Cet article est disponible en pdf ici
Le surtravail
Avant d'entrer dans le vif du sujet, il nous faut expliquer une
notion marxiste qui nous servira tout au long de notre raisonnement,
le surtravail. Cette notion marxiste est à la fois l'une des plus
simples – tous les travailleurs la ressentent de manière intuitive
– et l'une des plus complexes quand il s'agit de la quantifier.
Tout d'abord, précisons que le taux de profit de à l'investisseur
n'est pas la même chose que le surtravail. Le taux de profit, c'est
le retour sur investissement. C'est le gain divisé par
l'investissement initial sous toutes ses formes (il s'agit du point
de vue de l'investisseur), qu'il s'agisse de salaires (V, capital
variable) ou de capital fixe (C). Si un actionnaire achète pour 100€
d'actions, son taux de profit sera calculé en fonction de cette
somme de départ. Si les actions lui rapportent 10€ au bout d'une
année, le taux de profit sera la somme investie divisée par le
profit : 100€/10€ soit 10 %. Du point de vue de
l'actionnaire, il est indifférent que cette somme de 100€ ait été
consacrée à des salaires ou à l'achat de machine. Ceci explique
pourquoi les investisseurs ne boudent pas les pays à salaires
élevés.
Nous avons :
(6.1)
Mais, comme le faisait remarquer Marx, le profit n'est pas créé par
le capital. L'épargne dans une boîte à chaussure ne fait pas de
petits. C'est le travail qui crée le plus-value et … lui seul.
Nous avons nuancé cette thèse en distinguant la valeur économique
créée par les seuls salaires finalement – cette valeur économique
est parasitée par la rente – et la valeur d'usage créée par le
travail concret – qu'il soit rémunéré, qu'il soit sous contrat,
sous emploi, ou non. En nous concentrant sur le travail abstrait, sur
la création de valeur ajoutée par le salaire, nous observons que le
profit et les investissements sont extorqués lors
du processus
de création de valeur économique du salaire, le profit en tant que
parasitage économique et l'investissement en tant qu'accaparement.
Nous définirons la partie de la valeur créée par le travail
abstrait extorquée par l'investisseur comme le surtravail.
Par exemple, imaginons un le travail abstrait qui produit sur une
période donnée une valeur ajoutée de 100. Sur ces 100, 25 vont aux
dividendes, 25 aux investissements, propriétés de l'employeur, et
50 aux salaires individuels et socialisés. Le surtravail s'élève à
50, le taux de surtravail s'élève à 50/50, soit 100 %.
L'extorsion
concerne aussi bien les profits, les dividendes que la partie du
capital qui est réinvestie au nom du
propriétaire-extorqueur (C).
Le taux de surtravail se calcule en divisant le surtravail absolu
(les profits et la partie réinvestie du capital réinvestie) par la
partie de la valeur ajoutée dévolue aux salaires (V), inclus les
salaires socialisés par l'impôt ou par les cotisations sociales.
(6.2)
On notera en passant que le surtravail, c'est l'addition du taux
d'exploitation (Profit/V) et de la composition organique du capital
(C/V). Pour donner un exemple concret de différence entre surtravail
et le taux de profit, prenons l'automobile. L'investisseur investit
100€ et en retire 15€ de dividendes, par exemple. Le taux de
profit est tout simplement de 15 %. Mais ces 15% de taux de
profit ont été généré par les seuls salaires (V). Les salaires
ont également généré la valeur de C, des investissements dans le
capital fixe, dont les salariés sont volés comme propriétaires
d'usage légitimes. Dans le secteur automobile, les salaires valent
(typiquement) 15 % du chiffre d'affaire, les investissements
15 % et, nous l'avons dit, les profits 15 %. Nous avons
donc, en remplaçant les différentes valeurs dans (6.2), un
surtravail de 30/15, soit 200 %.
Quelle que soit l'exactitude des chiffres utilisés dans notre
exemple, nous avons, dans ce cas d'école, un taux de profit de 15 %
et un surtravail de 200% pour une même entreprise, un même
investissement, une même production de valeur économique et une
même production de valeur d'usage, un même travail concret.
