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Société et asociété
On peut distinguer deux sortes de communautés : celles dans lesquelles les membres peuvent s'investir, créer un sens du faire commun, dans lesquelles ils peuvent agir directement sur la réalité – appelons-les les sociétés – et celles qui rendent impossible la singularisation de l'individu par le faire, qui rendent impossible le processus de construction de sens – appelons-les les asociétés. Dans les asociétés, les actions ne sont pas menées pour elles-mêmes, elles sont hétérotéliques – elles ne trouvent pas leur sens en elles-mêmes mais dans des éléments extérieurs, les aspirations des membres se structurent dans un système symbolique et matériel ossifié – tel les champs sociaux chers à Bourdieu. Le sujet des asociétés est l'individu sans lien avec les autres, sans faille interne ou sans division non plus. Il est extrait de tout rapport singulier au temps ou à la rencontre. Chaque individu, radicalement seul et sans lien, évolue au sein d'une réalité sur laquelle il n'a pas de prise. L'individu ne peut agir de manière déterminante sur le cadre posé, l'individu orphelin de ses actes vit dans l'oubli de sa créativité, identique aux autres, sans qualité1. Dans l'imaginaire de l'asociété, seules demeurent actives les scories de la pensée dominante, inflexible et irrationnelle.
Par rapport à ce clivage entre société et asociété, nous posons que
Par rapport à ce clivage entre société et asociété, nous posons que
- l'émergence de l'asociété a tout à voir avec la prolétarisation et avec les notions d'épargne (notre ε) et de ce qui la génère, la propriété lucrativeL'accumulation, nous l'avons vu, mène à l'appropriation lucrative privée des moyens de production. Cette accumulation impose la prolétarisation du faire, du savoir-faire et l'expropriation des travailleurs des moyens de production. Par ailleurs, nous l'avons vu, la consommation est une composante essentielle à la production de valeur économique et, du point de vue des propriétaires lucratifs des entreprises, elle est fondamentale pour écouler leur production et empocher leur plus-value. Or, pour prouver que l'accumulation fait émerger l'asociété, il nous reste à démonter le fonctionnement de la publicité elle-même, le fait de rendre l'achat désirable, gai et agréable par des techniques de manipulation mentales qui construisent l'économie psychique de l'individu-masse, à voir en quoi l'asociété est liée à l'individu-masse.
- le sujet de l'asociété, est un individu-masse, sans qualité, soumis à un ordre symbolique
- l’asociété est une utopie agissante, c’est une idée sans lieu qui est l’objet d’un travail permanent pour demeurer non en tant que lieu mais en tant que force de conformation à un ordre économique.
Le sujet de Freud atteste l'asociété
Avant d'entamer nos réflexions à partir de l’œuvre de Freud, nous tenons à préciser un petit élément. Nous entendons ne pas céder à la mode du dénigrement systématique du père de la psychanalyse2. Il s'agit d'un penseur intègre qui a remis l'ouvrage sur le métier toute sa vie ce qui suffit largement, de notre point de vue, à le qualifier comme chercheur fécond. Pour autant, son œuvre n'est pas sacrée, pas intouchable. Elle parle d'économie, de construction sociale du moi et elle le fait du point de vue socio-culturel de l'auteur. Cela peut nous servir de matériaux aussi bien pour esquisser un regard culturel dans une époque donnée que pour interroger les méthodes, les concepts et le cadre de pensée que Freud organise.
Pour examiner comment les choses se passent, voyons comment le père de la psychanalyse construit théoriquement son sujet, comment Freud perçoit le psychisme individuel qui intègre l'altérité soit sous forme de névrose (il refoule la chose)3, soit sous forme d'interdits ou d'idéaux à suivre, de Surmoi. Pour une large part, cette vision du psychisme est elle-même le fruit d'une certaine histoire, d'un certain conditionnement social - ce que Freud lui-même ne nierait pas – mais, en l'état, elle atteste une façon de voir liée à une société au sein de laquelle l'asociété émerge à tout le moins. Dans cette construction du psychisme, l'acte au monde n'est pas lié au monde proche, il n'est pas le fruit d'un sujet interagissant avec son milieu mais il est le fruit de forces sociales sur lesquelles le sujet n'a pas ou peu de prise. La volonté du sujet est corsetée dans la société constructrice d'un moi, d'un Surmoi, d'un Ça, d'un idéal du Moi, etc. Cette vision de la société comme corset névrotique à l'individu – ce que Marcuse4 désignera par l'opposition entre le principe de réalité et le principe de plaisir – procède de l'individualisation des existences et s'oppose à l'individuation des existences. L'individualisation isole des monades influencées par un cadre social répressif et par une libido jouisseuse individualiste alors que le concept d'individuation pense la rencontre entre un moi en devenir et un monde et en quoi cette rencontre est constitutive et de l'un et de l'autre. La vision freudienne atteste une vision du monde d'individus isolés dans lequel le monde joue comme une espèce d'impératif encombrant et castrateur (et, a contrario comme objet de désir, mais cette façon de poser le problème renforce l'étrangeté entre le moi et le monde). L'interaction ludique avec le monde, la réconciliation nietzschéenne du principe de réalité et du principe de plaisir dans la volonté de puissance, reste l'apanage des enfants – encore faut-ils qu'ils ne salissent pas leurs vêtements et réussissent à l'école, etc.
Pour examiner comment les choses se passent, voyons comment le père de la psychanalyse construit théoriquement son sujet, comment Freud perçoit le psychisme individuel qui intègre l'altérité soit sous forme de névrose (il refoule la chose)3, soit sous forme d'interdits ou d'idéaux à suivre, de Surmoi. Pour une large part, cette vision du psychisme est elle-même le fruit d'une certaine histoire, d'un certain conditionnement social - ce que Freud lui-même ne nierait pas – mais, en l'état, elle atteste une façon de voir liée à une société au sein de laquelle l'asociété émerge à tout le moins. Dans cette construction du psychisme, l'acte au monde n'est pas lié au monde proche, il n'est pas le fruit d'un sujet interagissant avec son milieu mais il est le fruit de forces sociales sur lesquelles le sujet n'a pas ou peu de prise. La volonté du sujet est corsetée dans la société constructrice d'un moi, d'un Surmoi, d'un Ça, d'un idéal du Moi, etc. Cette vision de la société comme corset névrotique à l'individu – ce que Marcuse4 désignera par l'opposition entre le principe de réalité et le principe de plaisir – procède de l'individualisation des existences et s'oppose à l'individuation des existences. L'individualisation isole des monades influencées par un cadre social répressif et par une libido jouisseuse individualiste alors que le concept d'individuation pense la rencontre entre un moi en devenir et un monde et en quoi cette rencontre est constitutive et de l'un et de l'autre. La vision freudienne atteste une vision du monde d'individus isolés dans lequel le monde joue comme une espèce d'impératif encombrant et castrateur (et, a contrario comme objet de désir, mais cette façon de poser le problème renforce l'étrangeté entre le moi et le monde). L'interaction ludique avec le monde, la réconciliation nietzschéenne du principe de réalité et du principe de plaisir dans la volonté de puissance, reste l'apanage des enfants – encore faut-ils qu'ils ne salissent pas leurs vêtements et réussissent à l'école, etc.
Proposition
78
La
psychanalyse freudienne atteste une culture dans laquelle l'autre
est un corps étranger.
|
Freud analyse la publicité
Le monde n'apparaît pas comme une force de singularisation, comme le réceptacle du travail concret, de l'humanisation de la nature mais il devient un ennemi de l'individu dont l'irréductible étrangeté permet à l’Œdipe de se réaliser. Le neveu de Freud, Edward Bernays, père des relations publiques et de la publicité, de la communication et de la propagande moderne, a théorisé tout cela5. La marchandise dans la représentation publicitaire doit représenter la libido régressive de l'individu. Cette représentation alimente le déficit narcissique d'une existence asociale tout en promettant de la combler. Dans la sublimation du complexe d’Œdipe, le psychisme, face à l'impossibilité de fusionner avec l'objet du désir, sublime cet objet par une identification narcissique à un idéal. La mère qui est taboue est sublimée par l'enfant dans l'identification au père (psychique). Comme l'objet dans la consommation est donné sans limite, il ne peut être sublimé de manière narcissique et ramène le sujet freudien à une régression narcissique à un stade préanal quand le sujet ne distingue pas encore le monde et le Moi. Avec la marchandise-image de désir dans la publicité, la libido du sujet se porte non pas sur un changement du monde ou une volonté de puissance, elle ne traduit pas non plus l'ouverture sur l'autre, la mise en question d'un sujet en devenir ou même la construction subjective du Surmoi. Au contraire, la marchandise à consommer est le siège de fantasmes de l'individu, d'associations idéelles simples, affectives. Elle agit comme un signe d'un monde individuel sans devenir, un monde contrôlé, chaleureux, sans danger et sans altérité. Le monde est transformé radicalement en objet, et la puissance du sujet privée d'interaction avec le monde devient pouvoir impuissant. En tant que telle, la marchandise incarne la régression, la chimère de la fusion avec l'objet. Elle annonce la dissolution du Surmoi, la réduction du sujet à la chose, la disparition de la spécificité, de la singularité et de la volonté de humain adulte.
Proposition
79
Le
monde de la publicité, de la marchandise, utilise des clichés
sans rapport avec un vécu effectif, avec une réalité partagée.
|
La consommation vecteur de conformisme et de grégarisme
La consommation comme mode d'être diminue l'individuation, elle uniformise les comportements, les affects. En comblant l'espace topique de l'environnement individuel, la consommation l'enclot dans un monde d'images6, dans un monde virtuel et normé. Le monde de la publicité arbore les signes de la vie alors qu'il ne vit pas et représente la vie de formes de vie qui ne vivent pas. L'individu isolé, serti dans son monde d'objets familiers et de serveurs déférents n'interagit pas avec le monde. Ce manque d'interaction s'invagine en frustration dans l'économie psychique individualisée. La puissance, la volonté et le désir deviennent impossibles dans un monde sans altérité subjective. La frustration marque alors les manques d'être, la névrose de défaut de réalité. Quand la vie d'un prisonnier ou d'un homme d'État passe pour un biopic porteur, c'est que le quotidien des vies ordinaires manque de relief. Mais la marchandise offre un ersatz finalement bon marché au déficit narcissique de puissance, d'interaction avec le monde : elle prévient l'apparition de toute réalité existentielle, elle donne l'image de quelque chose qui est et reste – c'est ce qu'on qualifierait sans doute de pulsion de mort en termes freudiens. La marchandise sert de mémoire, de rétention tertiaire comme dirait Stiegler7, de succédané au passé et à l'identité en construction. Elle s'adapte aux velléités de modification de l'image de l'être ou de sa rémanence. Elle s'offre comme l'image de la vie qu'elle détruit par ailleurs, vie des travailleurs-producteurs de marchandise réglée par le management, par la productivité, vie des consommateurs-producteur de valeur par dépense de leur salaire. Si par ailleurs l'obsolescence de la marchandise ou de la mode sont inscrites dans les impératifs commerciaux, elles répondent en tout cas à une insatisfaction personnelle perpétuellement insatiable – et ce quels que soient les choix de consommations, qu'ils soient durables, responsables, éthiques ou non.
Proposition
80
La
marchandise et les clichés offrent une identité de substitution
en kit.
Proposition
81
La
publicité procède de la pensée-cargo : elle confond les
signes du bonheur avec
le bonheur lui-même, les
marques de la
prospérité avec la prospérité elle-même.
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Note 31.
La publicité
La publicité est un ensemble de techniques de communication destinées à forcer, à stimuler l'achat d'un produit, d'un service.
L'existence de la publicité atteste le fait que l'économie de production produit suffisamment - et même trop - puisqu'elle se bat pour conquérir des clients, pour vendre ses productions.
Économie
Au niveau économique, il s'agit de transformer les salaires des producteurs en valeur ajoutée, en achat. Cette conversion un peu forcée des salaires tend à diminuer le taux d'épargne, à obérer les capacités d'auto-financement de la production par les producteurs. Ceci permet aux investisseurs de demeurer maîtres de la propriété lucrative.
D'autres parts, les besoins sociaux augmentés de la publicité poussent les producteurs à gagner davantage d'argent, à vendre leur temps sur le marché de l'emploi pour ce faire. Le crédit aux particuliers postpose légèrement le phénomène mais l'accentue à terme.
Techniques
La publicité utilise différentes techniques pour nous convaincre d'acheter.
- Elle flatte nos instincts les plus archaïques ou les plus régressifs. Elle s'oppose aux principes de réalité, à la force de la civilisation, de la société, du vivre-ensemble, des morales traditionnelles ou des valeurs éthiques partagées. Elle s’adresse au cerveau limbique, aux émotions, et congédie tout ἦθος, toute empathie et toute rationalité. Elle invite à une absorption de l’objet.
- Elle pratique la religion du dieu cargo: les ouailles sont invitées à arborer les signes de la richesse, de la reconnaissance sociale et de l'amour inconditionnel des proches sans leur donner accès à la prospérité, à la reconnaissance sociale ou à l'amour. Un peu comme si s'habiller, se parfumer ou parler comme un riche pouvait attirer la richesse.
- Elle associe à un signifiant-marchandise un signifié affectif. Elle associe la voiture à la pin-up, la poudre à lessiver à la débrouille ou l'adoucisseur à l'enfance. Ces associations flattent les parties les plus régressives, les plus archaïques du psychisme. Elles se situent dans la phase orale pendant laquelle le moi et le monde ne sont pas encore clivés.
- Les valeurs qu'elle draine sont contradictoires. Les hérauts des publicités sont dégoulinants de bonheur affectif alors qu'ils incarnent un monde superficiel. L'ascension sociale que la publicité met en scène s'oppose à la dépense qu'elle prône (la meilleure façon de ne pas s'enrichir, c'est de dépenser son argent). Elle incarne l'aventure alors qu'elle commande le conformisme le plus soumis - un conformisme qui va jusqu'à la rébellion en kit, un conformiste qui sculpte jusqu'aux modes pseudo-anti-conformistes.
- Elle utilise la répétition, le mensonge ou l'omission pour forcer les désirs des acheteurs. La répétition construit un espace de représentation; le mensonge fait croire à la durabilité de produits conçus pour ne pas durer; l'omission fait l'impasse sur le monde des producteurs des biens et des services promus.
- Elle constitue un investissement considérable et, à ce titre, favorise les acteurs économiques en concurrence les plus gros, ceux qui font le plus de profits, c'est-à-dire ceux qui maltraitent le plus leur main-d’œuvre, ceux qui se montrent les plus ladres sur les salaires.
- Elle a recours aux associations d'idées toutes faites, aux doxa bourgeoises, aux a priori. Elle pense en termes de catégories, d'essences sociales, de représentation théoriques, déréalisées. De ce fait, elle congédie de l'espace de représentation social médiatique légitime celles et ceux à qui elle est destinée, ce qui provoque chez eux un sentiment d'étrangeté, une angoisse existentielle, un sentiment d'exil sans patrie. La pensée par associations automatiques ouvre les portes de l’émotion, du cerveau limbique.
- Elle manipule le désir en hypertrophiant un moi égocentrique et en anémiant les relations à l'autre, le moi social.
Effets
La publicité construit un monde plus bruyant dans lequel les valeurs de cohésion sociale de la société se noient, un monde plus matérialiste, plus égoïste, plus assoiffé d'argent, de gain. La consommation de masse qu'elle encourage pille les ressources de l'humanité, elle encourage le grégarisme et le conformisme.
Elle appauvrit les représentations mentales, contribue à acculturer, à effacer les constructions culturelles. Elle prolétarise la consommation en en brouillant les enjeux (en exagérant ce qui n'a pas d'importance et en faisant l'impasse sur ce qui en a). Vulgaire ou criarde, elle envahit de ses images les campagnes, les montagnes et les villes, elle occupe et contrôle les médias et pousse inlassablement le peuple à faire les 'bons' choix, c'est-à-dire les choix qui sont contraires à ses intérêts les plus fondamentaux.
Elle est consubstantielle au capitalisme et à la société industrielle. Elle normalise les mœurs et encourage les comportements régressifs et conformistes.
Économie et subjectivation
Nous distinguerons deux acceptions du mot communauté. La première se réfère à un ensemble de membres qui peuvent s'investir dans le sens du faire commun, qui peuvent directement interagir sur la nature. Nous la nommerons la communauté directe. La seconde acception se réfère à des communautés qui utilisent des intermédiaires aux actes posés sur la nature, tels la violence sociale du capital, pour la construction du sens du faire ou pour les actions et les aspirations de leurs membres, tel un système symbolique et matériel ossifié, nous les nommerons les communautés indirectes. Une communauté indirecte peut éventuellement faire société, peut ne pas être une asociété. On peut y construire éventuellement un faire ou un sens commun. Dans une communauté directe, les rapports de force, les conflits ne sont pas nécessairement abolis mais le faire et le sens commun se construisent nécessairement puisqu'il n'y a pas d'intermédiaire, puisque le quotidien est partagé, une communauté directe est nécessairement une société.
