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Nous avons examiné la valeur économique sous différents aspects (valeur ajoutée, réalisation du capital, inflation et la concentration liée à la propriété lucrative). Nous avons ensuite examiné la valeur d'usage sous différents aspects (l'argent, la construction du sujet économique, la production et la consommation concrètes). Nous avons esquissé une ébauche de la construction des rapports de violence sociale tels qu'on peut actuellement les comprendre et avons replacé cette perspective dans un survol historique sommaire. Chemin faisant, nous avons relevé des contradictions, des paradoxes du mode de fonctionnement de l'économie, du mode d'articulation entre la valeur et le travail concrets et la violence sociale, et le travail abstrait.
À ce stade, pour construire un discours et une pensée économiques,
nous allons explorer les dynamismes propres à l'économie. Nous
passons d’une perspective synchronique à une perspective
diachronique. Nous avons l'ambition de penser l'économique dans ce
traité économique, ce qui implique non d'en penser la nature mais
d'en comprendre les modalités d'évolution. La construction de la
pensée économique doit conceptualiser un objet dynamique, un objet
en mouvement dans lequel le regard de l'économiste se trouve pris
puisque l'économiste est également un agent économique, avec ses
intérêts, ses horizons de représentation et ses objectifs
économiques d'agent. Que le dynamisme se situe au niveau matériel,
dans des infrastructures marxiennes, au niveau éthique ou psychique,
dans des superstructures marxiennes ou quelque part dans
l'articulation entre ces niveaux, il nous faut, de toute façon,
penser le mouvement pour anticiper, prévoir ou comprendre les
modifications socio-économiques à l’œuvre et à venir, pour
comprendre ce qui affecte nos sociétés.
La pensée du mouvement se heurte à une contradiction interne. Alors
que la pensée conceptualise les choses, les analyse en images
figées, le mouvement est l'affect, l'évolution de ces choses. En
pensant le mouvement, on se place hors du dynamisme (et en pensant le
dynamisme, on se place hors de la situation présente) … sauf à
penser la logique même du mouvement, la nature des affects et à
s'extraire des réalités économiques à un moment donné. On ne
peut penser ce qui est en mouvement que à condition de faire
l'impasse sur le mouvement et on ne peut penser le mouvement que à
condition de faire l'impasse sur ce qui est en mouvement. De la
sorte, après nous être extraits de la question des modalités de
changements au sein de l'organisation de la violence sociale pour
comprendre cette organisation, nous allons maintenant nous extraire
de l'organisation de la violence sociale pour en comprendre les
modalités de changements. De la même façon que le principe
d'indétermination de Heisenberg interdit de connaître à la fois la
vitesse d'une onde et la place d'une particule, la pensée de la
modalité des changements impose de s'abstraire de la substance de
ces mouvements – et la pensée de la substance contraint à
l'abstraction des principes dynamiques.
Soit la logique de la dynamique impose de s'abstraire de la
situation, soit la logique de la situation implique de s'abstraire de
la dynamique. Au cours des deux premières parties, celle sur la
valeur économique et celle sur la valeur d'usage, nous nous sommes
attachés à photographier une situation (y compris dans son
évolution diachronique). Nous allons maintenant nous abstraire de
cette situation pour étudier les mécanismes de transformation de la
situation, ses modalités dynamiques.
Nous nous bornerons à examiner les puissances en jeu dans le
dynamisme de la production économique – de valeur économique et
de valeur d'usage – en utilisant les catégories et les conclusions
auxquelles nous sommes déjà parvenus.
Pour penser le mouvement, nous allons nous intéresser aux
contradictions, aux paradoxes ou aux blocages et à la dynamique
inhérente à ces situations.