L'investisseur voit un profit de 15 % et le travailleur
travaille deux heures pour son investisseur quand il travaille une
heure pour lui : sur son temps de travail, il preste 100 pour
lui quand il preste 200 pour son patron. Sur une journée de travail
de neuf heures, il travaille trois heures pour lui et six heures pour
son patron. Ce rapport, pour complexe qu'il semble, correspond bien à
la connaissance intuitive du travailleur de son temps de travail. Ce
taux de surtravail délirant (mais très réaliste) explique pourquoi
les pays à hauts salaires ne sont pas nécessairement des pays qui
font fuir les investisseurs, ceci explique pourquoi le taux de
chômage est quatre fois moins élevé aux Pays-Bas qu'en Espagne
alors que le salaire minimum y vaut plus du double :
l'investisseur ne regarde pas les salaires mais les retours sur
investissement alors que la vulgate libérale persiste à prétendre
qu'il importe de « baisser les coûts du travail » pour
attirer les investisseurs et augmenter l'emploi.
Proposition
51
Le
surtravail est la quantité de travail prestée au bénéfice du
propriétaire lucratif.
Proposition
52
Le
taux de profit est la quantité de profit divisée par
l'investissement en capital.
Proposition
53
C'est
le taux de profit qui attire les investisseurs et non la faiblesse
des salaires.
|
La différence entre ces deux taux, entre le taux de profit et le
surtravail, s'explique parce que, pour l'investisseur, le C,
l'investissement dans le capital fixe n'est pas un bénéfice alors
que, pour le travailleur, l'accumulation des investissements dans les
outils de production, dans les machines se finance par son travail.
La propriété lucrative tranche entre ces deux points de vue :
pour continuer dans l'exemple de l'automobile, si les ouvriers
cessent de travailler, l'usine appartient aux actionnaires, pas aux
ouvriers. Si les ouvriers souhaitent prendre une orientation
productive (une augmentation de salaire ou une journée de travail de
6 heures, par exemple) et les actionnaires une autre (une diminution
de salaire et une augmentation des cadences), ce sont les
actionnaires qui sont juridiquement habilités à prendre la décision
– ce qui contraint les ouvriers à faire valoir leur point de vue
par la grève, par un rapport de force dont ils ne bénéficient pas
autrement, ni de jure,
ni de facto.
Note 30. Le surtravail dans la restauration aux États-Unis
La
NRA, la National Restaurant Association a bloqué l'augmentation des
salaires minimaux dans vingt-sept états sur vingt-neuf. À New-York
ou dans le Connecticut, les salaires minimaux ont été amputés des
pourboires, ce qui a réduit à rien leur augmentation. Cette
association a également bloqué l'adoption des congés payés dans
plusieurs états1.
La
NRA est très conservatrice, elle bloque les réformes de la santé,
les salaires moyens dans la restauration rapide sont de ... 8,74
dollars l'heure (à la cuiller, six euros)2,
que ce secteur compte plus de douze millions de travailleurs aux
États-Unis pour plus de 600 milliards de profits (à peu près 500
milliards d'euros).
Par
rapport à ces chiffres, si nous divisons les profits du secteur par
le nombre d'employés, nous obtenons une moyenne de 50.000 dollars
extorqués chaque année à chaque producteur de la restauration. En
comptant quarante heures de travail hebdomadaire pendant cinquante
semaines par an, on arrive au salaire annuel moyen de 17.480$.
Le
rapport entre les deux chiffres (profit et salaire) constitue ce que
Marx appelle le surtravail, soit, 2,86.
Ce
chiffre signifie que le taux de surtravail moyen est de 286%,
ou encore que, pour chaque heure travaillée pour lui, un travailleur
de la restauration aux USA travaille en moyenne près de deux
heures et cinquante-deux minutes (2,86 heures) pour son patron. Sur
une journée de huit heures, le producteur commence à travailler
pour lui après plus de 5h50 de travail pour le propriétaire. En
commençant à 8h du matin, avec une heure de table, en terminant sa
journée de travail à 17h, le barman commence à travailler pour lui
vers 14h50 (ou vers le 20 septembre en annualisant l'image).
A
la fin du XIXe, Marx évaluait le surtravail à 100% (et intégrait
les investissements dans les profits). A cette époque, avec ce taux
de surtravail, les producteurs travaillaient pour eux à partir de
... 12h (ou vers le premier juillet en annualisant l'image).
La consommation comme production
Nous avons vu que la réalisation du capital produit antérieurement,
de la valeur économique entassée, était déterminante pour la
production présente de capital. Une marchandise, pour se convertir
en valeur économique, en capital, doit être vendue, c'est-à-dire
qu'un capital antérieur doit être converti (« réalisé »
en termes techniques) par échange en cette marchandise. Pour pouvoir
prétendre vendre quoi que ce soit – M. de Lapalisse ne me
contredirait pas – il faut que quelqu'un achète ou, pour utiliser
la terminologie technique, réalise son capital. Nous avons vu
que la partie de la valeur ajoutée dévolue aux salaires était pour
ainsi dire intégralement réalisée alors que la partie dévolue à
la rente, à la rémunération de la propriété s'accumulait.