En revanche, au sein des communautés indirectes, le sujet se confond nécessairement avec l'individu. Chaque individu membre d'une communauté indirecte évolue au sein d'un réalité sur laquelle il n'a pas de prise directe. La société elle-même est une entité stable. Comme les réalités ne sont pas susceptibles de singularisation, comme l'individu ne peut agir de manière spécifique sur le cadre même. Les conditionnements sociaux ne sont pas singuliers, ils sont reproduits à l'échelle des classes sociales.
Au sein de la communauté indirecte, les individus se voient attribuer des caractéristiques définitoires. Ils intériorisent une vision catégorielle, les intermédiaires sociaux qui organisent les agents individuels en monades. Les individus sont amenés à agir, à penser en fonction de leur appartenance sociale. L'individualisation du sujet agissant répond à la médiation de l'identité sociale et de la construction des rôles sociaux. Elle dissout le potentiel de singularisation du temps vécu. De manière caricaturale, la consommation et la soumission à un employeur-propriétaire définissent la bienséance, le rôle social des agents économiques. La notion de correction et de bienséance innerve tous les milieux à mesure que le capitalisme leur fait bénéficier de la plus-value de consommation.
L'individu qui émerge des classes construites par la violence sociale du capital est un individu-masse. Il est parfaitement isolé en tant qu'unité substantielle. Il est déconnecté de la matière et de la construction de symboles comme vecteurs de singularisation. Seules demeurent actives dans son imaginaire, les scories de la pensée dominante, de la pensée conforme, les représentations de la bienséance liée à son statut social. Tout se passe comme si l'agent social devait enfiler un masque, une image d'appartenance sociale à la place d'une mémoire personnelle, d'une volonté en phase avec un monde propre, tout se passe comme si les masques se substituaient au devenir individuel et social. La bienséance sociale régit aussi bien les opinions en matière de mœurs que la politique ou la manière de s'habiller ou de parler. L'individu-masse ne se singularise pas, il est construit comme un sujet statique. Comme tous les individus-masses sont socialisés de la même façon, qu'ils partagent une même violence sociale, qu'ils partagent un même cadre sur lequel ils n'ont pas prise, ils sont interchangeables, sans qualité. Ils incarnent l'utopie de leur représentation. L'avènement de l'homme sans qualité dans la société capitaliste atteste l'échec historique de l'émancipation dont ce projet était porteur ce mode de production: la liberté individuelle sombre dans les contraintes de la bienséance, de la consommation de masse, de la prolétarisation du désir et du faire.
En revanche, au sein des communautés indirectes, le sujet se confond nécessairement avec l'individu. Chaque individu membre d'une communauté indirecte évolue au sein d'un réalité sur laquelle il n'a pas de prise directe. La société elle-même est une entité stable. Comme les réalités ne sont pas susceptibles de singularisation, comme l'individu ne peut agir de manière spécifique sur le cadre même. Les conditionnements sociaux ne sont pas singuliers, ils sont reproduits à l'échelle des classes sociales.
Au sein de la communauté indirecte, les individus se voient attribuer des caractéristiques définitoires. Ils intériorisent une vision catégorielle, les intermédiaires sociaux qui organisent les agents individuels en monades. Les individus sont amenés à agir, à penser en fonction de leur appartenance sociale. L'individualisation du sujet agissant répond à la médiation de l'identité sociale et de la construction des rôles sociaux. Elle dissout le potentiel de singularisation du temps vécu. De manière caricaturale, la consommation et la soumission à un employeur-propriétaire définissent la bienséance, le rôle social des agents économiques. La notion de correction et de bienséance innerve tous les milieux à mesure que le capitalisme leur fait bénéficier de la plus-value de consommation.
L'individu qui émerge des classes construites par la violence sociale du capital est un individu-masse. Il est parfaitement isolé en tant qu'unité substantielle. Il est déconnecté de la matière et de la construction de symboles comme vecteurs de singularisation. Seules demeurent actives dans son imaginaire, les scories de la pensée dominante, de la pensée conforme, les représentations de la bienséance liée à son statut social. Tout se passe comme si l'agent social devait enfiler un masque, une image d'appartenance sociale à la place d'une mémoire personnelle, d'une volonté en phase avec un monde propre, tout se passe comme si les masques se substituaient au devenir individuel et social. La bienséance sociale régit aussi bien les opinions en matière de mœurs que la politique ou la manière de s'habiller ou de parler. L'individu-masse ne se singularise pas, il est construit comme un sujet statique. Comme tous les individus-masses sont socialisés de la même façon, qu'ils partagent une même violence sociale, qu'ils partagent un même cadre sur lequel ils n'ont pas prise, ils sont interchangeables, sans qualité. Ils incarnent l'utopie de leur représentation. L'avènement de l'homme sans qualité dans la société capitaliste atteste l'échec historique de l'émancipation dont ce projet était porteur ce mode de production: la liberté individuelle sombre dans les contraintes de la bienséance, de la consommation de masse, de la prolétarisation du désir et du faire.
Proposition
82
L'intermédiaire
de la consommation et de la production de masse définit une
communauté d'individus sans lien et sans propriété. Ces
individus sans lien vivent leur identité par le biais de la
masse.
Proposition
83
Les
marchandises deviennent le lieu privilégié de l'investissement
affectif. Elles associent le signifié du sentiment et le
signifiant de l'objet de consommation, elles sont signes
d'un monde (presque)
crédible.
|
Tout le caractère singulier des relations commerciales a été rationalisé par la distribution. À l'ère industrielle, la distribution organise des échanges de biens et de services, de marchandises à prix, entre inconnus. Les différents acteurs du procès de production et de consommation deviennent interchangeables puisque leurs propriétés, leurs caractéristiques personnelles cessent d'être des éléments significatifs. Ce faisant, en dépit de la distinction chère à Bourdieu8, la consommation sape les bases de son succès. L'objet ou le service acheté n'est plus le fruit d'une démarche singulière, du hasard, de la ténacité. Comme les classes les plus riches ne trouvent plus d'excipients à la visibilité sociale de leur domination, il faut associer les marchandises de masse à des images, les marchandises sont associées à des affects, à des émotions, à un style.
Cette association permet de conserver l'échelle des prix et des valeurs des marchandises et la hiérarchie clivant des signifiants sociaux mais elle joue avec les fondements mêmes de l'économique : les désirs. Nous avons vu le mode de création de la valeur ajoutée – par le travail abstrait et le salaire – nous avons vu l'articulation entre travail concret et travail abstrait mais, ici, quand nous parlons de moteur de l'économique, nous faisons allusion ici aux raisons qui poussent les gens à travailler, à consommer, à faire des enfants, à dépenser ou à épargner, il s'agit de la volonté de vie, du désir de continuer, de prospérer. Un individu sans ce désir n'a pas de raison de demeurer vivant, social ou en lien avec ses prochains. Or, la publicité associe le désir et la marchandise et, ce faisant, elle court-circuite le désir à l'origine de la consommation et du travail concret.
Cette association est une contradiction, une impossibilité : si demain les consommateurs se tournaient massivement vers le bio – ce mode de culture serait donc associé à une image désirable – le bio deviendrait une production massive au goût de médicament à l'instar de l'agriculture conventionnelle. De même, quand l'acquisition du véhicule s'impose pour des raisons de standing ou de désir d'appartenance à une catégorie sociale donnée, comme tous les agents sociaux sociaux sont soumis à la même injonction, le véhicule flambant neuf se retrouve avec ses pairs, coincé dans les embouteillages. Quand les classes moyennes acquièrent une résidence secondaire en Espagne, elles le font à une échelle industrielle et les campagnes espagnoles se transforment en banlieues grises, mal desservies, ennuyeuses à périr. L'exhibition de l'argent, du statut social, la consommation sociale ostentatoire devient une entreprise aléatoire parce que la consommation est lié à un désir de masse et que ce désir de masse rend l'objet même de la consommation impropre à l'ostentation, à la distinction. La manipulation des désirs conforme les comportements, ce qui les rend impropres à distinguer l'individu dans le champ social.
Proposition
84
Deux
forces s'opposent dans les signes-marchandises. La force
centripète de conformation sociale et la force centrifuge de
distinction.
|
La puissance signifiante de la consommation s'effiloche en raison de son succès. L'apparence apparaît alors davantage comme une image d'une catégorie sociale, d'une pseudo-identité en kit de tribus urbaines. La composante identitaire, spectaculaire comme dirait Debord9, a pris le dessus sur la composante hiérarchique. La marchandise ne classe plus, elle affirme une identité désincarnée. Le dispositif publicitaire grégaire cesse de contribuer à l'affirmation de spécificités individuelles. Au contraire, il s'appuie sur les comportements de masse pour s'affirmer en tant que signifié. Ce que montre la consommation ostentatoire, ce qu'elle atteste, ce qu'elle signifie, ce n'est plus la distinction sociale du consommateur, c'est la toute-puissance de la consommation en tant que dispositif, en tant qu'ensemble de signes. L'espace de représentation publique est tellement parasité par la production et la consommation de masse que les signes sociaux individuels lisibles indiffèrent. Les individus-masses deviennent alors des signaux sans sens, des signaux qui hurlent dans le désert leur solitude comme s'il fallait absolument montrer aux autres individus-masses une image d'harmonie. Mais les individus-masses sont indifférents à ce que montrent les autres individus-masses de sorte que l'image du sujet et l'investissement libidinal autour de cette image se perdent dans la faculté infinie de la masse à annihiler tout projet de sens ou de singularité, dans la faculté d'un système de sens saturé à détruire tout sens10.
L'individu substantialiste
N’est définissable que ce qui n’a pas d’histoire
Nietzsche
L'évolution économique entre 1914 et 1973 a quelque peu compliqué les appartenances de classes avec l'avènement de la société de consommation alors que les paradigmes de classes s'affichaient dans les champs de représentation sociaux, réduisant les marges de singularisation possibles pour l'agent social. La consommation confère aux prolétaires un pouvoir très relatif, celui d'une plus-value de consommation, celui du bénéfice de l'accumulation en capital fixe, en capital industriel de la machine productive et, ce faisant, elle pousse les bourgeois à gagner toujours plus pour ne pas subir de déclassement, de dévalorisation matérielle relative. Alors que le prolétaire accède à la petite-bourgeoisie avec la puissance du bénéfice de la consommation, la bourgeoisie entre en concurrence symbolique avec la petite-bourgeoisie. Elle doit alors cultiver la distinction, elle se met à consommer les mêmes produits mais griffés, impayables, elle habite les mêmes villes, dans des appartements comparables mais beaucoup plus cotés. La consommation organise alors un système de distinction (comme dirait Bourdieu), de hiérarchie sociale dans lequel se fondent toutes les classes antérieures en tant qu'identités. Les classes ne disparaissent pas comme rapport de production puisqu'une partie de plus en plus importante de la population est contrainte de vendre sa force de travail et que de plus en plus de gens achètent et vendent des biens et des services avec profits.
Mais, à l'exception notable de l'hyper-bourgeoisie, les classes disparaissent en tant que groupes étanches composés d'un nombre déterminé d'individus. Les individus que les rapports de production placent tantôt comme bourgeois, tantôt comme prolétaires, ne peuvent faire l'impasse sur aucun des deux aspects paradoxaux de leur identité économique. À la limite, on pourrait voir la dissolution de l'identité de classe comme l'achèvement de l'identité de naissance commencée avec la l'abolition des castes et de leurs caractéristiques intrinsèques au profit de la société d'égaux en droit sans qualité. Ceci affecte la construction du sujet. L'individu auto-centré ou l'individu membre d'une communauté de vie se fondent tous les deux dans le définitoire de l'image de la consommation. Le symbolique ne se love plus dans l'individu ou dans le groupe, il n'est plus lié à l'histoire, aux désirs d'un sujet individuel ou collectif, mais dans la masse. L'individuel ou le communautaire devenus masse (et images, signes de la masse) ne singularisent plus le sujet par rapport à un autre sujet dans un rapport de devenir, de rencontre ; ils se dissolvent dans la masse, dans l'indistinct de masses définies en opposition les unes par rapport aux autres. L'identité devient définitoire, abstraite, théorique, désincarnée : c'est l'avènement de la race, de l'ethnie, de la nation, des familles politiques ou philosophiques, des tribus urbaines, etc. Ces identités se définissent les unes par rapport aux autres et sont constituées de gens qui ne partagent rien entre eux, que ne sont en rien interdépendants au quotidien alors que les gens proches entre eux qui partagent un même quotidien sont placés dans des catégories définitoires distinctes voire ennemies. Pour autant, la définition d’un individu-libéral sans qualité, omniprésente dans les médias de représentation de masse est impossible à incarner concrètement sans reste. En ce sens, dans la pureté du fantasme, l’entité sans qualité d’une société capitaliste demeure une utopie.
Mais, à l'exception notable de l'hyper-bourgeoisie, les classes disparaissent en tant que groupes étanches composés d'un nombre déterminé d'individus. Les individus que les rapports de production placent tantôt comme bourgeois, tantôt comme prolétaires, ne peuvent faire l'impasse sur aucun des deux aspects paradoxaux de leur identité économique. À la limite, on pourrait voir la dissolution de l'identité de classe comme l'achèvement de l'identité de naissance commencée avec la l'abolition des castes et de leurs caractéristiques intrinsèques au profit de la société d'égaux en droit sans qualité. Ceci affecte la construction du sujet. L'individu auto-centré ou l'individu membre d'une communauté de vie se fondent tous les deux dans le définitoire de l'image de la consommation. Le symbolique ne se love plus dans l'individu ou dans le groupe, il n'est plus lié à l'histoire, aux désirs d'un sujet individuel ou collectif, mais dans la masse. L'individuel ou le communautaire devenus masse (et images, signes de la masse) ne singularisent plus le sujet par rapport à un autre sujet dans un rapport de devenir, de rencontre ; ils se dissolvent dans la masse, dans l'indistinct de masses définies en opposition les unes par rapport aux autres. L'identité devient définitoire, abstraite, théorique, désincarnée : c'est l'avènement de la race, de l'ethnie, de la nation, des familles politiques ou philosophiques, des tribus urbaines, etc. Ces identités se définissent les unes par rapport aux autres et sont constituées de gens qui ne partagent rien entre eux, que ne sont en rien interdépendants au quotidien alors que les gens proches entre eux qui partagent un même quotidien sont placés dans des catégories définitoires distinctes voire ennemies. Pour autant, la définition d’un individu-libéral sans qualité, omniprésente dans les médias de représentation de masse est impossible à incarner concrètement sans reste. En ce sens, dans la pureté du fantasme, l’entité sans qualité d’une société capitaliste demeure une utopie.
Proposition
85
L'organisation
de la consommation en signes
définit un horizon
utopique d’entités sans
qualité, sans histoire, sans volonté.
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Si les rapports de production se renforcent et demeurent au XXe siècle, s'ils attestent une schizophrénie sociale, l'identité substantialiste, définitoire de ce que nous nommons les masses résout quant à elle cette tension dans l'univocité du moi, dans l'abstraction définitoire sans que le vécu du sujet, individu ou groupe, en soit directement affecté. Puis arrive le moment où le réel de la vie quotidienne est déterminé, influencé, défini, envahi par l'identité définitoire de masse.
À ce moment, la porte de la barbarie est ouverte. En opposition à la fadeur d'un quotidien devenu utile à un système dépersonnalisant, le fantasme absolu du fascisme sous toutes ses formes peuple le vide et met en scène la puissance collective dans les décombres de l'existence du collectif, elle met en scène les qualités de l'individu, la bravoure, la fidélité ou l'engagement dans leur imitation, elle met en scène la puissance dans la farce morbide du pouvoir. Face au vide, elle apporte une réponse totale.
L'identité utopique de masse est un processus nécessairement lié à l'industrialisation. Les moments d'intensité médiatiques pallient l'absence de singularisation dans l'existence en créant le sujet-masse. Le fascisme capte cette l'aspiration paradoxale, schizophrénique des petits-bourgeois. Il met en scène l'image, l'ersatz de son intensité, de son harmonie en recourant à la thèse de l'ennemi proche (ou, en version US, de l'ennemi lointain mais dangereux). L'existence de l'ennemi et de la menace imposent une solidarité sans faille, une obéissance à un pouvoir absolu qui tire là prétexte à l'abdication de la puissance des sujets individuels et collectifs.
Proposition
86
Les
masses sans singularité craignent l'étranger absolu, le vivant,
ce qui est susceptible – à tort ou à raison – dans leurs
représentations d'incarner la volonté, le devenir, la puissance.
Proposition
87
L'étranger
absolu est toujours une représentation fantasmée du vivant
refoulé des masses.
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Note 32. la barbarie
I. Nous définirons la barbarie comme un état politique dans lequel l'humain est congédié de son propre monde, il y devient étranger.
L'humain peut être congédié de diverses façons.
