans la production capitaliste. Dans les deux cas, cette
« noblesse » de la tâche affirme le caractère ignoble
des tâches qui n'entrent pas dans le champ qu'elle définit. Soit
on considère que la connaissance est nécessaire à toute
production – de la plus humble, de la plus ancienne à la plus
technique – soit la notion de connaissance entend séparer des
tâches réservée à une élite en voie d'avènement contre des
tâches bestiales du monde ouvrier d'antan. Inutile de dire que la
vision de la tâche comme avènement élitiste d'un savoir n'a aucun
fondement et qu'il n'est pas de travail concret qui n'implique des
connaissances techniques humaines.
7Gernet
L., Anthropologie de la Grèce antique,
Maspéro, 1976, p.93.
8Ibid.
p. 86.
9M.
I. Rostovsteff, Histoire économique et sociale de
l'Empire Romain, Robert
Laffont, 1988.
10Mc
10 23, Mt 19
23-26 ou Lc 18
24-27
11Lc
10 38-42
12H.
Guillemin, L'Affaire Jésus,
Seuil, 1982, collection Points Essais, 1984.
13Voir
la vision de la vie après la mort d'un Dante, La Divine Comédie
- il ne s'agit pas de droit canon ou d'Évangile mais de foi telle
qu'elle est perçue et construite chez les croyants.
14G.
Simondon, L'individuation à la lumière des notions de formes et
d'information,
Millon, 2005, p.403.
15C.
Lévi-Strauss, Tristes tropiques,
Plon, 1955, édition Pocket, 2009.
16P.
Clastres, La Société contre l'État,
Éditions de Minuit, 1974, édition 2011.
17M.
Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme,
Gallimard, 2003, collection Tell.
18Selon
Weber, globalement, les minorités religieuses menacées ont
tendance, toutes choses égales par ailleurs, à tenter davantage
leur chance dans une société où l’ascension sociale est
possible et, donc, à truster davantage les postes méritocratiques.
19M.
Foucault, Surveiller et punir, op.
cit. Le
principe de la domestication des volontés, de la conformation
sociale des agents sociaux repose en dernière ligne sur la violence
sur les corps. Les agents sont triés, surveillés et, quand ils
dérogent à l'ordre établi, sont punis par la violence sur leur
corps. Peu à peu, à force de vivre dans une société de gens
déterminés de cette façon, les agents intériorisent
la
morale, la vision du monde derrière le système de punition. Les
valeurs du système deviennent celles des agents. On pourrait citer,
pour élargir le concept foucaldien, la notion d'emploi. Alors que
jadis l'emploi prestigieux était intériorisé comme valeur par les
agents, c'est maintenant l'emploi en soi qui l'est.
20Voir,
par exemple, Georges Duby, Qu'est-ce que la société féodale ?,
Flammarion, 2002.
21Usufruit
précaire de la terre.
22Duby,
op. cit., p.
144.
23Ibid.,
p. 144.
24Ibid.,
p. 1136 sqq.
25Karl
Marx, Le Capital,
I, op. cit., pp. 42-43 : Si l'on fait
abstraction de la valeur d'usage, (…) il ne leur reste qu'une
seule propriété, celle d'être des produits du travail. Mais, même
dans ce cas, ce produit du travail s'est déjà transformé dans nos
mains. En faisant abstraction de sa valeur d'usage, nous faisons du
même coup abstraction des composantes corporelles et des formes qui
en font la valeur d'usage (…). Tous ses caractères sensibles sont
effacés. Il cesse également d'être le produit du travail du
menuisier, du maçon, du fileur.
26Voir
notre note sur les économistes vulgaires.
27A.
Smith, Recherche sur la nature et la cause de la richesse des
nations,
op. cit., p. 20.
28Ibid.
p. 20.
29Ibid.
p. 20
30Ibid.
p. 20.
31J.C.
Michéa, Impasse Adam Smith,
Climats, 2002, p. 37.
32Joseph
Henrich, Robert Boyd, Samuel Bowles, Colin Camerer, Ernst Fehr,
Herbert
Gintis, Richard McElreath, In Search of Homo Economicus:
Behavioral Experiments in 15 Small-Scale Societies,
in
The American Economic Review,
Vol. 91, No. 2, 2001, disponible à <http://www.jstor.org>.
33En
physique, un état métastable désigne un état qui, moyennant un
apport d'énergie extérieur, peut aller vers un état d'énergie
moindre. Une toupie en équilibre peut être renversée par un petit
coup ou un lac liquide par temps de gel peut se cristalliser en
glace pour peu qu'une
impureté permette au processus de commencer. L'état d'équilibre
métastable est susceptible d'évoluer vers un autre état
d'équilibre à condition qu'un apport extérieur le permette. Faute
d'apport extérieur, l'état métastable demeure dans une stabilité
fragile.
34Sur
ce sujet, nous nous référons aux réflexions de M. Foucault, Les
Mots et les choses,
Gallimard, 1966.
35Voir
G. Simondon, Du mode d'existence des objets techniques,
Aubier, 1958.
36Voir
S. Haefliger, La tentation du loft management,
in Le Monde diplomatique, mai
2004.
37Boyer,
Freyssenet, Les Modèles productifs,
La Découverte, 2000, p. 44.
38Ibidem,
p. 54.
39Ibidem,
p. 61.
40Ibidem,
p. 87.
41Ibidem,
p. 100.
42K.
Marx, Le Capital, livre I, op. Cit., p.
452.
43Delfalard,
Le Marché chez Adam Smith,
L'Harmattan, 1991, p. 129.
44G.
Debord, La Société du spectacle,
op. cit.
45E.
Zola, Le Bonheur des Dames,
Le Livre de Poche, 1971.
L'écrivain
naturaliste
français y décrit sous le Second Empire
déjà
l'emprise de la consommation compulsive, de la volonté d'avoir que
parvenaient à éveiller les commerçants parisiens chez leurs
congénères dans les temples de la consommation, dans les galeries
commerciales. Tiqqun II,
Belles
Lettres 2001, Rapport à la S.A.S.C. concernant un
dispositif impérial, pp.
163-175, a
analysé
les centres commerciaux comme des dispositifs,
des machines à produire, à canaliser, à utiliser le désir.
46Cf.
supra, pour reprendre la citation sur le sujet dans P. Lawrence, Les
Cultes du cargo, pp.
297-298, éditions Fayard:
Les indigènes
ne pouvaient pas imaginer le système économique qui se cachait
derrière la routine bureaucratique et les étalages des magasins,
rien ne laissait croire que les Blancs fabriquaient eux-mêmes leurs
marchandises. On ne les voyait pas travailler le métal ni faire les
vêtements et les indigènes ne pouvaient pas deviner les procédés
industriels permettant de fabriquer ces produits. Tout ce qu’ils
voyaient, c’était l’arrivée des navires et des avions.