Pour les propriétaires d'une entreprise, il s'agit de vendre tous
les produits de l'entreprise. Il faut que le cycle marxien A-M-M'-A'
soit complet. L'argent initial est investi dans des marchandises (du
salaire-marchandises, des consommations intermédiaires et des outils
de production) et est reconverti ensuite en argent, en capital par la
vente de la marchandise produite. La plus-value est créée par le
travail – et nous avons prouvé que c'était le salaire qui créait
cette valeur économique, quelle qu'en soit la forme – et, à
l'occasion de cette création, le capital parasite le processus pour
nourrir l'accumulation, sous forme d'investissements et, de manière
plus problématique, sous forme de rémunération du capital,
rémunération sujette à une accumulation mortelle pour l'économie.
Il importe en tout cas que les consommateurs convertissent
l'intégralité de leurs revenus en dépenses de consommation. Pour
ce faire, les entreprises développent des machines à pousser à
consommer. Ces machines, ce sont les modes, les événements-grands
messes de la consommation, la publicité, etc. Elles maintiennent la
pression sur les consommateurs par la manipulation de leurs désirs
et de leurs envies. Comme le dit Edward Barneys, Nous sommes pour
une large part gouvernés par des hommes dont nous ignorons tout, qui
modèlent nos esprits, forgent nos goûts, nous soufflent nos idées3.
L'organisation de la production par la consommation de masse et
l'organisation de la consommation par la manipulation des désirs
allaient ouvrir la voie à l'émergence d'une société, d'individus
post-sociaux.
Proposition
54
Pour
amener les consommateurs à consommer un maximum, les
propriétaires doivent manipuler leurs désirs au moyen de la
publicité.
|
Le mal nécessaire du besoin
L'économie de production et d'accumulation est donc intrinsèquement
liée à la manipulation des désirs, à l'économie du besoin. Cela
correspond à la connaissance intuitive qu'on peut avoir de la
chose : toute valorisation étant question d'attachement, de
désir d'appropriation ou d'usage de la chose, il était normal que
la production revînt à son chiffre premier, à ce qui en fait le
moteur.
Mais tout n'est pas désir, tout n'est pas consommation hédoniste,
tout ne se réduit pas à ce que Lordon qualifie de passions tristes,
de passions contraires à l'élan vital, au conatus de l'individu4.
Non, tout n'est pas désir.
L'aiguillon de la nécessité joue aussi à plein. Et, parmi les
besoins les plus impérieux, il y a les besoins vitaux,
l'alimentation ou le logement mais aussi la qualité de vie, l'air,
la possibilité d'insertion et d'échanges sociaux. Ces niveaux très
différents affectent le corps lui-même, la psyché et son besoin
d'interaction, d'insertion sociale, de vie intellectuelle et
spirituelle, d'affection, de toucher et de légitimité, le
narcissisme et son besoin de reconnaissance. Les besoins ne sont pas
nécessairement matériels mais l'aiguillon du besoin se fait
ressentir dans le seul domaine des revenus : toutes les
interactions humaines et tous les fruits du travail humain et des
ressources naturelles ont été monétisés. Un être humain n'a plus
d'accès à la terre sans condition (il faut qu'il soit riche ou
qu'il s'endette), un être humain n'a plus accès à la nourriture, à
la chasse, à la pêche sans condition, sous peine d'ostracisation
sociale, les êtres humains n'ont plus d'accès inconditionnel à un
logement, ils n'ont plus le droit de se construire un logement comme
ils veulent et où ils veulent. Le mouvement, ce mouvement que l'on
pourrait assimiler à ce que Polanyi appelait les enclosures,
s'étend aux domaines les plus improbables du génie, de la
créativité humaine et de l'abondance de la nature. Le copyright
monétise l'accès aux idées, aux innovations, les patentes sur le
vivant transforment les
codes
génétiques en marchandises à profit, etc.
Le
mouvement de mise sur le marché et d'enclosure dans la propriété
lucrative de toute chose, de toute ressource a finalement touché ce
qui fonde la prospérité (et la valeur économique) : le temps
humain. Ce temps est organisé en marché. À l'instar de n'importe
quelle marchandise, le temps humain se négocie, se vend, son cours
monte ou dégringole selon la conjoncture. Le temps humain, c'est
d'abord le temps
du travail,
temps minuté, organisé dans le moindre geste pour être efficace –
et tant pis pour les maladies professionnelles, tant pis pour le sens
du travail quand il se fait productif, répétitif, rapide.