Il peut être utilisé à d'autres fins. L'humanisme cède alors le pas au totalitarisme, l'humain devient un simple objet pour arriver à une fin extérieure à lui-même. Dans l'emploi, le travailleur est utilisé pour générer du profit par les propriétaires lucratifs. L'humain n'est plus une fin mais c'est un moyen, un outil pour atteindre d'autres fins, lucratives.
Il peut-être dépossédé de ses qualités au premier rang desquelles le savoir utile à sa survie et la possibilité de jouir de l'usage de ce qui lui utile à sa survie. Cette double dépossession, matérielle et cognitive, est ce que nous appelons à la suite de Marx la prolétarisation.
L'humain peut-être manipulé. On lui envoie alors de l'information inexacte pour l'amener à prendre des décisions à l'encontre de ses intérêts.
L'humain peut-être formé à l'efficience, à l'efficacité, à la "résolution de problème" tout en étant désensibilisé à la question du sens des choses, des actes. Un lavage de cerveau plus ou moins subtile permet d'évacuer le 'pourquoi' par le 'comment'. Ces manipulations aboutissent à un homme sans qualité, à un être dépourvu de sens éthique, à un sociopathe. C'est le comportement qui est exigé dans les entreprises.
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* *
II. Pour Rosa Luxemburg11, le fait que le capital-travail mort grossisse à chaque cycle, à chaque fois que le capital investi devient marchandise avant de redevenir capital, rend l'effondrement du système inéluctable: l'accumulation ronge tout, y compris les bases matérielles de son propre succès. Soit cet effondrement aboutit à une oligarchie de type totalitaire (il s'agit alors de barbarie, c'est la guerre de tous contre tous, l'humain devient un simple pion inlassablement sacrifié sur l'autel de l'économique), soit on arrive au socialisme (c'est-à-dire à la socialisation des moyens de production, à la fin de la dichotomie prolétaire-propriétaire).
*
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III. Dans l'acception actuelle de la barbarie, il faut également inclure la pernicieuse idéologie qui veut que le vivant se justifie, doive se légitimer envers l'économique. Cette barbarie pousse des gens à s'excuser de leur existence du point de vue économique. Il s'agit là d'un renversement des termes criminel: c'est l'économique qui doit se justifier envers le vivant, c'est l'économique qui doit garantir au vivant une juste et suffisante prospérité et non l'inverse.
Un chômeur qui rase les murs parce qu'un système économique ne lui laisse pas de place, c'est aussi absurde qu'un conducteur qui se sent coupable des ratés de sa voiture.
Là où cette barbarie moderne est particulièrement hégémonique, c'est qu'elle est intériorisée par de nombreux producteurs qui estiment qu'il faut montrer un mérite (économique) pour avoir le droit de vivre. Cette façon de voir congédie l'humain comme fin et lui substitue une fin économique au service de laquelle il doit se soumettre, corps et âme. Cette barbarie est intériorisée par les intéressés. Ils se sentent coupables (de vivre? d'incarner la forme de vie qu'ils incarnent? d'avoir les goûts, les penchants, les peurs, les blessures qu'ils ont?) de ne pas trouver de place dans le circuit économique.
De notre point de vue, le fait qu'aucune personne n'ait de place légitime, qualifiante et qualifiée dans l'économie atteste la profonde inefficacité de l'organisation de cette dernière et l'inanité des concepts qui la sous-tendent. Quand une machine - l'économie est une machine - est inefficace, on la remplace, on la répare: il s'agit d'inventer une économie qui intègre tous les producteurs dans leur dignité, dans le respect de ce qu'ils sont, dans le respect de leurs limites, de leurs forces, de leurs changements, de leurs faiblesse faute de quoi, il n'y a pas lieu de parler d'économie mais de chrématistique totalitaire.
Note 33. Le totalitarisme et l'emploi
Hannah Arendt décrit le totalitarisme dans le troisième volume de sa trilogie sur l'impérialisme12. Nous avons voulu voir dans quelle mesure cette notion pouvait s'appliquer à l'horizon obligatoire et indépassable de l'emploi, du travail soumis à l'accumulation de capital.
Arendt analyse deux régimes totalitaires: le stalinisme et le nazisme. Faute de documents suffisants relatifs au premier, elle consacre l’essentiel de son travail au second.
En première lecture, il apparaît que l'emploi n'est pas incarné par un leader charismatique, une figure toute puissante à laquelle l'obéissance, la soumission est acquise. Sauf à s'armer d'une mauvaise foi à l'épreuve des balles, difficile de faire passer pour de telles monstruosités des nains politiques genre Obama, Barroso ou Hollande; difficile de voir les parangons de la logique employiste la plus stricte, les Lagarde, les DSK voire les leaders d'extrême droite, comme des aspirants chefs absolus. Nous considérerons donc l'idéologie de l'emploi comme un totalitarisme acéphale, sans tête.
C'est que la soumission à la figure du chef est centrale dans le totalitarisme décrit par la philosophe.
Par contre, de nombreux traits typiques du totalitarisme se retrouvent dans l'idéologie de l'emploi (à des degrés divers). Comme le totalitarisme, l'idéologie de l'emploi naît dans une société où les liens sociaux se sont distendus, dans une société d'individus-atomes paumés.
1. l'idéologie de l'emploi se déclare victime de 'parasites' qui ont promis sa perte, qui vivent en suçant son sang, compromettent la reprise, la prospérité générale. Ces 'parasites' sont identifiés comme des coûts par le tenant de l'emploi. Il s'agit des chômeurs, des personnes âgées, des pauvres, des malades, des fonctionnaires, des collègues ou des fous. Peu importe, ces 'parasites' sont accusés de provoquer la perte du système. Le totalitarisme se construit en tout cas un ennemi qu'il stigmatise.
2. Après avoir identifié des groupes sources de tous les maux, « l'employisme » va s'occuper d'eux. D'abord, il les harcèle, il en fait des citoyens de deuxième classe puis, peu à peu, il les isole, il les met dans des camps. De toutes façons, quoi qu'il arrive, il importe au totalitaire de conserver ce schéma: accuser l'ennemi (toujours à trouver, à inventer) des maux, des malversations dont l'employiste est lui-même coupable. Les actionnaires vont accuser les chômeurs de gagner de l'argent sans travailler; les propriétaires vont associer la rémunération au mérite, les boursicoteurs vont réclamer la fin des salaires (sociaux) inconditionnels, etc. Les ennemis désignés – les chômeurs, en l'occurrence, ou les retraités – sont mis en posture de devoir se justifier a priori.
3. Les théories totalitaires s'articulent autour de l'organisation et de la propagande aux portes du succès. Concrètement, les organes de la presse bien pensante sont tous inféodés à cette logique, les organisations politiques ou syndicales elles-mêmes réclament ... de l'emploi. La police du défunt État-Nation doit servir à l'application de cette théorie, elle est doublée de diverses polices sociales chargées de contrôler - ou de sanctionner - le comportement des populations stigmatisées. Ces contrôles s'appliqueront finalement aux populations non directement stigmatisées: les employés sont à leur tour rapidement suspectés de frauder, de tirer au flan, de voler leur employeur. Des structures de contrôles sont développées au sein des entreprises parallèlement au contrôle des populations hors du cadre permis.
4. Le totalitarisme fond l'individu dans un être sans qualité, entièrement soumis à la logique totalitaire, cet individu devient masse sans tête, il n'est plus ce qu'il est. C'est précisément ce type d'engagement qui arrive dans le monde de l'emploi, engagement qui génère tant de coûts humains, qui détruit tant d'existences, de potentiels. Ce type d'engagement rend les employés malades et grève les budgets de la sécurité sociale.
Le totalitarisme est une séduction de la masse, de l'élite aussi bien que du peuple. Cette séduction est attestée par les propos de comptoir aussi bien que par les forums économiques chics et chers dans les stations helvètes de sport d'hiver huppées.
4(bis). L'acte du travail concret n'a pas de sens dans l'univers totalitaire. On ne fait rien par intérêt pour la chose ou par intérêt pour la fabrication de la chose, on ne fait rien par curiosité. C'est bien sûr l'ambiance qui règne sur les lieux d'emploi et dans les institutions qui harcèlent les salariés hors emploi. Il faut admettre à tout prix la soumission à l'activité vénale et, dans le cadre de l'activité vénale, rien n'est fait parce que le travailleur veut le faire, tout est fait par soumission à une logique voire à des agents qui incarnent cette logique.
5. À un moment donné, les prétextes de productivité, d'intérêt matériel disparaissent. Les exigences totalitaires deviennent contre-productives. La rentabilité, la soumission à la logique de l'emploi, aux protocoles divers, la prolétarisation de la tâche, de l'encadrement ou de la gestion obèrent la productivité au nom de laquelle elles prétendent agir. Les faibles gains escomptés par le harcèlement des chômeurs ou des employés sont largement dépassés par les frais qu'occasionnent les politiques de contrôle.
6. Les ressources sont gérées sans soin, comme de simples choses à piller (comme, par exemple, le pétrole). En la matière, il suffit de faire le bilan écologique et humain des quarante dernières années d'employisme au niveau mondial et on est pris d'un vertige. En tous cas, ceci signifie, en particulier, que la vie humaine est considérée comme un moyen par rapport aux fins que se donne le totalitarisme. C'est un dommage collatéral, une perte sans importance. Pour les tenants du totalitarisme, leur vie-même, celle de leurs parents, de leurs proches, n'a aucune importance par rapport aux objectifs, à la soumission totalitaire.
7. Une fois le totalitarisme au pouvoir, il multiplie les structures décisionnelles concurrentes de sorte que l'arbitraire puisse toujours surgir d'un endroit inattendu. Il n'a y donc pas de responsable, d'autorité qui puisse être interpellé. Seul importe in fine le chef dans le cas des totalitarismes céphales et, dans le cas de « l’employisme » qui nous occupe, seul importe le triomphe de sa logique. Qu'importe si les recettes de compression de la dépense publique prises au nom de l'emploi génèrent un chômage de masse, qu'importe si la déflation salariale ne donne rien, on continue ce qui ne marche pas, on continue malgré la longue liste des pays saignés par ce genre de politique, par la misère de masse qu'elles engendrent.
Dans le cas qui nous intéresse, les médias employistes, les organisations patronales, la superposition des niveaux de pouvoir (État, Régions, Europe, etc.) défausse de toute responsabilité les preneurs de décision. Ils n'ont de toutes façons de comptes à rendre à personne - ce qui explique pourquoi une infime minorité idéologique a seule voix au chapitre, pourquoi les décisions tombent comme les plaies d'Égypte sans que personne n'ait pu les prévoir, les prévenir. Le prochain traité plane alors que le dernier n'est pas digéré sans que personne, personne ne l'ait réclamé dans la rue, n'ait voté pour lui à quelque niveau que ce soit. Karel de Gucht nous rassure, ce traité, cette fois promis-juré, va favoriser ... mais oui, l'emploi!
8. Le totalitarisme s'organise par cercles concentriques. Les cadres dirigeants du parti ne fréquentent que les Waffen-SS qui ne fréquentent que les SS. Lesquels se gardent bien de fréquenter autre chose que les SA dont le cercle social se limite strictement aux adhérents du parti. Adhérents qui ne fraient qu'avec des sympathisants. C'est ainsi que, de cercle en cercle, l'horizon social des acteurs impliqués se limite à des acteurs (un peu moins) impliqués. Cette composition de l'univers social cadre la vision du monde des intéressés, ce qui était le but.
Là aussi, nous retrouvons ce type d'organisation concentrique dans les instances de socialisation de l'employisme, dans leur diffusion. Reste à charge du dernier cercle de rendre les idées totalitaires présentables pour le vulgum pecus. Les syndicats, les hommes politiques ou les publicitaires ne ressortent assurément qu'à ce dernier cercle, celui de la (re)présentation de l'idéologie totalitaire.
En premier lieu, des instances de pouvoir plus ou moins obscures - Bilderberg, Gmachin ou Davos. Puis, les dirigeants politiques non élus des instances multinationales (souvent en concurrence, d'ailleurs). Autour, les journalistes et les hommes politiques d'envergure. Ensuite viennent les petites mains de l'ordre totalitaire acéphale, seules en contact avec l'extérieur, les journalistes, les syndicalistes et les bases des divers partis politiques.
Ce type d'organisation se retrouve dans toutes les compagnies privées de quelque importance. Les services se chevauchent dans une hiérarchie concentrique avec, au centre, un système acéphale de profit.
Bien sûr, l'idéologie totalitaire est vécue par chacun dans sa chair. Ce sont les corps et les âmes des individus qui sont cassés, soumis dans l'emploi, mais on les habille d'une idéologie présentable: pour être plus productifs, pour demeurer compétitifs, parce que l'argent, ça se mérite, etc. Ces propagandes de masse ont une efficacité qu'il ne nous faut pas sous-estimer. Il importe avant toute chose de conserver sa liberté de penser et d'agir. Le hiatus entre la souffrance dans l’emploi et l’hégémonie de « l’employisme » crée une dissonnance cognitive auprès des producteurs. Cette dissonnance cognitive nourrit une torpeur fataliste ou une rancœur velléitaire.
9. Le totalitarisme organise une vision du monde dans laquelle des 'nuisibles' doivent être retirés au nom de lois naturelles - il est d'ailleurs curieux qu'il faille, au nom de la nature, améliorer ce que la nature a fait – le genre humain, avec ses invalides, ses personnes âgées et ses chômeurs – mais passons. De même, la rémunération qui exclut des 'nuisibles' doit-elle être appliquées au nom de 'lois naturelles'. C'est que le libéralisme, convention capitaliste de l'emploi se donne pour naturelle, pour inéluctable, elle donne pour indiscutable des choix politiques 'naturels'. Mais, magie, n'oubliez pas que d'autres pays, d'autres civilisations ont fait, font et feront d'autres choix que ceux présentés comme 'inéluctables' parce qu'ils sont 'aussi naturels que la gravitation'. Contentons-nous d'évoquer ce qui constitue l'essentiel de la pensée politique employiste thatchérienne: There is no alternative (« On n'a pas le choix »), connu sous son acronyme TINA.
Croire que l'exclusion, la condamnation dans une société prospère à des tâches stupides, répétitives, à la soumission à la rapidité est une malédiction 'naturelle' aussi insurmontable que l'effet Doppler, c'est se condamner à accepter ses propres chaînes, à les voir comme quelque chose d'insurmontable.
Nous rappelons que l'économie résulte de choix humains, que d'autres choix génèrent une autre économie. De la même façon, le type de production, la façon d'organiser la production humaine, les tâches sont eux aussi des situations liées à des choix.
10. La terreur d'État envahit les régimes totalitaires. De temps en temps, des grands messes, impressionnantes, écrasantes, sont mises en scène alors que, dans l'intimité, tous sont isolés et craignent un ordre arbitraire, violent. Dans le cas de l'employisme, les salons de l'emploi sont de piètres grands messes comparées aux JO ou aux quelconques championnats divers et variés, aux événements commerciaux alors que tous craignent pour leur emploi, pour leur argent, pour leurs vieux jours, alors que tous craignent le chômage, la misère, l'exclusion sociale.
Mais un totalitarisme est faible car il ne tient que par l'idéologie (et par la soumission au chef, sans objet en l'occurrence). En construisant d'autres visions du monde, on permet la liberté de chacun, l'existence sociale de tous, on rejette le rejet et on libère le formidable potentiel humain (certes impossible à évaluer en terme de PIB, mais ceci est une autre histoire).
Le discours du chef aux masses n'est pas une dérive de ce que les beaux esprits appellent la démocratie libérale, il est le principe du libéralisme industriel, le palliatif de l'absence de construction de l'identité des sujets dans l'interaction, dans la volonté et dans l'individuation. Le marché politique (ou les championnats de sports) offrent des approximations de l'identité-masse, du marché de la construction d'identités en kit. Comment d'ailleurs être élu sans prétendre représenter l'essence d'un peuple, sujet éternel et légitime ?
L'identité substantialiste utopique, définitoire, qu'offrent les partis politiques ou les marques, les modes de consommations comme distinction sociale, définit, contrôle et utilise les affects du groupe et, ce faisant, interdit toute singularisation. Cette identité fonctionne comme refuge face à un monde sans puissance, sans volonté – individuelle ou collective. Le paradoxe de l'ubiquité sociale se fond dans l'appartenance totale à ce qui n'est pas, à une narration désincarnée.
Proposition
88
La
massification des affects et des identités construit le fascisme
existentiel, l'aspiration à un ordre absolu, incarné par un chef
ou par des principes inaltérables.