Avant d'explorer les dynamiques à l’œuvre dans la production
économique, nous nous permettons de rappeler la perspective de notre
travail. Il ne s'agit pas de comprendre le dynamisme de l'économie
pour l'améliorer, pour la rendre plus fonctionnelle ; il
s'agit, au contraire, d'inventer – et d'inventer sans cesse, nous
pourrions même dire d'inventer l'invention – une technique propre
à libérer les potentialités humaines. Cette technique considère à
l'exclusion de toute autre chose la
puissance collective et individuelle, le désir et la richesse des
formes de vie – la prospérité matérielle n'étant qu'un moyen
pour
ce faire. La technique-économique à la création de laquelle nous
avons l'ambition de participer doit œuvrer au
buen vivir,
à l'épanouissement
des formes de vie. Ces objectifs imposent une téléologie positive
de l'économie, une préoccupation du sens de l'acte, du sens de ce
qui construit les actes. La compréhension des mécanismes, de
l'évolution des cadres productifs ne doit être pensée comme une
manière efficace de
gérer les
humains car, ce faisant, on poserait précisément le cadre qui, dans
une perspective de
cybernétique
économique forcément extérieure à son objet, substitue à la
puissance le
pouvoir,
au désir le
principe de rentabilité,
à la rencontre,
au devenir,
la lutte pour les places.
Si l'on pose les problèmes de manière cybernétique, on est assurés
de se retrouver avec des formes de vie appauvries en tant que moyens
pour une société utopique – utopique au sens propre, c'est-à-dire
sans incarnation locale, sans terroir – avec une élite comptable
et des masses gérées comme
des dégâts collatéraux. L'extériorité du point de vue
cybernétique induit un hiatus entre le point de vue et l'acte, entre
le sujet et la décision, entre l'acte et la pensée. Ce hiatus est
incompatible
avec
une téléologie intrinsèque, avec une économie de l'acte qui ait
du sens pour le sujet économique.
Le
capitalisme est une manière d’organiser la violence sociale qui
construit un rapport au monde, une vision de la vie. On pourrait
parler d’idiosyncrasie capitaliste conditionnée par un
Weltanschauung capitaliste.
Ce système de violences sociales construit des attitudes, des
représentations du monde, des domaines de perception, une éthique
dans les consciences des agents sociaux. Pour autant, ces traits de
caractère, ces représentations d’un système économique plus ou
moins intériorisées n’existent à l’état pur chez aucun agent.
Ce qui existe, c’est une influence de ces représentations du monde
implicites sur les différents agents. Devoir demander un emploi pour
pouvoir survivre induit chez les employés, par la force des choses,
une relative obséquiosité envers les employeurs. De même,
l’ascension professionnelle est fortement liée à
l’intériorisation des impératifs du management de l’entreprise.
Mais personne ne devient le masque que le carriérisme ou que la
simple survie économique commande de porter. Il y a toujours un
reste – ne fût-ce que pour la bonne et simple raison que, comme le
capitalisme est un système ouvert qui se nourrit de l’énergie
extérieure pour maintenir son entropie –, il y a toujours une
partie de l’agent social qui n’est pas dupe, qui prend le masque
pour un masque. Néanmoins, les tensions entre la Weltanschauung,
la
vision du monde, que l’agent est censé intérioriser et les
tensions entre l’idiosyncrasie capitaliste à laquelle il doit se
conformer et son être profondément irréductible amènent des
risques de santé mentale. C’est un faux-self que les agents
économiques doivent construire au jour le jour. Ce faux-self peut
régir effectivement la vie des intéressés mais il ne substituera
jamais – ou alors, dans le pire des cas, sous la forme de symptômes
– à l’être ressenti et à l’être agissant de l’agent
social. En ce sens, au niveau psychique aussi, on peut parler
d’utopie agissante en ce qui concerne le capitalisme existentiel,
la manière d’être au monde et les liens au monde qu’implique le
capitalisme. Il s’agit, nous le verrons en long et en large d’une
utopie agissante coûteuse.
Nous
voulons quitter la logique de la gestion cybernétique pour
comprendre ce qui, dans l'évolution de l'organisation de la
production économique et de la violence sociale est porteur de
forces de changements, d'évolution mais aussi de blocage et
d'effondrement. Nous ne voulons pas
fonctionner,
nous cherchons des brèches, des perspectives, du sens. Pour prendre
l'image des joueurs d'échec, nous voulons reprendre les blancs. Le
joueur qui a les blancs a un coup d'avance – c'est celui qui a les
noirs qui doit anticiper ses mouvements, qui doit suivre
l'adversaire.