Le
temps humain, c'est aussi le temps
de travail,
la quantification temporelle du travail humain à l'origine de tous
les salaires et, partant, de toute la valeur ajoutée. Les salaires
au temps peuvent être liée à la vente du temps comme force de
travail – il s'agit alors de la forme la plus brutale de
l'exploitation capitaliste du temps humain, à la qualification du
poste de travail et, en fonction de cette qualification, de la
rémunération du travailleur au temps de travail lié au poste –
c'est le contrat de travail typique du privé. Les salaires peuvent
être détachés du temps humain vendu quand c'est le travailleur en
tant que travailleur qui est qualifié et non le poste ou la force de
travail. À ce moment-là, le temps humain demeure le référent de
la création de valeur ajoutée en tant que fondement
du
salaire
attaché à la qualification du travailleur, mais c'est un temps de
vie et non un temps vendu sur le marché de l'emploi. Le temps de vie
de l'humain considéré, fonctionnaire, retraité ou chômeur,
vacancier ou parent est ce qui fonde le salaire et ce n'est plus le
temps de prestation de travail concret ou la nature, la productivité
de ce travail concret qui donne la valeur au salaire. Ceci nous
permet de voir que la généralisation du déjà-là
chère
à Friot, la généralisation du salaire comme rémunération du
temps de vie humain (en fonction de la qualification personnelle dans
sa version mais nous ne nous limiterons pas à ce cadre), peut très
bien créer à elle seule l'intégralité du PIB. On évite dans ce
cas-là l'accumulation sur le temps long à condition que
la
propriété lucrative et
la
rente cessent d'être rémunérées et qu'il n'y ait
pas
de salaires excessifs, de salaires qui ne puissent être
intégralement dépensés en dépenses courantes ou en dépenses
d’équipement exceptionnelles sur le temps long.
Enfin,
le temps humain, c'est aussi le temps
hors du travail,
le loisir ou le sommeil, et, là aussi, l'industrie du
divertissement, les masse-médias introduisent le temps compté, le
temps mesuré, le temps à la seconde dans tous ces secteurs. Ce sont
les queues pour les attractions, les programmes télévisés à
heures fixes, les saisons,
celles des feuilletons, celles des événements commerciaux, celles
de l'agenda des compétitions sportives internationales.
Ce temps hors travail sert à vendre les productions industrielles,
il sert à capitaliser les marchandises et, à ce titre, la
marchandisation du temps de loisir est intrinsèquement liée à la
production capitaliste. De la même façon que l'échange marchand
définissait un individu sans qualité, interchangeable, sans
propriété, un individu sans lien avec l'autre, le loisir marchand
construit un individu sans lien avec ses affects, sans plaisir avec
lui-même, embarrassé, handicapé du temps, celui qu'il a en propre
et celui qu'il partage avec autrui. Cet aspect de la marchandise
existe tant que le lucre et la plus-value organisent la production de
valeur économique. Le loisir dans l'économie de la consommation
menace pourtant la pérennité du système de la même façon que
l'accumulation menace la pérennité de la production : quand la
force libidinale du consommateur est à ce point comptabilisée,
gérée, utilisée, elle tend à devenir dysfonctionnelle et, avec
une énergie de vie dysfonctionnelle, c'est un consommateur sans
envie de vivre, sans envie, donc, de se battre, de gagner, de réussir
ou de briller qui émerge. Il y a une lutte au sein des propriétaires
entre d'une part les industries qui vivent de la maladie, les firmes
pharmaceutiques, les géants du loisir et, d'autres part, les
industries qui vivent de la foi en l'avenir, pour le meilleur ou pour
le pire, telles la construction, l'enseignement, les infrastructures
de transport, etc.
L'accumulation accapare les ressources concrètes
Nous avons vu que le travail abstrait repose dans une certaine mesure
sur le travail concret. La production de valeur économique n'est pas
nécessairement liée à la production de valeur d'usage, au travail
concret (que l'on songe aux bénévoles qui travaillent et n'ont pas
de salaire ou que l'on songe au salaire statutaire, lié au temps de
vie, au travail concret mais non conditionné directement au
travail concret). La valeur économique, le PIB est créée
finalement par les seuls salaires, par le seul travail abstrait. La
valeur concrète, la valeur d'usage, est créée par le travail
concret, aussi bien dans l'emploi que hors emploi – nous avons
d'ailleurs vu que, globalement, c'est le travail hors emploi qui
permet le travail dans l'emploi et non l'inverse.