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La consommation de l'individu
Les identités utopiques de substitution se confrontent et se fondent dans la vie sociale. Rien n'est partagé, rien n'est singulier, rien n'est commun. Ce qui s'échange, ce sont des signes semblables ou non d'appartenance idéologique, sociale ou économique, ce sont des signes d'appartenance à des identités-masse13. Par l'acte de consommation – acte qui se substitue à tout acte, à tout rapport de modification de la nature, à toute incarnation de la volonté – les consommateurs se livrent une bataille symbolique. Il ne s'agit plus de détenir une quelconque richesse – ce qui compromettrait l'angoisse et l'aiguillon de la nécessité, la peur de la misère, du déclassement et de la marginalité, à la base de la soumission au système productif – mais d'en exhiber le symbole. Cette exhibition s'organise selon les principes du culte du cargo. Les Aborigènes voyant les riches colons mettre sur place tout une série de signes (panneaux, feu, bites d'amarrage, etc.) pour attirer les navires les voyaient comblés de richesses : après avoir attiré la grâce du dieu cargo, les colons profitaient d'une abondance inouïe. Logiquement, les Aborigènes ont procédé de la même façon : ils ont mis en place les signes qui attiraient le dieu-cargo en espérant en recueillir les fruits.
L'ostentation consommatoire fonctionne de la même façon : en exhibant les signes du bonheur, de la prospérité ou de l'harmonie, les consommateurs espèrent attirer à eux le cargo lui-même du bonheur, de la prospérité ou de l'harmonie. Mais contrairement aux Aborigènes qui trouvaient dans le culte du cargo un mode de sens commun et de socialisation, les consommateurs s'isolent par ce système de signes, ils se désocialisent en arborant l'image d'une socialisation harmonieuse puisque, nous l'avons dit, l'identité-masse apparaît au moment où disparaît l'identité-volonté, l'identité-acte. Les tribus urbaines régulièrement créées par les sociologues en mal de paradigmes correspondent elles aussi à des identités clé en main. Ce qui lie l'achat des consommateurs, le vote des électeurs, l'allégeance des fascistes ou l'identification à des marques, à des athlètes ou à des positions gouvernementales, c'est l'absence d'acte et le caractère substantialiste de l'identité. La déréalisation de l'identité était déjà en germe dans les sociétés, dans les asociétés de l'ancien régime. Les empereurs romains ont joué sur l'identité impériale, les napoléoniens ont été subjugués par la grandeur d'un homme, etc. Mais à travers toutes les phases de l'histoire, à travers le fascisme-même, il y a des humains qui jouent aux cartes, bavardent, se laissent croire qu'ils sont fort occupés à perdre du temps ensemble – c'est-à-dire à déguster la substantifique moelle du temps, à s'en pourlécher avec gourmandise. En ce sens, tout projet de déréalisation de l'être ensemble a ses limites et ne peut triompher qu'en apparence, un temps. Et encore ! Cette déréalisation triomphale nécessite un effort constant, incessant pour éviter que ne resurgissent l'être-là et l'être ensemble, pour éviter que ne resurgissent la volonté, le désir et le social. Le refoulement du subjectif demande un effort permanent, il demande des dispositifs de gouvernement, des principes, des prêtres et leurs inévitables policiers.
Ce qui est spécifique à notre époque, c'est l'ubiquité sociale de la petite bourgeoisie, c'est la pulsion à désincarner la volonté dans l'appartenance sociale, à remplacer la puissance par le pouvoir. Nous le verrons, cette situation est historique et les éléments qui la génèrent peuvent disparaître ou évoluer, elle n'est pas liée à la nature humaine. Par contre, la violence sociale survit dans son principe mais non dans ses modalités au changement de régime. Cela interroge sur le type de violence sociale qui accompagnerait une nouvelle organisation de l’économie, de la violence sociale.
L'ostentation consommatoire fonctionne de la même façon : en exhibant les signes du bonheur, de la prospérité ou de l'harmonie, les consommateurs espèrent attirer à eux le cargo lui-même du bonheur, de la prospérité ou de l'harmonie. Mais contrairement aux Aborigènes qui trouvaient dans le culte du cargo un mode de sens commun et de socialisation, les consommateurs s'isolent par ce système de signes, ils se désocialisent en arborant l'image d'une socialisation harmonieuse puisque, nous l'avons dit, l'identité-masse apparaît au moment où disparaît l'identité-volonté, l'identité-acte. Les tribus urbaines régulièrement créées par les sociologues en mal de paradigmes correspondent elles aussi à des identités clé en main. Ce qui lie l'achat des consommateurs, le vote des électeurs, l'allégeance des fascistes ou l'identification à des marques, à des athlètes ou à des positions gouvernementales, c'est l'absence d'acte et le caractère substantialiste de l'identité. La déréalisation de l'identité était déjà en germe dans les sociétés, dans les asociétés de l'ancien régime. Les empereurs romains ont joué sur l'identité impériale, les napoléoniens ont été subjugués par la grandeur d'un homme, etc. Mais à travers toutes les phases de l'histoire, à travers le fascisme-même, il y a des humains qui jouent aux cartes, bavardent, se laissent croire qu'ils sont fort occupés à perdre du temps ensemble – c'est-à-dire à déguster la substantifique moelle du temps, à s'en pourlécher avec gourmandise. En ce sens, tout projet de déréalisation de l'être ensemble a ses limites et ne peut triompher qu'en apparence, un temps. Et encore ! Cette déréalisation triomphale nécessite un effort constant, incessant pour éviter que ne resurgissent l'être-là et l'être ensemble, pour éviter que ne resurgissent la volonté, le désir et le social. Le refoulement du subjectif demande un effort permanent, il demande des dispositifs de gouvernement, des principes, des prêtres et leurs inévitables policiers.
Ce qui est spécifique à notre époque, c'est l'ubiquité sociale de la petite bourgeoisie, c'est la pulsion à désincarner la volonté dans l'appartenance sociale, à remplacer la puissance par le pouvoir. Nous le verrons, cette situation est historique et les éléments qui la génèrent peuvent disparaître ou évoluer, elle n'est pas liée à la nature humaine. Par contre, la violence sociale survit dans son principe mais non dans ses modalités au changement de régime. Cela interroge sur le type de violence sociale qui accompagnerait une nouvelle organisation de l’économie, de la violence sociale.
La quantification de l'existence
L'imago sociale
Les pratiques commerciales rendent apparent le lien entre le bien et le possesseur. Ce lien affecte la valeur sociale du sujet à ses propres yeux, son imago social, l'image qu'il a de lui-même en tant qu'agent social. L'argent sert de médium socialisant, il devient l'intermédiaire privilégié entre le sujet et son image sociale, l'argent reflète de manière universelle et univoque les rapports de force, la violence sociale, qui sous-tendent la marchandise. La marchandise n'est pas en soi porteuse de ce type de violence sociale, c'est la modalité de production, de propriété capitaliste qui la génère. Avec l'industrialisation du procès de production, le temps d'existence lui-même est réduit à une somme de quanta de marchandises échangeables contre d'autres quanta d'autres marchandises. Les marchandises sont associées à une valeur relative et la hiérarchie sociale, la violence sociale, s'organisent aussi sur un mode quantitatif, sans qualité. Avec l'avènement de la gestion de soi comme unité productive, c'est l'être humain lui-même, en tant qu'individu ou en tant que sujet de singularisation, qui devient à ses propres yeux un potentiel de production de quanta marchands dans la logique capitaliste.
Proposition
89
L'existence
est perçue, analysée et construite sur le mode quantitatif dans
l’utopie agissante capitaliste.
Proposition
90
L'utopie
capitaliste pousse l'individu à se percevoir, se construire,
s'analyser sur le mode quantitatif.
Proposition
91
Pour
intérioriser l'utopie capitaliste, il faut recourir aux
médicaments ; pour fuir cette utopie intériorisée, il faut
se faire disparaître psychiquement.
|
Car c'est le capital comme condition d'existence et comme principe d'organisation de la production qui induit l'idéologie des rapports marchands capitalistes, qui fonde la légitimité de la propriété et du sujet social qui lui est lié. Cette idéologie tient de la foi, de l'adhésion pré-rationnelle ou mystique. Derrière la phraséologie de l'objectivité, du quantitatif, du scientifique, se cache un choix qui n'a rien de pragmatique, une croyance dans la réalité de la valeur économique, dans le fondement éthique du capitalisme, de la propriété lucrative ou de la plus-value, dans la pertinence, dans la naturalité de la violence sociale dont ils procèdent. De même, en filigrane de la généralisation de la phraséologie du vocabulaire quantitatif (que l'on songe à l'extension de l'usage des mots tels que « gérer », « capital », « investir », « se donner », « capital culturel » jusque chez les stipendiaires de l'ordre économique), il y a une vision comptable du monde, une vision religieuse, métaphysique commune qui se dessine.
Éthique capitaliste et être
La métaphysique, la religion du capitalisme affectent l'être lui-même : la notion de propriété touche à la substance et à l'existence de l'être. La notion de quantification, d'interchangeabilité forme en elle-même un message, une association sémantique entre une modalité d'échange économique et l'existence d'un être humain et de son rapport à la nature. La quantification, l'interchangeabilité sont donc en elles des opérations logiques signifiantes. En tant que modalités d'échange, elles posent un cadres qui construit et définit la vision du monde. Elles touchent les potentialités de l'existence, les devenirs, les possibles des agents, elles affectent les échappatoires métaphysiques elles-mêmes, de tout ce qui n'est pas, de tout ce qui n'existe pas encore. La nécessité de renouvellement permanent de l'outil de production sous la pression de la concurrence et de la nécessité de maximiser le taux de profit modèle aussi l'être humain en tant qu'environnement du sujet, en tant que champ d'action, de singularisation du sujet. Dans un mouvement qui achève la prolétarisation et la mécanisation fordistes, le producteur et le consommateur doivent sans cesse s'adapter – et être adaptables – à de nouvelles machines de production ou de consommation, à une révolution libidinale de l'individu-masse ; le producteur doit se former en permanence, changer de manière de travailler et de consommer, remettre en cause ce qu'il faisait pour servir la logique immuable de l'accumulation, du capital ; le producteur doit à la fois conformer parfaitement son désir aux besoins de la machine productive et le changer constamment en fonction des évolutions de celle-ci. Le paradoxe ne réside ni dans l'immobilité de la nécessité aussi absurde qu'impérative d'accumuler ni dans l'évolution permanente de la conformation à la violence sociale, il est plutôt à chercher dans l'association de ces deux modes de transformation incompatibles.
Proposition
92
Le
capitalisme modèle en permanence les désirs. Il exige que ces
désirs se conforment parfaitement en permanence à des nécessités
changeantes.
Proposition
93
La
conformation du capitalisme s'oppose à la singularité, à la
puissance puisqu'elles sont le fruit d'un sujet individuel et
collectif libre.
Proposition
94
L'éthique
capitaliste appauvrit l'expérience sensible, la puissance,
l'identité et la singularité.
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Nous ne parlerons pas d'individuation à la manière d'un Simondon14 dans ce processus de changement permanent car il ne s'agit pas de singulariser un ensemble individu-environnement dans un moment donné mais qu'il s'agit de conformer les comportements d'un individu à une logique extrinsèque. En posant les problèmes de cette façon, on peut voir en quoi les désirs et les changements inscrits dans la conformation sociale capitaliste sont des passions tristes, des penchants ennemis à la force de vie15 : en prévenant la singularisation individuelle, l'individuation dans une conformation à un ordre stable, le mouvement d'adaptation à l'économie capitaliste empêche le mouvement de la vie, le mouvement métastable qui devient ce qu'il n'est pas dans la singularité. La stase se fait permanence du même, de la même logique extrinsèque, du même cadre de pensée, elle devient une pulsion de mort.
Ces concepts peuvent sembler abscons, essayons de les illustrer comme nous pouvons. L'individuation est le fait de devenir, de se singulariser dans une rencontre entre la volonté de l'individu et l'environnement. Mettons qu'un marcheur veuille traverser la France à pied : cette expérience est à la fois une ouverture à l'inconnu, à ce qui le transformera et l'incarnation par elle-même de cette volonté, absurde et toute-puissance parce qu'absurde de l'être. Par cette expérience, il vivra sa modalité humaine de besoin de devenir, d'être, de se singulariser. Par contre, si un employeur exige une mobilité pour aller voir des clients à travers la France, le sujet mobile ne sera pas en prise avec les principes qui motivent la mobilité, il ne s'y singularisera pas et sa force de vie ne trouvera pas dans cette décision de quoi assumer sa toute-puissante absurdité, sa toute-puissante volonté. Le représentant de commerce ira au plus vite, en voiture, en TGV ; il empruntera les autoroutes et dans le monde fonctionnel, rapide, écoutera une radio, déjeunera en vitesse dans un monde profondément prévisible. La souplesse dont fait preuve le représentant signe l'abdication de sa singularité, son obéissance à la logique de l'emploi, de la soumission à l'employeur alors que le marcheur fait acte de liberté, de volonté. Pour autant – et c’est en cela que l’emploi est une utopie – celui qui évolue dans ce monde dépersonnalisé ne pourra s’empêcher de singulariser ses déplacements par une manière particulière d’être présent. C’est en cela que l’utopie capitaliste demeure une utopie – mais sa force de coercition demeure agissante.
Dans les passions tristes, ennemies de la volonté de vie de l'individu, le changement est stable dans ses objectifs. Il s'agit toujours d'être efficace, rapide, d'aller vite, de maximiser la plus-value par unité de temps. Cet objectif n'est en rien lié à la volonté de l'individu – même si sa volonté adhère en ce que, à la suite de Lordon, nous avons appelé une passion triste – aux comportements hétérotéliques, aux comportements qui ne trouvent leur sens qu'en dehors d'eux-mêmes. Comme le cadre productif de la plus-value ne change pas et qu'il impose des adaptations à l'individu, c'est l'individu lui-même qui lutte contre l'obsolescence programmée. En tant que marchandise sur le marché de l'emploi, il doit s'adapter au client (et non incarner une volonté propre), il doit séduire un maximum d'acheteurs (sans considération pour ses aspirations propres) et, pour ce faire, conforme l'apparence, le mode de consommation, le mode de pensée, le discours, l'habitus social pour augmenter l'attractivité, le prix, la valeur économique du produit-humain qu'il est devenu, un produit humain qui permette d'accumuler le plus de quanta de valeur économique par unité de temps à ceux qui l'emploient.
Proposition
95
L'éthique
capitaliste demande une adaptation, une conformation permanente
des désirs de l'individu à des objectifs sur lesquels il n'a pas
prise. Cette éthique est une utopie, une idée sans lieu.
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L’utopie
À ce stade, il importe de préciser le cadre de nos réflexions. Nous l’avons dit, l’individu capitaliste est une utopie, l’éthique capitaliste est aussi une utopie et la société capitaliste est également utopie. Cela ne veut pas dire que nous parlons de choses qui n’existent pas en tant que telles. Le propre de ces utopies est de s’incarner dans une certaine mesure et de conformer les forces de désirs, les aspirations des corps sociaux, individuels ou collectifs. Si certaines figures, si certains corps semblent vouloir se conformer aux utopies, ils n’y parviennent que dans une certaine mesure. Il y a un reste. Ce n’est pas que l’homme sans qualité, programmé comme un robot, intéressé par le seul lucre n’existe pas ; c’est que derrière tout individu ou toute société s’approchant de près ou de loin de ce concept, il y a toujours autre chose, un quelque chose qui ne correspond pas. Le plus odieux des hommes d’affaire est un enfant blessé qui veut prouver quelque chose à son père, par exemple, l’évangéliste capitaliste officiant sur les ondes est un jardinier amateur, le DRH le plus inhumain est un amateur de bon vin, etc. Tout fonctionne comme si le système économique était fondé sur une anthropologie implicite boiteuse et que les humains incapables de s’y conformer organisaient une représentation d’une image d’eux-mêmes plausible du point de vue de ladite anthropologie.
Nous devons organiser une représentation de ce que nous ne sommes pas, nous devons cacher ce que nous sommes pour correspondre à des implicites anthropologiques captieux. Pour autant, à force d’intérioriser de faux modèles, de se conformer à des impératifs normatifs, bien que nous ne devenions jamais, que nous ne puissions jamais devenir ces masques, le spectacle de la norme sculpte la société, la forme et en détermine aussi bien les ressorts en termes de désirs individuels et collectifs que l’image qu’elle a d’elle même.
Finalement, la force de l’anthropologie implicite utopique, c’est de faire ressentir l’exil à toutes et à tous, c’est que chacun se sente importun, accidentel ou dérangeant, c’est que chacun refoule ses envies, ses tensions, ses blessures pour que tout continue.
En ce sens, l’utopie est de nature religieuse et fanatique. Elle a vocation à régir l’ensemble de l’existence humaine. Les caractères dont nous parlons dans cet ouvrage n’existent pas en tant que tels. Ils existent en tant qu’utopies qui nous exilent, nous qui, du fait de notre humanité, ne pouvons fonctionner dans selon ladite anthropologie. Nous parlons d’identités qui n’existent pas en tant que telles mais conforment en tant qu’images idéales. Il s’agit de métaphysique inexistante et agissante.
Nous devons organiser une représentation de ce que nous ne sommes pas, nous devons cacher ce que nous sommes pour correspondre à des implicites anthropologiques captieux. Pour autant, à force d’intérioriser de faux modèles, de se conformer à des impératifs normatifs, bien que nous ne devenions jamais, que nous ne puissions jamais devenir ces masques, le spectacle de la norme sculpte la société, la forme et en détermine aussi bien les ressorts en termes de désirs individuels et collectifs que l’image qu’elle a d’elle même.