La production de valeur économique par le système de la propriété
lucrative accapare les ressources au moyen de formes plus ou moins
sophistiquées d'enclosure, d'appropriation privée des ressources
communes. En partant de ce constat, nous nous retrouvons devant deux
questions :
- est-ce que la production de valeur économique est nécessairement
une appropriation des ressources communes ?
-
est-ce que le travail concret producteur de prospérité, de richesse
concrète est nécessairement une appropriation des ressources
communes ?
Et,
dans la négative, nous devrons voir comment trouver une forme
concrète et
une forme abstraite au
travail qui évitent l'épuisement des ressources et l'effondrement
de l'économie concrète et de la civilisation.
La production économique de valeur et l'appropriation des ressources
Nous l'avons dit, Harribey5
avait déjà vu que les impôts fonctionnaient comme un ajout de
valeur économique et non comme une ponction. La mise en concurrence
des marchandises à prix soumises à des impôts oblige les
compétiteurs à intégrer l'impôt dans leur calcul de prix. Tous
l'intègrent et l'impôt se retrouve donc dans tous les prix. Les
prix ont donc été au final augmentés de la valeur des impôts. De
même, les cotisations sociales fonctionnent de cette façon :
elles sont intégrées dans tous les prix6.
Nous avons vu que, de manière encore plus générale, les salaires
constituaient l'essentiel des prix, qu'ils créaient la valeur
économique et que le processus salarial de création de valeur
économique était parasité par la rente.
Le parasitisme de la rente n’est pas seulement un problème de
pouvoir d’achat. Ce parasitisme détermine surtout la nature et
l'organisation de la production concrète. Or, c'est cette nature et
cette organisation de la production concrète qui sont en jeu quand
il s'agit d'évaluer le rapport entre l'économie abstraite et les
ressources. Une création de valeur économique salariale n'implique
pas nécessairement le pillage des ressources puisque ce n'est pas le
fonctionnement abstrait qui est en cause ici mais bien le
fonctionnement concret de l'économie.
Pour prendre un cas d'école aussi simple qu'impossible, on peut
imaginer un PIB qui triple avec des salaires qui triplent sans que la
production concrète soit en rien affectée. Les gens gagnent et
dépensent davantage de salaire pour acheter des marchandises dont le
prix augmente puisque les salaires qu'il reconnaît augmente. Ce
faisant, les prix augmentant et les salaires augmentant en
proportion, on se retrouve avec les mêmes pratiques économiques
concrètes. Pour prendre un autre exemple, un tout petit peu moins
irréel, on a pu constater que, entre les années 60 où un revenu
suffisait à faire vivre un ménage de la classe moyenne et les
années 2010 où il en fallait deux pour un résultat comparable en
terme de train de vie, de standing ou de confort, on peut dire que
l'équivalent social des salaires a été divisé par deux : il
faut deux fois plus de salaires pour un même niveau de vie relatif.
Pour autant, ces cinquante dernières années, alors que l'importance
du salaire décroissait, l'économie réelle mettait davantage à
contribution les ressources naturelles, les ressources humaines ;
on forait des puits de pétrole en haute mer, on mettait au point le
lean, le management par la haine et d'autres techniques managériale
nuisibles à l'humain. Le salaire lui-même n'est donc pas
nécessairement lié à la dégradation, au pillage des ressources
alors que le
PIB, la valeur économique produite vient finalement toujours des
salaires. C'est dire que la valeur abstraite, la valeur salariale ne
dégrade pas nécessairement les
ressources, elle peut les dégrader mais on peut imaginer une
création de valeur économique qui ne mette pas en danger les
ressources humaines et naturelles de l'économie concrète.