Finalement, la force de l’anthropologie implicite utopique, c’est de faire ressentir l’exil à toutes et à tous, c’est que chacun se sente importun, accidentel ou dérangeant, c’est que chacun refoule ses envies, ses tensions, ses blessures pour que tout continue.
En ce sens, l’utopie est de nature religieuse et fanatique. Elle a vocation à régir l’ensemble de l’existence humaine. Les caractères dont nous parlons dans cet ouvrage n’existent pas en tant que tels. Ils existent en tant qu’utopies qui nous exilent, nous qui, du fait de notre humanité, ne pouvons fonctionner dans selon ladite anthropologie. Nous parlons d’identités qui n’existent pas en tant que telles mais conforment en tant qu’images idéales. Il s’agit de métaphysique inexistante et agissante.
Sois toi-même
En termes commerciaux, l'obsolescence de la marchandise, des machines, de l'apparence ou des modes production préfigure celle des travailleurs et des consommateurs. Force reste à la seule logique du toujours plus, du quantifiable. Le sujet capitaliste après été individualisé par l'industrie et le capital doit intégrer son identité substantielle et les ersatz de son existence dans un système économique. L'utopie de l'épanouissement de soi s'érige comme modèle de conduite paradoxal : pour s'épanouir, il faut se conformer à la dynamique imposée par un système hétéronome. Il ne s'agit plus alors de se dévouer à une cause politique, de se sacrifier à une religion altruiste ou de se fondre dans une communauté sacrée. L'individu-masse est sommé d'obéir à un impératif du bonheur personnel, de l'accomplissement personnel … sur les décombres de sa propre volonté, sur les décombres de sa vitalité, de sa puissance. Il choisit d'obéir, il décide de suivre.
Comme le capitalisme régit une violence sociale entre égaux en droit, l'esprit de compétition traduit l'utopie de l'égalité de tous en compétition et leur nécessaire et permanente hiérarchisation quantitative. La mystique du loisir incarnée par le Club Méditerranée personnifie l'impératif du bonheur individuel pour tous16. Ce bonheur peut être pris en groupe, il n'est jamais partagé puisqu'il concerne des atomes qui ne s'engagent pas et ne mettent rien en commun – comment le pourraient-ils puisqu'ils sont en conformation permanente d'un ordre étranger à leur volonté. Ceci débouche sur ce que Ehrenberg appelle l'individu incertain17. Cet individu se gère comme s'il était un objet extérieur à lui-même en tant que gestionnaire et doit obéir à cette injonction paradoxale : sois toi-même (comment être soi-même en obéissant à un tiers par principe, comment obéir en étant soi-même?). Il doit se réaliser dans des modalités, selon des principes qui lui demeurent étrangers.
Comme le capitalisme régit une violence sociale entre égaux en droit, l'esprit de compétition traduit l'utopie de l'égalité de tous en compétition et leur nécessaire et permanente hiérarchisation quantitative. La mystique du loisir incarnée par le Club Méditerranée personnifie l'impératif du bonheur individuel pour tous16. Ce bonheur peut être pris en groupe, il n'est jamais partagé puisqu'il concerne des atomes qui ne s'engagent pas et ne mettent rien en commun – comment le pourraient-ils puisqu'ils sont en conformation permanente d'un ordre étranger à leur volonté. Ceci débouche sur ce que Ehrenberg appelle l'individu incertain17. Cet individu se gère comme s'il était un objet extérieur à lui-même en tant que gestionnaire et doit obéir à cette injonction paradoxale : sois toi-même (comment être soi-même en obéissant à un tiers par principe, comment obéir en étant soi-même?). Il doit se réaliser dans des modalités, selon des principes qui lui demeurent étrangers.
Proposition
96
Les
fins de l'acte échappent à l'individu capitaliste. Il en devient
un individu incertain.
Proposition
97
La
diminution du temps de travail ne modifie pas l'organisation du
travail – au mieux, elle rend supportable l'éthique
capitaliste.
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La médiation du capital dans la construction psychique de l'individu et de la société atteint un degré tel que ce n'est plus le capitaliste qui se sert du capital mais le capital qui se sert du capitaliste comme dans les antiques religions sanglantes. Tous les représentants patronaux réclament une diminution des prestations sociales – qu'ils associent avec beaucoup de zèle, de mauvaise foi ou de naïveté à un coût – alors que leur intérêt en tant que travailleurs est d'en bénéficier et que leur intérêts en tant que patrons est de conserver des marchés solvables pour remplir leurs carnets de commande18. Mais, dans un réflexe pavlovien de l'ordre du syndrome de Stockholm, ils entendent pourtant saper les bases de ce qui fait leur activité concrète comme producteurs et abstraite comme propriétaires.
De même, les syndicats qui réclament un partage du temps de travail pèchent par simplisme, par manque de rigueur intellectuelle ou par duplicité – après tout, les syndicats sont aussi des employeurs. Le travail concret doit être libéré de la logique délétère qui régit le travail abstrait et, si la chose se fait, la question du temps de travail deviendra une question privée d'équilibre entre la vie de famille et la passion professionnelle. Diminuer la quantité de travail (c'est-à-dire du travail concret régit par le travail abstrait) ne répond en rien à la problématique, à mon sens essentielle, de la dépossession de la volonté dans le capitalisme, dans l'absence de singularisation, dans la conformation qu'entraîne l'organisation de la production par le capital et la gestion des désirs des individus par des machines de masse19. Au contraire, la réduction du temps d'un travail rendu pénible par l'organisation économique capitaliste fait l'impasse sur la question des principes qui régissent ce travail. On diminue l'insupportable – ce qui le rend pénible mais supportable – au lieu d'affranchir l'insupportable des contraintes qui le gangrènent.
La lutte contre la conformation, contre l'aliénation ou contre la prolétarisation ne signifie pas qu'il faille lutter contre le travail, contre l'activité concrète, elle ne signifie pas non plus qu'il faille jeter le bébé de la valeur économique du salaire avec l'eau de cette prolétarisation, elle signifie au contraire qu'il faut réaligner la volonté, la singularisation, le savoir-faire et la qualification dans l'acte productif concret et dans l'utilisation de techniques, il faut abolir la machine pour faire émerger la technique.
De même, les syndicats qui réclament un partage du temps de travail pèchent par simplisme, par manque de rigueur intellectuelle ou par duplicité – après tout, les syndicats sont aussi des employeurs. Le travail concret doit être libéré de la logique délétère qui régit le travail abstrait et, si la chose se fait, la question du temps de travail deviendra une question privée d'équilibre entre la vie de famille et la passion professionnelle. Diminuer la quantité de travail (c'est-à-dire du travail concret régit par le travail abstrait) ne répond en rien à la problématique, à mon sens essentielle, de la dépossession de la volonté dans le capitalisme, dans l'absence de singularisation, dans la conformation qu'entraîne l'organisation de la production par le capital et la gestion des désirs des individus par des machines de masse19. Au contraire, la réduction du temps d'un travail rendu pénible par l'organisation économique capitaliste fait l'impasse sur la question des principes qui régissent ce travail. On diminue l'insupportable – ce qui le rend pénible mais supportable – au lieu d'affranchir l'insupportable des contraintes qui le gangrènent.
La lutte contre la conformation, contre l'aliénation ou contre la prolétarisation ne signifie pas qu'il faille lutter contre le travail, contre l'activité concrète, elle ne signifie pas non plus qu'il faille jeter le bébé de la valeur économique du salaire avec l'eau de cette prolétarisation, elle signifie au contraire qu'il faut réaligner la volonté, la singularisation, le savoir-faire et la qualification dans l'acte productif concret et dans l'utilisation de techniques, il faut abolir la machine pour faire émerger la technique.
Phylogenèse et ontogenèse chez Marcuse
Pour faire une synthèse générale, pour écrire un traité d'économie complet et bref, nous avons dû sacrifier des explications et des développements plus complets sur l'ensemble des sujets ou des auteurs rapidement survolés. Nous l'expliquons par les nécessités de choix pédagogiques pour approcher l'objet-économie d'une manière globale, encyclopédique. Nous n'avons pas pu explorer toutes les richesses des penseurs, des idées que nous évoquons. Notre objectif par cet ouvrage, c'est de comprendre comment fonctionne la science économique, quels sont les enjeux de l'économie – en tant que science ou en tant que production matérielle – et pourquoi la science économique vulgaire nous emmène dans une voie sans issue. Nous voulons saisir ce qui génère l'impasse économique dans laquelle nous nous débattons depuis des décennies – si ce n'est des siècles – et ouvrir des perspectives.
Mais poursuivons cette esquisse de l'étude de la question de l'individu-masse en société capitaliste industrielle. Nous avons vu le problème de la singularité de manière générale, nous allons maintenant examiner l'articulation de l'individu comme devenir avec la société et l'environnement.
Marcuse s'oppose à Freud sur l'univocité de la notion de la civilisation : il ne reconnaît pas à l'intériorisation de l'interdit un caractère inéluctable. Pour lui, la socialisation, l'avènement de la culture, la vie en société n'alourdissent pas nécessairement les règles, les interdits, ils ne limitent pas nécessairement le psychisme, par l'intériorisation de ce que Freud appelait le principe de réalité – ou de son rejeton capitaliste, le principe de rendement, de winner ou d'efficience. La civilisation selon Marcuse peut s'inscrire et se construire dans un autre paradigme que celui de l'interdit social20. La société, la socialisation, la culture, l'être ensemble ne sont pas nécessairement opposés au principe de plaisir pour le philosophe de l'école de Francfort, déclaration qui, à la veille de 1968, de ses mouvements de libération des mœurs, ne constituait en rien une élucubration détachée de tout ancrage historique.
Pour Freud, dans la perspective phylogénétique, dans la perspective de l'histoire de l'espèce humaine, le père primitif vivait selon son seul principe de plaisir. Les fils se sont unis à un moment donné pour le tuer et pouvoir vivre, eux aussi, selon le principe de plaisir. Le père primitif étouffait les principes de plaisir des fils de son joug. Le père primitif tué devient le surmoi, la culpabilité, le cadre qui permet de faire société pour les fils sous la forme du « principe de réalité ».
En tuant le père, les fils se sont retrouvés seuls, sans autorité extérieure pour réguler leurs pulsions respectives. Ils ont dû, pour vivre ensemble sans s'entre-tuer, institutionnaliser et intérioriser les interdits du père qui leur étaient extérieurs avant le meurtre. Ce faisant, ils ont amélioré l'efficience de la civilisation (nous dirions qu'ils ont intériorisé la violence sociale) en prévenant toute possibilité de révolte contre un ordre incarné. L'ordre s'est fait système. Mais, pour Marcuse, l'intériorisation de l'ordre n'est pas une fatalité mais une conjoncture historique21.
Dans cette conjoncture historique, le principe de réalité – non nécessairement opposé au principe de plaisir, donc – se réduit au principe de rendement. La société devient la société orientée vers le gain et la concurrence au sein d'un processus d'expansion constant. De ce fait, l'organisation sociale s'incarne dans des procès de production toujours plus répressifs : pour la grande majorité des habitants, l'étendue et la forme de la satisfaction sont déterminées par l'usage de leur propre labeur, mais ce labeur est un travail pour un appareil qu'ils ne contrôlent pas, qui opère comme un pouvoir indépendant auquel les individus doivent se soumettre s'ils veulent vivre. Et, plus la division du travail se spécialise, plus cet appareil leur devient étranger. Les hommes ne vivent pas leur propre vie, mais remplissent des fonctions pré-établies22. Ce travail devient de plus en plus insupportable à mesure que s'étend la sphère capitaliste, le principe de rendement. Ce qui subsiste du travail concret aliène l'humain au sens propre. L'activité de production devient étrangère à la volonté et au singulier, le temps de travail […] est un temps pénible car le travail aliéné, c'est l'absence de satisfaction, la négation du principe de plaisir. La libido est détournée vers des travaux socialement utiles où l'individu ne travaille pour lui-même que dans la mesure où il travaille pour l'appareil engagé dans des activités qui ne coïncident […] ni avec ses propres facultés, ni avec ses désirs23.
Les logiques qui traversent l'individu sont universelles selon Marcuse. Les sujets subissent tous une logique qui est étrangère à leurs aspirations, à leurs spécificités ou à leur volonté. Le psychisme humain est animé d'un principe unique qui s'oppose au principe de système même. C'est dire que, pour Marcuse, le psychisme est système, il est constitué par des unités régies par des principes, des modes de fonctionnement universels mais il s'oppose au système tel qu'il est vécu, les aspirations du psychisme entrent en tension avec la réalité. Si la question du sujet demeure floue chez Marcuse, son principe propre, son penchant (faut-il l'assimiler au conatus?) domine le principe de réalité incarné dans le principe de rendement, il est considéré comme premier. Ce n'est pas le principe de plaisir qui est opposé au principe de réalité mais le principe de vie qui est opposé au principe de rendement. Le principe de rendement incarne le principe de réalité dans une conjoncture historique donnée, le capitalisme.
Mais poursuivons cette esquisse de l'étude de la question de l'individu-masse en société capitaliste industrielle. Nous avons vu le problème de la singularité de manière générale, nous allons maintenant examiner l'articulation de l'individu comme devenir avec la société et l'environnement.
Marcuse s'oppose à Freud sur l'univocité de la notion de la civilisation : il ne reconnaît pas à l'intériorisation de l'interdit un caractère inéluctable. Pour lui, la socialisation, l'avènement de la culture, la vie en société n'alourdissent pas nécessairement les règles, les interdits, ils ne limitent pas nécessairement le psychisme, par l'intériorisation de ce que Freud appelait le principe de réalité – ou de son rejeton capitaliste, le principe de rendement, de winner ou d'efficience. La civilisation selon Marcuse peut s'inscrire et se construire dans un autre paradigme que celui de l'interdit social20. La société, la socialisation, la culture, l'être ensemble ne sont pas nécessairement opposés au principe de plaisir pour le philosophe de l'école de Francfort, déclaration qui, à la veille de 1968, de ses mouvements de libération des mœurs, ne constituait en rien une élucubration détachée de tout ancrage historique.
Pour Freud, dans la perspective phylogénétique, dans la perspective de l'histoire de l'espèce humaine, le père primitif vivait selon son seul principe de plaisir. Les fils se sont unis à un moment donné pour le tuer et pouvoir vivre, eux aussi, selon le principe de plaisir. Le père primitif étouffait les principes de plaisir des fils de son joug. Le père primitif tué devient le surmoi, la culpabilité, le cadre qui permet de faire société pour les fils sous la forme du « principe de réalité ».
En tuant le père, les fils se sont retrouvés seuls, sans autorité extérieure pour réguler leurs pulsions respectives. Ils ont dû, pour vivre ensemble sans s'entre-tuer, institutionnaliser et intérioriser les interdits du père qui leur étaient extérieurs avant le meurtre. Ce faisant, ils ont amélioré l'efficience de la civilisation (nous dirions qu'ils ont intériorisé la violence sociale) en prévenant toute possibilité de révolte contre un ordre incarné. L'ordre s'est fait système. Mais, pour Marcuse, l'intériorisation de l'ordre n'est pas une fatalité mais une conjoncture historique21.
Dans cette conjoncture historique, le principe de réalité – non nécessairement opposé au principe de plaisir, donc – se réduit au principe de rendement. La société devient la société orientée vers le gain et la concurrence au sein d'un processus d'expansion constant. De ce fait, l'organisation sociale s'incarne dans des procès de production toujours plus répressifs : pour la grande majorité des habitants, l'étendue et la forme de la satisfaction sont déterminées par l'usage de leur propre labeur, mais ce labeur est un travail pour un appareil qu'ils ne contrôlent pas, qui opère comme un pouvoir indépendant auquel les individus doivent se soumettre s'ils veulent vivre. Et, plus la division du travail se spécialise, plus cet appareil leur devient étranger. Les hommes ne vivent pas leur propre vie, mais remplissent des fonctions pré-établies22. Ce travail devient de plus en plus insupportable à mesure que s'étend la sphère capitaliste, le principe de rendement. Ce qui subsiste du travail concret aliène l'humain au sens propre. L'activité de production devient étrangère à la volonté et au singulier, le temps de travail […] est un temps pénible car le travail aliéné, c'est l'absence de satisfaction, la négation du principe de plaisir. La libido est détournée vers des travaux socialement utiles où l'individu ne travaille pour lui-même que dans la mesure où il travaille pour l'appareil engagé dans des activités qui ne coïncident […] ni avec ses propres facultés, ni avec ses désirs23.