La production économique concrète et l'appropriation des ressources
Si l'on considère l'économie concrète, les pratiques du travail
concret, on arrive aux mêmes conclusions. Il est possible d'avoir
des pratiques de travail concret qui détruisent la nature et
l'humain – nous en avons l'exemple multiplié à l'envi tous les
jours, dans le chapelet des catastrophes industrielles – mais on
peut également souligner des pratiques de production concrète qui
n'abîment ni l'humain ni la nature. Que l'on songe aux pratiques
agricoles de permaculture qui enrichissent l'humus,
que l'on songe aux coopératives, aux SEL7,
aux monnaies locales … il ne s'agit pas d'idéaliser telle ou telle
pratique de l'économie concrète mais il s'agit de voir que le
travail concret et, avec lui, la production économique concrète
(nous ne parlons pas de l'abstrait, de la violence sociale mais du
nous parlons bien du concret, de la relation d'humanisation de la
nature). On peut avoir une production agricole sans dol pour la
nature. Pour l'humain, c'est plus rare du fait des
conditions
concurrentielles particulières du secteur. On peut avoir une
production d'atelier, d'usine en coopératives, comme dans certaines
entreprises
réappropriées en Argentine, qui respecte les rythmes et le besoin
de codécision des travailleurs. Indépendamment de ces heureuses
expériences intéressantes, il y a aussi des travailleurs dans
l'emploi qui aiment leur travail, s'y épanouissent, trouvent un réel
plaisir technique et humain à l'accomplir – ces choses existent.
Pour être complet, il faut aussi mentionner le travail concret hors
emploi presté par les pensionnés, par les fonctionnaires
statutaires ou par les chômeurs (garde d'enfant, entretien du bâti,
travail de socialisation, formation, etc.). Il y a là une production
concrète considérable. Cette production respecte nécessairement
l'humain qui en est l'auteur puisqu'elle se fait sur base volontaire
– en mettant de côté les éventuels cas de manipulations
psychiques hors propos dans notre réflexion. Elle est nécessairement
plus respectueuse des ressources naturelles
puisqu'elle
s'opère indépendamment de la pression de la concurrence, de
l'impératif de productivité. Cette production concrète ne doit
donc pas recourir à l'externalisation des nuisances et peut assumer
tous ses coûts environnementaux et sociaux.
Piste pour éviter l'effondrement
En examinant les liens entre le travail concret, le travail abstrait
et la gestion des ressources s'esquisse ce qui peut être une sortie
du piège de l'effondrement annoncé par les Cassandre de tout bord –
Cassandre au rang desquels nous sommes obligés de nous compter.
Pour ménager l'humain comme ressource, il faut qu'il soit libre
dans
son travail concret et que le travail concret soit géré
en codécision par
les travailleurs. Pour prendre une métaphore politique, la
démocratie économique, et elle seule, garantit la liberté des
travailleurs et cette liberté leur permet seule de prendre en compte
leurs limites, leurs aspirations et leurs besoins, de se ménager ou
de se dépenser, de se passionner ou de se reposer. On peut également
imaginer, pour poursuivre notre métaphore, la solution du despote
éclairé. Le patron bienveillant, paternaliste, éclairé, se soucie
alors du
bien-être des travailleurs pour lesquels il prend les décisions.
Cette solution reste fragile et, entre les intérêts de ses intérêts
et les intérêts de ses travailleurs, le despote-patron pour
humaniste, pour éclairé qu'il soit, risque de trancher au détriment
des seconds sauf à risquer de se faire emporter par
la
concurrence. Si l'on imagine une codécision avec un employeur,
quelqu'un qui détermine la carrière salariale et concrète des
autres, cette personne est toute-puissante par rapport aux autres, ce
qui obère singulièrement leur capacité à décider. En tout état
de cause, la codécision implique que personne n'ait de moyen de
pression sur les autres et, partant, que le salaire créateur de la
valeur économique ne soit pas lié aux décisions de l'individu, du
travailleurs, il faut que ce salaire soit un droit politique. Pour
d'autres raisons, c'est exactement la conclusion à laquelle est
arrivé Bernard Friot. La reproduction, le respect de l'humain comme
ressource naturelle impose donc que le salaire soit un droit
économique comme le droit de vote est un droit politique et, comme
le travail concret est une aspiration humaine impérative, il faut
que le travail concret soit organisé en codécision par des
travailleurs libres de prester ledit travail concret.
Le travail concret doit être détaché du travail abstrait. Ici,
Friot propose de lier le travail abstrait, le salaire à la
qualification. C'est une piste, ce n'est pas la seule. De manière
moins émancipatrice, on peut aussi imaginer des collectifs de
travail à qui on attribue une certaine masse salariale et qui
tentent d'attirer, en distribuant cette masse salariale aux
travailleurs, les collègues qui les intéressent. Dans l'option de
Friot, la violence sociale se concentre dans les jurys de
qualifications, dans les institutions de pouvoir et de contre-pouvoir
que cela implique ; dans l'idée de collectifs qui attribuent
des salaires, cela se jouera au niveau institutionnel également (sur
quelles bases et comment la masse salariale sera attribuée à des
collectifs, comment un travailleur isolé pourra se faire prévaloir
d'une masse salariale supérieure, comment pourra-t-il s'augmenter,
ou se diminuer?). Ces pistes ouvrent plus de questions qu'elles n'en
ferment. Les expériences de travail concret et abstrait brillent par
leur multiplicité et leur variété. La démocratie économique est
à leur image, foisonnante, diverse, spécifique.
Par rapport aux ressources naturelles non humaines, nous avons vu que
l'accumulation concentrait les richesses et que la concentration des
richesses sabotait l'appareil productif – en ce compris les
ressources naturelles qu'il utilisait. Il est en tout cas nécessaire
d'éviter l'accumulation pour éviter l'effondrement et la
disparition des ressources naturelles. Pour ce faire, il faut
- éviter la rémunération de la rente (et abolir la propriété
lucrative de facto sinon
de jure)
- consacrer, de ce fait, l'intégralité de la valeur ajoutée aux
salaires (ou aux investissements qui paieront uniquement des
salaires)
- distribuer les salaires de sorte qu'ils soient tous
intégralement
dépensés dans le long terme. Friot évoque une échelle salariale
de un à quatre, d'autres prônent l'égalité absolue mais, en tout
état de cause, quand les inégalités de revenus dépassent un
certain niveau, l'intégralité des hauts revenus n'est plus
nécessairement
intégralement
dépensée même à une échelle de temps long
– il
y a une accumulation mortelle pour l'économie à terme. Cette
accumulation a un effet de chaise musicale avec la masse monétaire
en circulation.
Au-delà
de ces
quelques considérations sur lesquelles nous avons déjà eu
l'occasion de réfléchir, il nous reste la question de savoir
comment faire fonctionner la démocratie économique de manière
vertueuse, de manière à ce que les décisions des agents
économiques intègrent la nécessité du ménagement des ressources
naturelles. Tout d'abord, il faut souligner que, à toutes autres
choses égales, les travailleurs en codécision ont intérêt
à
préserver les ressources dont dépendent leurs activités. C'est sur
cet intérêt symbiotique qu'il faut compter et non sur quelque
mécanisme extérieur plus ou moins autoritaire tel les marchés ou
l'État-Léviathan. L'intérêt ou l'intérêt objectif est ici
compris comme la
force de la détermination des contingences matérielles. Comme a
priori,
les humains ont
tendance
à prendre les bonnes décisions s'ils veulent préserver leur
activité, nous avons
tendance
à croire dans une espèce de pari pascalien à l'efficacité, à la
bienveillance et à la considération du bien-être général dans
les décisions d'assemblées de travailleurs libres. Bien sûr, nulle
assemblée, aussi démocratique soit-elle n'est à l'abri d'erreur
d'appréciation mais un collectif humain qui fonctionne en donnant
voix au chapitre à toutes les sensibilités – à tous les intérêts
objectifs – aura
tendance à prendre des décisions plus réfléchies et mieux
acceptées par le groupe. Ces décisions auront tendance à être
plus en phase avec ses intérêts.
Par contre, de manière générale, une institution quelle qu’elle
soit n’évite ce genre de dysfonctionnements que si d’autres
institutions lui font contre-pouvoir.
C'est
la question du Léviathan, de la main invisible du marché qui se
pose ici. Est-ce que l'humain est naturellement bon, est-ce qu'il
aura tendance à préserver les intérêts de l'espèce, de son
milieu, dans ses décisions ou est-ce que son égoïsme doit être
tempéré par des instances coercitives, par des institutions ?
Cette question dépasse le présent ouvrage, elle ouvre la question
du politique – nous nous bornerons à répondre avec Jacques
Généreux8
que l'Homme n'est ni mauvais, ni bon, il est relationnel
et
que c'est sur l'être social et sur la socialité de l'être humain
que repose l'opportunité des choix humains par rapport au devenir de
l'espèce et de son environnement. Pour le formuler autrement, le
champ politique doit être appréhendé sous la question des liens
sociaux – et c'est dans la mesure où les travailleurs, les
gestionnaires en codécision, seront en lien entre eux et avec des
tiers qu'ils intégreront les intérêts de l'espèce et de son
milieu. La question politique devient alors anthropologique. Sans
prétendre épuiser cette passionnante question anthropologique du
devenir politique, nous étudierons un peu plus loin la construction
de l'être ontologique dans le faire, dans
les
différents modes d'organisation de la production économique
concrète et de la violence sociale.