Les logiques qui traversent l'individu sont universelles selon Marcuse. Les sujets subissent tous une logique qui est étrangère à leurs aspirations, à leurs spécificités ou à leur volonté. Le psychisme humain est animé d'un principe unique qui s'oppose au principe de système même. C'est dire que, pour Marcuse, le psychisme est système, il est constitué par des unités régies par des principes, des modes de fonctionnement universels mais il s'oppose au système tel qu'il est vécu, les aspirations du psychisme entrent en tension avec la réalité. Si la question du sujet demeure floue chez Marcuse, son principe propre, son penchant (faut-il l'assimiler au conatus?) domine le principe de réalité incarné dans le principe de rendement, il est considéré comme premier. Ce n'est pas le principe de plaisir qui est opposé au principe de réalité mais le principe de vie qui est opposé au principe de rendement. Le principe de rendement incarne le principe de réalité dans une conjoncture historique donnée, le capitalisme.
Proposition
98
Le
'principe de plaisir' de l'individu n'est nécessairement ennemi
du 'principe de réalité' du social que dans une éthique de
violence sociale – notamment dans une éthique capitaliste
utopique.
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L'individu cybernétique
La pensée cybernétique entend, dans la foulée du traumatisme de la seconde guerre mondiale, réguler un système – le système social mais aussi ses aspects constitutifs – pour éviter que l'horreur de la guerre totale et de la Shoah ne se reproduisent. Ce projet, pour humaniste qu'il puisse être au départ, dénote une aspiration au contrôle de l'humanité, de l'écosystème, de la langue ou de la vie comme si c'étaient des systèmes constitués d'unités sans qualité entre lesquelles circule de l'information sans événement singulier, comme si c'était des entités extérieures au penseur et à la pensée.
Ce projet s'inscrit dans la continuité du Léviathan de Hobbes24 qui devait contrôler les passions humaines et de la main invisible du marché de Smith25 qui devait se servir des égoïsmes humains pour asseoir l'intérêt général. La cybernétique gouverne – cybernétique et gouvernement viennent du même étymon grec26 – les individus pour qu'ils s'adaptent à un ordre extérieur. Pour ce faire, la cybernétique organise l'échange d'information ou d'énergie entre les unités. Une action positive pour des fins assignées par un ethos extérieur au système doit être récompensée par un feed back, par un retour positif et une action négative pour cet ethos doit être punie de la même façon par un retour négatif. Les retours régulent les actes selon des principes que se donne l'ethos extérieur. C'est le principe à la base de la construction de l'enseignement, de la prison ou de la santé modernes pour Foucault27. Dans la vision de Hobbes, d'un État absolu qui contrôle les néfastes passions humaines, c'est la violence, l'autorité de cet État qui va récompenser ou punir les unités-individus. Dans le cas de la main invisible, c'est la logique de fonctionnement d'un système qui tient ce rôle de régulateur des actions humaines28. Dans les deux cas, l'humain est perçu comme une créature mal faite, incapable de vivre ses passions et ses penchants au mieux de ses intérêts ou, pour le dire autrement, l'humain est une créature dont les passions et les penchants, par une bizarrerie de l'évolution inexpliquée, grèvent les intérêts. Si l'on néglige l'intérêt des classes dominantes appelées à réguler les passions humaines, on voit mal pourquoi cette seule créature doit être contrôlée, gouvernée, régie. Dans le cas du Léviathan, les contrôleurs de la pauvre espèce humaine sont les élites d'État, dans le cas de la main invisible, ce sont les propriétaires lucratifs et leur lucre qui sont censés nous rendre fonctionnels.
Ce projet s'inscrit dans la continuité du Léviathan de Hobbes24 qui devait contrôler les passions humaines et de la main invisible du marché de Smith25 qui devait se servir des égoïsmes humains pour asseoir l'intérêt général. La cybernétique gouverne – cybernétique et gouvernement viennent du même étymon grec26 – les individus pour qu'ils s'adaptent à un ordre extérieur. Pour ce faire, la cybernétique organise l'échange d'information ou d'énergie entre les unités. Une action positive pour des fins assignées par un ethos extérieur au système doit être récompensée par un feed back, par un retour positif et une action négative pour cet ethos doit être punie de la même façon par un retour négatif. Les retours régulent les actes selon des principes que se donne l'ethos extérieur. C'est le principe à la base de la construction de l'enseignement, de la prison ou de la santé modernes pour Foucault27. Dans la vision de Hobbes, d'un État absolu qui contrôle les néfastes passions humaines, c'est la violence, l'autorité de cet État qui va récompenser ou punir les unités-individus. Dans le cas de la main invisible, c'est la logique de fonctionnement d'un système qui tient ce rôle de régulateur des actions humaines28. Dans les deux cas, l'humain est perçu comme une créature mal faite, incapable de vivre ses passions et ses penchants au mieux de ses intérêts ou, pour le dire autrement, l'humain est une créature dont les passions et les penchants, par une bizarrerie de l'évolution inexpliquée, grèvent les intérêts. Si l'on néglige l'intérêt des classes dominantes appelées à réguler les passions humaines, on voit mal pourquoi cette seule créature doit être contrôlée, gouvernée, régie. Dans le cas du Léviathan, les contrôleurs de la pauvre espèce humaine sont les élites d'État, dans le cas de la main invisible, ce sont les propriétaires lucratifs et leur lucre qui sont censés nous rendre fonctionnels.
Proposition
99
La
cybernétique est le gouvernement d'un système par et pour des
fins extérieures aux éléments du système ou à leur légitimité
propre.
Proposition
100
Les
principes de gouvernement qui se posent comme extérieurs au
système-économie sont des principes d'ordre métaphysique.
Proposition
101
La
violence de l'État, la violence du marché dérégulé ou la foi
religieuse comme gestion des affects sont des cybernétiques.
Proposition
102
Comme
principe extérieur, la cybernétique réifie l'humain, transforme
le social en moyen et tend au totalitarisme.
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Il s'agit de réguler une créature humaine imparfaite pour qu'elle devienne fonctionnelle. Cette posture subordonne l'humain aux impératifs d'un ordre qui lui est supérieur, qui constitue une meilleure adaptation que l'être humain lui-même à l'histoire29. La cybernétique devient totalitaire dans la mesure où elle réduit l'humain et le vivant à quelque chose de contrôlable30. En définissant la notion de système cybernétique comme ensemble d'agents sociaux isolés régis par des flux d'informations, on peut concevoir le catholicisme traditionnel – en tant que doctrine de morale sociale au service des puissants, sans considération pour la foi, la quête mystique ou les pratiques religieuses des fidèles – comme cybernétique de contrôle social par l'Église en interaction avec le pouvoir temporel. D'une certaine façon, en général, on pourrait déjà dire que la conformité à un ordre moral constitue un feed-back, une rétro-action nécessaire à l'intégration sociale de l'agent social et, inversement, l'ordre moral punit ou récompense les actes en conformité avec un pouvoir, avec un système. La notion de système prend un caractère entropique, il s'agit d'une circulation en circonvolutions compliquées d'information, d'énergie. Cette circulation d'énergie-information a pour effet, pour fonction d'adapter les comportements de l'agent individuel aux nécessités de la conservation du système, de la logique du système en l'état. On notera que, contrairement aux évolutions économiques per se, le christianisme se double d'une vision énergétique du sujet – il construit alors un système ouvert en terme d'énergie-information. L'individu peut devenir dans la religion, il peut choisir la conversion, l'apostasie, les voies du paradis ou de l'enfer. Il y a déjà système, il y a encore système ouvert dans la religion et ce système ouvert n'est pas encore nécessairement totalitaire.
Si on se représente l'économie comme un système fermé qui consomme les différentiels énergétiques internes, il tend à augmenter son entropie, l'uniformisation des niveaux d'énergie des éléments constitutifs. L'économie par certains aspects se comporte comme un système fermé : le marchand uniformise les relations humaines, l'industrie et le management régulent le moindre geste productif de l'usine au bureau, le temps des médias de masse est uniformisé.
Pour autant, l'économie-système doit maintenir une ouverture pour éviter l'augmentation de l'entropie, l'indifférenciation énergétique entre ses éléments constitutifs. Pour éviter l'augmentation de l'entropie, le système doit s'ouvrir sur l'extérieur et s'en accaparer l'énergie pour se conserver en tant que système d'éléments distincts signifiants. On notera d'ailleurs que la thèse du ruissellement (trickle down)31 accrédite la vision d'une économie-système fermé mais, comme cette théorie ne s'est jamais vérifiée, la thèse du système-économie fermé ne permet pas de comprendre tout : les sociétés inégalitaires peuvent prospérer alors que la misère s'étend en leur sein. Ceci dit, le système ouvert de l'économie fonctionne comme s'il tendait à enfermer les acteurs économiques dans des systèmes fermés dans lesquels ils perdent leurs qualités, leur différentiel énergétique et comme s'il devait, pour maintenir la stratification sociale signifiante, pomper de l'énergie extérieure – qu'il s'agisse de travail concret, de ressources naturelles ou de désir.
Si on se représente l'économie comme un système fermé qui consomme les différentiels énergétiques internes, il tend à augmenter son entropie, l'uniformisation des niveaux d'énergie des éléments constitutifs. L'économie par certains aspects se comporte comme un système fermé : le marchand uniformise les relations humaines, l'industrie et le management régulent le moindre geste productif de l'usine au bureau, le temps des médias de masse est uniformisé.
Pour autant, l'économie-système doit maintenir une ouverture pour éviter l'augmentation de l'entropie, l'indifférenciation énergétique entre ses éléments constitutifs. Pour éviter l'augmentation de l'entropie, le système doit s'ouvrir sur l'extérieur et s'en accaparer l'énergie pour se conserver en tant que système d'éléments distincts signifiants. On notera d'ailleurs que la thèse du ruissellement (trickle down)31 accrédite la vision d'une économie-système fermé mais, comme cette théorie ne s'est jamais vérifiée, la thèse du système-économie fermé ne permet pas de comprendre tout : les sociétés inégalitaires peuvent prospérer alors que la misère s'étend en leur sein. Ceci dit, le système ouvert de l'économie fonctionne comme s'il tendait à enfermer les acteurs économiques dans des systèmes fermés dans lesquels ils perdent leurs qualités, leur différentiel énergétique et comme s'il devait, pour maintenir la stratification sociale signifiante, pomper de l'énergie extérieure – qu'il s'agisse de travail concret, de ressources naturelles ou de désir.
Proposition
103
L'économie
fonctionne comme un système thermodynamique ouvert. Son dynamisme
dépend des apports énergétiques extérieurs.
Proposition
104
Les
sous-systèmes ou champs du système capitaliste fonctionnent
comme des systèmes fermés : ils développent l'indistinct.
Proposition
105
La
cybernétique est le gouvernement par des principes automatisés
extérieurs aux gouvernés.
Proposition
106
L'économie
comme marché auto-régulé fonctionne comme une cybernétique.
|
Au niveau des individus isolés, les agents reçoivent immédiatement un feed-back – ou en tout cas à échéance humaine – une récompense, une punition, la rétribution. L'argent comme contre-valeur sert de signal du feed-back dans l'économie-système. Les sujets subissent l'effet d'organisation de système ; l'argent médium, vecteur d'information structure le champ social : le vecteur d'information ou d'énergie devient lui-même signifiant. Les sujets du système-économie économie sont réduits à des rouages, ils perdent toutes propriétés, toute spécificité. Le travail abstrait joue le rôle d'information-énergie de polarité opposée à celle du flux de valeur économique. Par la prestation de travail abstrait et sa contra-valeur monétaire, c'est le travail concret, l'acte du sujet désirant qui est récupéré, intégré dans le système-économie comme élément sans propriété, comme élément incapable d'individuation. Le travail joue alors le rôle d'information à l'instar de l'argent. Tous deux sont régis par le principe unique du système-économie, le principe de rentabilité (qu'on peut voir comme un principe de non-dissipation de l'énergie). Ceci met le doigt sur une contradiction de l'économie-système : il faut garder des niveaux d'émission d'énergie élevés (la croissance économique, la productivité en terme de travail concret) mais ces niveaux d'émission d'énergie élevés augmentent l'accumulation, augmentent l'entropie du système, son incapacité à produire de l'énergie différenciés, des flux d'information-travail et des flux d'information-argent. L'économie capitaliste est un système ouvert qui pompe l'énergie de systèmes extérieurs (la nature, le travail concret, le psychisme humain, la société, etc.) mais tente d'enfermer les composants de l'économie dans des sous-ensembles fermés, au risque de l'indistinction énergétique interne et de la perte d'énergie libidinale.
Norbert Wiener définit la cybernétique comme la science dédiée à la recherche des lois générales de la communication et à leurs applications32. Dans notre acception de la cybernétique, nous englobons toutes les formes d’énergie dans la notion de communication. Il s'agit d'organiser la société en vertu des lois issues de l'automation.
La cybernétique organise ses congrès, elle réunit des chercheurs, des laboratoires, notamment aux États-Unis. Progressivement, la logique de système, de régulation et d'information entre des unités insécables et isolées, vides, prend de la place en sciences humaines. Le structuralisme33 se présente déjà comme une organisation du sens, du sujet ou de la société qui demeure extérieure au sujet. Le sens, le social ou le sujet s'inscrivent dans des réseaux signifiants sans que l'intériorité du sujet ne soit pertinente en tant que vecteur d'énergie, d'information dans les structures, dans les systèmes dégagés34. Le recours à la notion de système en sciences humaines accentue le décentrage de la personnalité, de la subjectivité : il induit les notions d'entropie, d'information, d'autorégulation mais il vise à renouer avec l'autonomie, l'interaction et la subjectivité35. Bartalanffy parle de système biologiques auto-régulés. La connaissance du système social pose le social comme système et peut ouvrir la perspective de la régulation du chaos social – comme l'avait fait la puissance morale de l'Église, le Léviathan totalitaire ou la main invisible du marché.
L'idée de société-système est également défendue par Parsons. Pour lui, l'action humaine est définie en termes d'interdépendance systémique. Le système d'actions est le lieu de circulation de l'énergie et de l'information. La personnalité psychique elle-même est constituée par un système psychique au centre duquel le physique, le biologique et l'univers socio-culturel conditionnent le sujet36. La perception de la personnalité par Parsons est entièrement régie par des déterminants systémiques au moment où la singularisation de la volonté était obérée par le modèle de production fordiste et par le modèle de consommation de masse.
De la même façon que Smith – pionnier de la cybernétique s'il en est – les cybernéticiens voient l'économie comme un système auto-organisé. Pour F. von Hayeck37, par exemple, le libéralisme s'adapte constamment et fonctionne par le mouvement de son adaptation. La division du travail augmente avec le temps et augmente la complexité du système qui en devient ingérable politiquement (c'est-à-dire par l'énergie désirant extérieure d'un système ouvert) : le système se régule tout seul38. Cette relation à l'économie sous-tend une vision option cybernétique implicite : dans la mesure où on y adhère, on considère le problème de la production matérielle comme un problème spécifique qui fait l'objet d'une régulation spécifique. La nature de la régulation, du laisser-faire ou de l'interventionnisme dépend de la sensibilité politique de l'économiste, dépend de sa perception plus ou moins ouverte du système-économie sur la volonté extérieure. En tout cas, les économiste font l'impasse sur la subjectivité en économie. Ils oublient le caractère anthropologique du travail concret et la relation psychique entre l'individu et l'acte. Par ailleurs, de manière générale, l'économie vulgaire, non marxiste, fait l'impasse sur la distinction entre le travail concret et la production de valeur économique. Le désir aspire à régir le premier, le besoin régit la seconde et le défit de l'humanité par rapport au travail est d'étendre le désir au travail abstrait et d'en extirper le besoin – mais cette ambition, commune dans tous les lieux de travail – se heurte à la notion d'économie-système : sans besoin, l'argent ne régule plus et sans régulation de l'argent, le système disparaît en tant que système : son vecteur d'information-énergie disparaît.
Norbert Wiener définit la cybernétique comme la science dédiée à la recherche des lois générales de la communication et à leurs applications32. Dans notre acception de la cybernétique, nous englobons toutes les formes d’énergie dans la notion de communication. Il s'agit d'organiser la société en vertu des lois issues de l'automation.
La cybernétique organise ses congrès, elle réunit des chercheurs, des laboratoires, notamment aux États-Unis. Progressivement, la logique de système, de régulation et d'information entre des unités insécables et isolées, vides, prend de la place en sciences humaines. Le structuralisme33 se présente déjà comme une organisation du sens, du sujet ou de la société qui demeure extérieure au sujet. Le sens, le social ou le sujet s'inscrivent dans des réseaux signifiants sans que l'intériorité du sujet ne soit pertinente en tant que vecteur d'énergie, d'information dans les structures, dans les systèmes dégagés34. Le recours à la notion de système en sciences humaines accentue le décentrage de la personnalité, de la subjectivité : il induit les notions d'entropie, d'information, d'autorégulation mais il vise à renouer avec l'autonomie, l'interaction et la subjectivité35. Bartalanffy parle de système biologiques auto-régulés. La connaissance du système social pose le social comme système et peut ouvrir la perspective de la régulation du chaos social – comme l'avait fait la puissance morale de l'Église, le Léviathan totalitaire ou la main invisible du marché.
L'idée de société-système est également défendue par Parsons. Pour lui, l'action humaine est définie en termes d'interdépendance systémique. Le système d'actions est le lieu de circulation de l'énergie et de l'information. La personnalité psychique elle-même est constituée par un système psychique au centre duquel le physique, le biologique et l'univers socio-culturel conditionnent le sujet36. La perception de la personnalité par Parsons est entièrement régie par des déterminants systémiques au moment où la singularisation de la volonté était obérée par le modèle de production fordiste et par le modèle de consommation de masse.
De la même façon que Smith – pionnier de la cybernétique s'il en est – les cybernéticiens voient l'économie comme un système auto-organisé. Pour F. von Hayeck37, par exemple, le libéralisme s'adapte constamment et fonctionne par le mouvement de son adaptation. La division du travail augmente avec le temps et augmente la complexité du système qui en devient ingérable politiquement (c'est-à-dire par l'énergie désirant extérieure d'un système ouvert) : le système se régule tout seul38. Cette relation à l'économie sous-tend une vision option cybernétique implicite : dans la mesure où on y adhère, on considère le problème de la production matérielle comme un problème spécifique qui fait l'objet d'une régulation spécifique. La nature de la régulation, du laisser-faire ou de l'interventionnisme dépend de la sensibilité politique de l'économiste, dépend de sa perception plus ou moins ouverte du système-économie sur la volonté extérieure. En tout cas, les économiste font l'impasse sur la subjectivité en économie. Ils oublient le caractère anthropologique du travail concret et la relation psychique entre l'individu et l'acte. Par ailleurs, de manière générale, l'économie vulgaire, non marxiste, fait l'impasse sur la distinction entre le travail concret et la production de valeur économique. Le désir aspire à régir le premier, le besoin régit la seconde et le défit de l'humanité par rapport au travail est d'étendre le désir au travail abstrait et d'en extirper le besoin – mais cette ambition, commune dans tous les lieux de travail – se heurte à la notion d'économie-système : sans besoin, l'argent ne régule plus et sans régulation de l'argent, le système disparaît en tant que système : son vecteur d'information-énergie disparaît.
Proposition
107
L'économie-système
cybernétique dépend du désir pour continuer à fonctionner.
Proposition
108
Le
laisser-faire économique considère l'économie comme système
fermé auto-suffisant.
Proposition
109
Comme
l'économie est un système ouvert, le laisser-faire pousse à
détruire les ressources extérieures à l'économie-système.
Proposition
110
Les
régulateurs plus ou moins bien intentionnés sont les fruits du
fonctionnement de l'économie-système. En tant qu'éléments
intrinsèques, ils sont les fils du laisser-faire.
|
Prôner le laisser-faire en économie, c'est concevoir l'économie comme un système fermé à l'énergie extérieure (notamment à l'énergie désirant, au travail concret ou à l'énergie politique), ce qui amène le problème de la réalisation de la valeur ajoutée accumulée ε à l'extérieur – à terme, tout laisser-faire aboutit à une crise de surproduction – et une contradiction logique difficile à surmonter. Les protagonistes interventionnistes du capitalisme sont des agents économiques issus du système lui-même, ce ne sont pas des bonshommes verts, des Séléniens en mal de Mer de la Tranquillité. Comment alors des perturbateurs d'un système auto-régulé peuvent-ils être des agents nuisibles à ce système parfait alors que, en tant qu'agents économiques, ils en sont issus ? Le fait que les régulateurs soient sociaux-démocrates, soviétiques, trotskystes, keynésiens ou fascistes ne change strictement rien à l'affaire : ils sont issus du système, en sont les enfants et leurs manquements aux doctrines économiques édifiantes marquent l'incapacité interne du système à conformer ses agents. Comment un système parfaitement auto-régulé génère-t-il des agents sociaux nuisibles à sa perfection ? À moins que la perfection du système ou de sa régulation ne soit pas irréprochable ou – de manière encore plus probable – que le système soit un système ouvert. De toute manière, si on admet (et nous ne l'admettons pas) le primat de l'économique, de la valeur économique sur le reste, il faut admettre que les syndicats, les luttes ouvrières, l'étatisation ou les plans quinquennaux sont de purs produits mécaniques de l'économie.
De manière plus subtile, la cybernétique influence d'autres penseurs moins attendus. Les post-modernes déconstruisent le sujet en insistant sur les relations qu'il entretient avec son milieu. Derrida veut déloger tous les concepts métaphysiques. L'écriture est le siège de la différance39, équivalent de l'information-énergie cybernétique. C'est un oubli de soi, une extériorisation de l'Erinnerung. Le sujet s'efface chez Derrida, il est considéré comme la métaphysique de la présence40. Deleuze et Guattari eux-mêmes parlent de la dissolution du sujet. Le système s'organise autour de flux de machines désirant. Les sujets traversés par les flux voient leur identité éclater au profit de la multiplicité.
La logique cybernétique articule la notion de système autour du principe de régulation. Ce faisant, elle réduit les nodosités informationnelles à des individus sans qualité, sans volonté, sans événement de singularisation. On peut voir la cybernétique à l’œuvre dans l'Église catholique, le Léviathan ou la main invisible. La notion de cybernétique éclaire par ses outrances le projet de dissolution subjective qui lui est potentiellement lié. Cette dissolution subjective effectivement à l’œuvre dans la consommation et la production, jusqu'au sein des relations humaines les plus intimes pourrait être la cause finalement du mal-être des sujets. Il se pourrait que ce mal-être soit un symptôme du décalage entre la réduction de la subjectivité et la force de volonté, de singularisation de l'individu. Si nous n'étions que des individus sans cette liberté de devenir, le système se régulerait sans l'aide d'aucun système de pensée – moral, libéral, totalitaire – fût-il cybernéticien. Si les sujets étaient des individus vides qui faisaient fonctionner le système, les velléités subjectives de régulation seraient alors des manifestations de l'auto-régulation du système et, en tant que telles, nécessaires à sa survie, consubstantielles à son adaptation.
De manière plus subtile, la cybernétique influence d'autres penseurs moins attendus. Les post-modernes déconstruisent le sujet en insistant sur les relations qu'il entretient avec son milieu. Derrida veut déloger tous les concepts métaphysiques. L'écriture est le siège de la différance39, équivalent de l'information-énergie cybernétique. C'est un oubli de soi, une extériorisation de l'Erinnerung. Le sujet s'efface chez Derrida, il est considéré comme la métaphysique de la présence40. Deleuze et Guattari eux-mêmes parlent de la dissolution du sujet. Le système s'organise autour de flux de machines désirant. Les sujets traversés par les flux voient leur identité éclater au profit de la multiplicité.
La logique cybernétique articule la notion de système autour du principe de régulation. Ce faisant, elle réduit les nodosités informationnelles à des individus sans qualité, sans volonté, sans événement de singularisation. On peut voir la cybernétique à l’œuvre dans l'Église catholique, le Léviathan ou la main invisible. La notion de cybernétique éclaire par ses outrances le projet de dissolution subjective qui lui est potentiellement lié. Cette dissolution subjective effectivement à l’œuvre dans la consommation et la production, jusqu'au sein des relations humaines les plus intimes pourrait être la cause finalement du mal-être des sujets. Il se pourrait que ce mal-être soit un symptôme du décalage entre la réduction de la subjectivité et la force de volonté, de singularisation de l'individu. Si nous n'étions que des individus sans cette liberté de devenir, le système se régulerait sans l'aide d'aucun système de pensée – moral, libéral, totalitaire – fût-il cybernéticien. Si les sujets étaient des individus vides qui faisaient fonctionner le système, les velléités subjectives de régulation seraient alors des manifestations de l'auto-régulation du système et, en tant que telles, nécessaires à sa survie, consubstantielles à son adaptation.
Proposition
111
Le
désir du sujet comme nécessaire moteur de l'économie-système
(proposition 107) n'est pas compatible avec la réification
cybernétique de ce sujet (proposition 105).
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Le besoin de soin – l'être comme environnement de singularisation
Bernard Stiegler41 lie diverses situations de l'humain post-moderne au vote frontiste. Sans nous prononcer sur la pertinence de ce lien ou sur l'analyse du vote frontiste (ce n'est pas l'objet de notre étude), nous relèverons des traits psychiques de l'individu post-moderne et les lierons à la question de l'économie :
- Un hyper consumérisme de masse est accompagné d'un appauvrissement symbolique.
- Les électeurs ont besoin qu'on s'occupe d'eux, qu'on prenne soin d'eux.
- La désintégration du social rend impossible toute intégration (et pas seulement celle des immigrés).
- L'insolvabilité structurelle du système provoque une crise de confiance.
- L'automatisation menace l'existence même de l'emploi et condamne à l'inactivité la population sauf à explorer des solutions alternatives.
L'analyse de Stiegler s'inscrit dans un cadre original, elle se montre riche mais, du point de vue de l'économie, elle appelle quelques commentaires.
- La baisse de l'emploi liée à l'automatisation n'est malheureusement pas toujours une réalité : Marx soulignait déjà au XIXe que les gains de productivité étaient absorbés par l'extension de la classe domestique, de la classe servile. Au regard de nos réflexions, ceci s'explique facilement : les gains de productivité se font dans la sphère de la production et du travail concret mais ces gains s'annulent dans la sphère de l'économie abstraite, du travail abstrait. On produit davantage de biens et de services par unité de temps-salarié mais cette production n'augmente pas en valeur économique (sauf à augmenter les salaires, nous l'avons vu, mais cette augmentation n'est pas à l'ordre du jour).
- L'insolvabilité structurelle correspond à la fonction d'accumulation mortelle ε pour l'économie concrète et abstraite.
- Le besoin de soin des électeurs se pose dans les deux sens. L'absence de sens que génère la prolétarisation touche l'individuation, la possibilité d'incarnation de la volonté humaine : sans action sur la nature (et sans que la nature n'agisse sur le sujet, sans soin), le sujet périclite en tant que force de vie, il se réfugie dans des passions tristes, ennemies de son conatus. Au nombre de ces passions tristes, on compte la fascisation, l'aspiration à l'autorité et à l'homogénéité socio-politique.
- L'automatisation ne condamne pas nécessairement à l'inactivité – la pression à la productivité, à l'activité dans l'emploi se fait très forte mais c'est du sens et de la singularité de l'acte dont sont orphelins les producteurs. L'impuissance de la volonté est également entretenue par l'ubiquité sociale des sujets, victimes et bénéficiaires d'une violence sociale qu'ils ont en même temps intérêt à faire disparaître et à entretenir.
La pensée de Stiegler se montre décisive dans notre raisonnement car elle élargit le problème de la nécessaire individuation de l'individu-sujet au nécessaire individu-objet de cette singularisation. La volonté humaine réclame aussi bien d'agir sur la nature que d'être agi par son environnement.
Proposition
112
L'appauvrissement
de l'automation et de la gestion crée un défaut d'individuation.
|
La prolétarisation de la production et de la consommation
Avant d'aborder le cœur du sujet, nous nous permettons un petit détour par les causes et les principes du management. Selon Rodin42, le management est d'abord une logique de gestion extérieure au sujet productif (et au sujet consommant). Cette gestion irréductiblement extérieure entend ériger l'efficacité en principe et, pour ce faire, entend codifier les actes, les pensées, les protocoles de sorte que l'acte productif devienne contrôlable et, en amont, les affects du producteur lui-même. Dans l'entreprise moderne, on apprend à gérer ses émotions, à devenir acteur de son développement ou à manipuler ses interlocuteurs, on apprend à paraître attaché à un partenaire, à une entreprise, tout en veillant à en chercher un autre, une autre pour maximiser ses intérêts. Si la prolétarisation est la dépossession de la maîtrise des outils, le management est une prolétarisation du langage, du comportement et des affects. Le management fonctionne néanmoins comme une utopie : les décalages entre les désirs effectifs et les désirs attendus par le management ne peuvent que se fuir dans la folie ou se supporter dans la médication43.
Proposition
113
La
prolétarisation est la dépossession matérielle et cognitive des
moyens de production.
Proposition
114
La
marchandise puis l'industrie, le fordisme et le management sont
des prolétarisations et comme projets et comme pratiques
économiques.
|
Dans la suite de notre réflexion sur les conséquences du fonctionnement de la violence sociale capitaliste, nous avons remarqué que la consommation donnait lieu à une plus-value et que cette plus-value fondait une classe ubiquiste, la petite-bourgeoisie. Cette petit-bourgeoisie tend à devenir la classe universelle, elle est plongée aussi bien dans les difficultés de la bourgeoisie que dans les contradictions des prolétaires et, du fait de cette position ambivalente, elle se retrouve dans l'impuissance d'une situation paradoxale. Elle est prolétarisée à tous niveaux en tant que prolétaire. Ces niveaux incluent, pour commencer, les couches les plus évidentes, la consommation et la production. La prolétarisation est d'abord une dépossession des outils de production. La notion d'outils de production inclut aussi bien les ressources communes, les machines et les techniques utiles à la production que la connaissance, le savoir-faire liés à la production. Par ailleurs la réalisation du capital sur une période donnée correspond à la production de valeur ajoutée pendant cette période. La consommation ne peut être comprise comme une composante accessoire de la production, elle en est un moteur fondamental, indissociable du machinisme productif.
Comme la marchandise puis l'industrialisation séparent l'acte de faire et ce qui est fait, elles dissocient l'acte d'acheter et la puissance sociale de la représentation de soi. Le fordisme a poussé le mouvement à son paroxysme. Il correspond à un pic de production capitaliste, à sa gloire quantitative. Au niveau de la production, les tâches ont été divisées, disséquées, étudiées. On a calculé les positions du corps, de la tête, des mains qui maximisaient la production horaire. Les mouvements du corps et de l'esprit de l'acte de production étaient partagés et distribués entre les acteurs de la production selon un seul principe : faire le plus au plus vite. Il ne s'agissait même plus de faire tourner une machine qui tissait des vêtements, il s'agissait d'introduire un fil dans une aiguille toutes les vingt secondes. La tâche du travailleur n'a plus de lien – même indirect – avec ce qui est produit : un ouvrier textile peut se retrouver à tourner des boulons et un métallurgiste peut coudre des points toute la journée. Les ouvriers déjà dépossédés de la propriété des outils de production sont de plus exclus des connaissances utiles à leur utilisation. Au travail, il s’agit de ne plus penser. Pourtant, l’idée de l’être sans qualité apparaît dans son caractère utopique à l’occasion des pauses, des regards au travail et dans d’insoupçonnables interstices d’un monde sans qualité. La conformation jamais n’abolira le singulier.
Les aspects fordistes de la consommation ont surtout modifié les modes de distribution. Les échoppes ou les bazars ont cédé le pas aux grandes surfaces, aux centres commerciaux. L'ampleur du développement de ce mode de distribution a dû attendre la généralisation de l'automobile pour s'étendre jusque dans les campagnes. Les centres commerciaux et les grandes surfaces se livrent une concurrence acharnée. Or, pour pouvoir prendre le dessus sur ses concurrents, une enseigne de la distribution doit vendre le plus de marchandises possibles au prix le plus élevé, elle doit avoir un chiffre d'affaire le plus élevé possible. Diverses techniques permettent de maximiser la plus-value réalisée par le vendeur. D'une part, il s'agit de donner envie d'acheter. D'autre part, il s'agit de faire passer l'importance du coût d'achat au second plan par rapport à l'importance de l'acquisition. Il faut donc exagérer l'importance libidinale de l'acquisition et euphémiser son impact financier – et donc le nombre d'heures de travail concret nécessaires à la contre-partie salariale du prix de la marchandise. Pour ce faire, les moyens de propagande hypertrophient la nécessité d'acheter pour l'individu-masse : les médias et la publicité associent l'image sociale du bonheur à l'achat. Ce bonheur est présenté comme un idéal universel. Ceci ne manque pas de frustrer les consommateurs de manière permanente. Ils ne se satisfont pas d'acheter, il s'agit pour eux de toujours acheter. L'augmentation de l'importance de l'acquisition par rapport à l'importance du quantum de travail déréalise ce dernier au profit d'une mystique du produit.
Comme la marchandise puis l'industrialisation séparent l'acte de faire et ce qui est fait, elles dissocient l'acte d'acheter et la puissance sociale de la représentation de soi. Le fordisme a poussé le mouvement à son paroxysme. Il correspond à un pic de production capitaliste, à sa gloire quantitative. Au niveau de la production, les tâches ont été divisées, disséquées, étudiées. On a calculé les positions du corps, de la tête, des mains qui maximisaient la production horaire. Les mouvements du corps et de l'esprit de l'acte de production étaient partagés et distribués entre les acteurs de la production selon un seul principe : faire le plus au plus vite. Il ne s'agissait même plus de faire tourner une machine qui tissait des vêtements, il s'agissait d'introduire un fil dans une aiguille toutes les vingt secondes. La tâche du travailleur n'a plus de lien – même indirect – avec ce qui est produit : un ouvrier textile peut se retrouver à tourner des boulons et un métallurgiste peut coudre des points toute la journée. Les ouvriers déjà dépossédés de la propriété des outils de production sont de plus exclus des connaissances utiles à leur utilisation. Au travail, il s’agit de ne plus penser. Pourtant, l’idée de l’être sans qualité apparaît dans son caractère utopique à l’occasion des pauses, des regards au travail et dans d’insoupçonnables interstices d’un monde sans qualité. La conformation jamais n’abolira le singulier.
Les aspects fordistes de la consommation ont surtout modifié les modes de distribution. Les échoppes ou les bazars ont cédé le pas aux grandes surfaces, aux centres commerciaux. L'ampleur du développement de ce mode de distribution a dû attendre la généralisation de l'automobile pour s'étendre jusque dans les campagnes. Les centres commerciaux et les grandes surfaces se livrent une concurrence acharnée. Or, pour pouvoir prendre le dessus sur ses concurrents, une enseigne de la distribution doit vendre le plus de marchandises possibles au prix le plus élevé, elle doit avoir un chiffre d'affaire le plus élevé possible. Diverses techniques permettent de maximiser la plus-value réalisée par le vendeur. D'une part, il s'agit de donner envie d'acheter. D'autre part, il s'agit de faire passer l'importance du coût d'achat au second plan par rapport à l'importance de l'acquisition. Il faut donc exagérer l'importance libidinale de l'acquisition et euphémiser son impact financier – et donc le nombre d'heures de travail concret nécessaires à la contre-partie salariale du prix de la marchandise. Pour ce faire, les moyens de propagande hypertrophient la nécessité d'acheter pour l'individu-masse : les médias et la publicité associent l'image sociale du bonheur à l'achat. Ce bonheur est présenté comme un idéal universel. Ceci ne manque pas de frustrer les consommateurs de manière permanente. Ils ne se satisfont pas d'acheter, il s'agit pour eux de toujours acheter. L'augmentation de l'importance de l'acquisition par rapport à l'importance du quantum de travail déréalise ce dernier au profit d'une mystique du produit.
La prolétarisation psychique
Pour forcer l'achat, on utilise des techniques de manipulations mentales. Ces techniques déterminent l'économie psychique de l'individu-masse utopique. Il serait plus exact d'appeler ces techniques des machines puisqu'elles ne permettent pas d'individuation, de créativité de l'utilisateur.
Du côté de la production, de l'organisation concrète du travail concret, la conception managériale exige que l'employé soit flexible, qu'il maximise son employabilité, qu'il se forme pendant sa carrière. Le travailleur doit être présentable, il doit investir sa vie privée dans l'univers de la production : la direction lui offre, lui impose des week-end de randonnée, des clubs de vacances, des restaurants, etc. La montée en puissance de l'individualisation du travail44 déréalise le travail concret. Le travailleur se considère comme une unité de production dont il doit maximaliser le rendement. Pour ce faire, à l'instar de tous les patrons vis-à-vis de leurs ouvriers ou des consommateurs, il néglige les conséquences professionnelles de la maximalisation des profits sur sa propre personne. Pour produire davantage en fonction d'un système sur lequel il n'a pas prise, en fonction d'impératifs de production qu'il ne maîtrise pas non plus, l'employé est responsabilisé à la tâche en étant intéressé au bénéfice. De ce fait, l'employé fait tout ce qu'il peut pour augmenter ce bénéfice : il étend son temps de travail, prend des drogues psycho-stimulantes, pratique le self control, les arts martiaux, la respiration, le yoga ou la mystique new age. L'employé en concentrant ses efforts sur l'amélioration de son rendement (en terme de travail concret producteur de valeur abstraite) ignore les externalités45 … internes. Il met sa santé en danger, fragilise son équilibre psychique46, réduit sa vie privée et la soumet aux impératifs de production. Il considère sa propre personne comme un objet à gérer.
La gestion du personnel oppose tous les producteurs entre eux. Ils doivent se livrer une concurrence sans merci pour décrocher les meilleures places. En dépit de tout ce qu'ils donnent, le jour où l'actionnaire souhaite fermer ou délocaliser, ils sont licenciés sans l'ombre d'une hésitation. L'ambiance sur les lieux de travail tient de ce fait de la guerre civile de basse intensité. L'essentiel de l'énergie – en termes de travail concret – absorbée par une carrière est consacrée à la lutte contre les collègues ou pour les places et non à la production elle-même. Cette situation en est arrivée à un point où le management devient contre-productif dans certaines situations extrêmes. En tout cas, le travail concret devient un aspect marginal, secondaire du travail concret par soumission à la violence sociale du travail abstrait.
Le sujet devient un rouage désirant (il faut vendre) de la machine. C'est une pièce de la mécanique sociale qui tourne exactement comme on lui dit de tourner. Le désir décrit par Lordon47 comme un devenir du conatus, de la force de vie singulière de l'individu est intégré comme pièce du puzzle productif, il est intégré à la machine industrielle, ce qui, pour parler comme l'économiste-philosophe, construit une passion triste, une passion ennemie de l'énergie vitale dont il provient. Cette pièce, pour tourner, désire, agit de sa propre initiative, c'est une machine intelligence, en quelque sorte – une machine transformée en son ennemi, en passion triste.
On ne peut pas savoir si le concept robotique de machine intelligente dépassera jamais le stade de l'utopie mais nous voyons que la forme humaine peut être dans une certaine mesure transformée en machine au sens où nous l'avons défini ci-dessus, en objet sans contrôle, sans possibilité de singularisation subjective. Cette transformation de l'humain en machine a un coût prohibitif en termes moraux, psychosociaux ou – même – économique au sens de la production de valeur d'usage par du travail concret.
Proposition
115
L'efficience
du management n'est absolument pas efficace. C'est une pensée
magique, un totem qui cache le tabou de la violence sociale et
managériale.
Proposition
116
Le
management plonge l'être dans la misère affective et sociale en
l'isolant et en le maintenant dans « la peur, l'envie et
l'espoir »48.
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En tant que consommateur, le rouage de l'individu en passion triste incarne le signifiant de la machine sémantique globale. Les habitus chères à Bourdieu, les goûts et les habitudes sociales deviennent des éléments de structuration, des moteurs de la transformation du capital en marchandise, de réalisation du capital. À ce titre, ils ne peuvent en aucun cas faire défaut faute de faire effondrer le système d'accumulation dans son ensemble : non seulement la partie de la valeur accumulée sur la production de valeur économique ne trouve pas d'extérieur pour être remplacée mais c'est alors la réalisation même du capital antérieur qui diminue en obérant la création de valeur ajoutée.
La hiérarchie sociale formée par la violence sociale devient une condition et une modalité de sa réalisation. L'image identitaire sociale dissout son propre signifiant dans ses rets sémantiques, elle devient sa propre machine à l'instar des travailleurs et des consommateurs. Le sens de ce qui est montré par le consommateur comme image sociale est déréalisé : c'est un sens étranger aux actes, aux aspirations, à la singularisation du sujet. L'image-machine révèle l'idéologie d'un monde harmonieux, d'un monde qui fonctionne, du premier monde, du monde par défaut dans l'espace de représentation public. C'est une idéologie, une pensée métaphysique et magique, elle n'a pas de fondement mais elle a des effets jusqu'au cœur des individus que leur misère plonge dans un désert affectif et matériel.
Note 34. La misère symbolique (Stiegler)
Par cette petite note, nous n'avons pas l'ambitieuse prétention de résumer une œuvre aussi foisonnante que celle de B. Stiegler, nous esquissons simplement quelques axes, quelques lignes de force de ce penseur attachant.
Ce grand lecteur de Simondon distingue trois niveaux de rétention49. La rétention primaire est celle des sens, la rétention secondaire, celle de la mémoire et la rétention tertiaire, celles des objets ou des hypomnematas, des séquences d'actes, des associations automatiques culturelles. Un livre est un hypomnemata au même titre qu'une clé USB ou une partition. Plus subtilement, les cérémonies rituelles ou les pierres tombales en sont également. L'angoisse provient d'un défaut d'être pour l'animateur d'ars industrialis, de mauvaises conditions de vie symbolique, de manque de soin et d'implication.
Lorsque [l]es consciences, tous les jours répètent le même comportement de consommation audiovisuelle, regardent les mêmes émissions de télévision à la même heure, et ce de façon parfaitement régulière, parce que tout est fait pour cela, ces « consciences » finissent par devenir de la même personne50.
Le défaut de singularité, de devenir individuant appauvrit l'être en tant que singularité. La misère symbolique est cette télé-culture, cette culture à distance de la masse qui exile l'individu de sa volonté et de sa singularité.
L'individualisation comme personnalisation, one to one, hypersegmentation des marchés, etc. est la transformation de la singularisation en particularisation par sa grammatisation numérique, dont l'efficacité quant au contrôle est infiniment plus puissante : elle produit performativement des modèles qui s'autoengendrent (par auto-organisation) et qu'elle projette dans le réseau (…) puis qui sont adoptés très « naturellement », le processus d'individuation psychique, collective et technique étant par soi un processus d'adoption51. (…) Or la particularisation du singulier est une standardisation des modes d'accès au milieu préindividuel (…) cela signifie, (...) la tendance à la liquidation de ce que Simondon nomme le transindividuel en tant que co-individuation du je et du nous52.
Il n'y a plus de je parce qu'il n'y a plus de nous. Il n'y a plus de je car les modalités de perception et de construction de la réalité sont standardisées.
1Que
l'on songe au personnage de Musil, L'Homme sans qualité,
déjà présent dans l'entre-deux guerres en Autriche-Hongrie. Ce
personnage incarne parfaitement ce qu'il reste de la subjectivité
après le capitalisme : une quête dans les décombres de
l'absurde.
2Ce qui serait une tentative de sape du père fondateur d’une approche scientifique de type contre-transfert. Une démarche pleinement freudienne, au fond.
3Voir, par exemple, S. Freud, Essai de psychanalyse, Payot, 2001, pp. 271-272. La constitution du Surmoi découle d'un investissement primitif dans un objet. Alors que le sujet se rend compte de l'extériorité de l'objet, il doit sublimer son désir d'assimilation à l'objet dans son Surmoi, dans son Moi idéal.
4H. Marcuse, L'Homme unidimensionnel, op. cit.
5E. Bernays, Propaganda, op. cit., p. 31 : La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.
6Voir à ce sujet E. Barnays, Propaganda, op. cit., p. 62, par exemple, Les propagandistes réussissent parfois à faire basculer tout un magma d'émotions collectives en jouant sur un vieux cliché ou en en forgeant un nouveau.
7Stiegler, De la misère symbolique, Flammarion, 2013, collection Champs essai.
8Bourdieu, La Distinction, Éditions de Minuit, 1979, collection le sens commun. Le principe de la distinction, c'est de cliver socialement et de marquer les clivages sociaux opérés par la différenciation des mœurs, des goûts ou des pratiques culturelles ou économiques des agents sociaux.
9G. Debord, La Société du spectacle, Gallimard, 1992.
10Jean Baudrillard, in À l'ombre des majorités silencieuses ou la fin du social, Sens & Tonka, 1997 développe cette idée de l'anéantissement du sens en général et du politique en particulier dans l'inertie des masses. Ce qui est identifié comme leur passivité serait porteur de sens actif. Cette évolution de la société coïnciderait avec son implosion en tant que force symbolique : Il y a eu des sociétés sans social, comme il y a eu des sociétés sans histoire. Les réseaux d'obligation symboliques n'étaient justement ni du « rapport », ni du « social ». À l'autre extrémité, notre « société » est peut-être en train de mettre fin au social, d'enterrer le social sous la simulation du social. Il y a pour celui-ci diverses façons de mourir – autant que de définitions. Le social n'aura peut-être eu qu'une existence éphémère, dans une étroite fourchette entre les formations symboliques et notre « société » où il se meurt. (pp. 69-70)
11R. Luxemburg, The Accumulation of the capital, op. cit.
12H. Arendt, Le système totalitaire, Le Seuil, 1972, collection Points Essais, 2005.
13Voir J. Baudrillard, La société de consommation, Denoël, 1970, collection Folio Essais, 2004, et Le système des objets, Gallimard, 1968, collection Tell, 2004.
14Simondon, Individuation psychique et collective, op. cit.
15F. Lordon, Capitalisme désir et servitude, op. cit.
16A. Ehrenberg, Le Culte de la performance, Hachette 2003, deuxième partie, C'est au club et nulle part ailleurs, pp. 99-170.
17A. Ehrenberg, L'Individu incertain, Hachette, 2003.
18Voir l'article de Lordon Les entreprises ne créent pas l'emploi, op. cit.
19Voir ci-dessous le chapitre sur la question de la technique et de la mécanisation, dans la huitième partie. De manière générale, à la suite de Simondon, nous distinguerons une technique qui permet la singularisation et la créativité de l'utilisateur d'une machine qui conforme son utilisateur.
20Voir, H. Marcuse, Éros et civilisation, Éditions de Minuit, 1971.
21La dissociation et l'opposition entre les principes de réalité et de plaisir est le fait d'une conjoncture historique donnée, une forme de violence sociale pré-capitaliste. L'opposition entre le principe de réalité et le principe de plaisir est donc susceptible d'être dépassée dans un contre contexte historique.
22H. Marcuse, op. cit., p. 54.
23Ibid. p. 54.
24Hobbes, Léviathan, traduction Gérard Mairet Paris, Gallimard, 2000, coll. Folio, 6e édition 2009.
25A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, op. cit.
26À savoir, κῠβερνήτης, le pilote, le gouverneur.
27Voir notamment, M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, et M. Foucault, Naissance de la clinique, PUF, 1963.
28Précisons que cette notion de main invisible vient d'A. Smith, La richesse des nations, op. cit. mais qu'elle est due à une lecture tronquée et partiale de cette œuvre. Nous faisons allusion ici non à la définition qu'aurait donnée Smith lui-même de cette main invisible mais à ce qu'en ont fait ses indélicats disciples.
29Voir notamment sur ce sujet, sur le management comme 'intériorisation' de finalités 'extérieures', E. Rodin, L'Horreur managériale, L'Échappée, 2011.
30Voir à ce sujet, la critique anthropologique décisive du libéralisme de Jacques Généreux dans La disociété, op. .
31Cette théorie explique que, puisque la richesse ruisselle des plus riches vers les plus pauvres, il faut favoriser l’enrichissement des plus riches qui, finalement, profitera à tout le monde. Cette théorie ne s’est jamais vérifiée. Et pour cause : en enrichissant les plus riches, on favorise l’accumulation et donc l’appauvrissement des prolétaires et les crises de surproduction.
32C. Lafontaine, L'Empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Seuil, 2004, pp. 26-27. Nous nous référerons à cette étude pour la suite du raisonnement.
33On peut compter comme structuralistes Lévy-Strauss en anthropologie, Saussure en linguistique, Baudrillard en sémiologie ou Lacan en psychanalyse. Contrairement aux positions tranchées de Lafontaine, il ne s'agit pas de qualifier ces découvreurs d'anti-humanistes mais de voir que le structuralisme évacue la question de la subjectivité et peine à intégrer le mouvement de l'être. Il ne s'agit pas de rejeter le structuralisme mais de voir les liens entre le structuralisme et la cybernétique et en quoi ces liens peuvent être signifiants dans le cadre d'une réflexion sur le sujet économique.
34Lafontaine, op. Cit., pp. 107-112.
35Ibid., pp. 119-121.
36Ibid., pp. 132-133.
37F. von Hayeck, Essais de philosophie, de science politique et d’économie, Paris, Les Belles Lettres, « Bibliothèque classique de la liberté », 2007.
38Lafontaine, op. cit.., pp. 137-138.
39J. Derrida, La Voix et le phénomène, p.92, Editions Quadrige, 2003, Paris.
40Lafontaine, op. cit., pp. 145 sqq.
41Voir notamment, B. Stiegler, De la misère symbolique, op. cit. ; une interview en ligne est disponible en ligne à <http://rue89.nouvelobs.com/2014/06/27/bernard-stiegler-les-gens-perdent-sentiment-dexister-votent-front-national-253270>
42E. Rodin, op.cit.
43Rodin, op. cit.
44A. Ehrenberg, Le Culte de la performance, Hachette, 2003.
45L'externalité est un effet externe de la production. Si la mine pollue les nappes phréatiques ou permet l'ouverture d'une école, il s'agit d'externalités, d'effets extérieurs à la production elle-même.
46Voir à ce sujet les études sur les nuisances du travail sur la santé de Christophe Dejours, notamment, par exemple, cet article de synthèse disponible en ligne : Christophe Dejours Aliénation et critique du travail, in Actuel Marx 39, 2006, <http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2006-1-page-123.htm>
47F. Lordon, Capitalisme, désir et servitude, op. cit.
48Selon la formule de Rodin.
49B. Stigler, De la misère symbolique, Flammarion, 2013.
50Ibidem, p. 41.
51Ibidem, p. 109.
52Idem.