Proposition
55
L'économie
humaine n'a pas besoin d'être gouvernée par un gouvernement
puissant ou par des mécanismes de régulation tels que la
concurrence ou le marché.
Proposition
56
La
vie de l'espèce humaine dépend de la terre, de ses ressources
naturelles et de la richesse de la vie qui s'y déploie.
Proposition
57
Si le
payeur est le décideur, on considérera à bon droit qu'il
décidera de ne point nuire à ses intérêts.
|
La production
À de multiples reprises, nous avons utilisé les notions de travail
concret et de travail abstrait. Nous avons défini la différence
entre ces concepts. Le travail concret, c'est l'ensemble des actes
productifs de biens ou de services, c'est l'ensemble des interactions
humaines avec la nature. En effet, l'être humain, comme tous les
autres vivants mais de manière spécifique, a le besoin d'exister,
de transformer son environnement. Ce besoin d'humanisation de
l'environnement va de pair avec une influence de l'environnement sur
l'être humain, sur ses mœurs, son organisation sociale ou son
économie concrète. L'ensemble des actes concrets posés par l'être
humain forme le travail concret. Ces actes créent des biens ou des
services, des choses, des actes sociaux qui ont une valeur concrète,
tangible. On se brosse les dents, les dents sont donc concrètement
nettoyées,
ce qui en prolonge l'utilisation, ce qui rafraîchit l'haleine, etc.
Contrairement à ce que suggère ce premier exemple, le travail
concret peut prendre une tournure très immatérielle. La
conversation entre voisins
est
un travail concret de
socialisation, de création de valeur d'usage,
de valeur concrète sociale. De même, le travail de présence à
l'enfant, ou le
travail de jeu de l'enfant peuvent être qualifiés de travail
concret. Tous les humains – aussi jeunes, aussi malades, aussi
vieux qu'ils soient – sont concernés
par
le travail concret de modification de l'environnement, par le travail
concret de la vie.
Le
travail
concret dans son ensemble crée donc des choses avec une valeur
d'usage,
des biens et des services, du temps social. On humanise
l'environnement, on effectue une tâche pour transformer
l'environnement, pour y ajouter quelque chose d'humain, de singulier
en fonction d'un usage. L'usage ne se confond pas avec l'utilité.
L'art concentre une
valeur d'usage importante, l'esthétique, l'abstraction, la poésie
ou, nous l'avons dit, la socialisation modifient l'environnement, les
humains proches qu'ils affectent, et créent une valeur d'usage, une
valeur d'existence. La valeur d'usage peut-être éminemment
sociale : bien s'habiller, être flatté par le regard d'autrui,
se fondre dans un milieu donné participent de la valeur d'usage.
Les
actes productifs de valeur d'usage construisent ensemble la
prospérité individuelle et générale. Ce sont des biens et des
services concrets, de la nourriture, un toit, une vie sociale et
culturelle dont on jouit. L'ensemble de ces choses construit ce que
nous appellerons la richesse.
La richesse peut être produite de bien
des
façons :
-
il peut s'agir de travail concret gratuit, d'un homo
faber9.
Le travailleur agit alors (pour ainsi dire nécessairement)
hors du cadre de l'emploi, il agit par plaisir et par volonté
d'accomplir un objet déterminé. A priori, ce type de travail n'a
rien à voir avec la violence sociale sauf si la
volonté est prise dans des réseaux, des dépendances de violence
sociale.
-
il peut s'agir de travail gratuit d'un animal
laborans.
C'est le travail que l'on fait au quotidien. Il peut être pénible
ou agréable et permet, en tout cas, de par le prix qu'il donne aux
choix de vie, d'assumer un point de vue, d'assumer ses
responsabilités. Sans soin, sans attention à l'enfant, faire un
bébé n'aurait aucune implication, ce ne serait pas un choix qui
engage, cela n'impliquerait pas la responsabilité de celui ou celle
qui pose cet acte. Il en va de même pour tous les choix que l'on
peut faire dans la vie, petits ou grands, si l'on prend une voiture,
il faut l'entretenir ; si l'on entreprend des études, il faut y
travailler faute de quoi les choix sombrent dans l'absurde d'un
dilettantisme velléitaire. De la même façon, ce type de travail –
pour pénible et répétitif qu'il puisse être – demeure en
principe étranger à la violence sociale sauf si la
volonté est prise dans des réseaux, des dépendances de violence
sociale et
sauf si les données du choix de l'individu sont
inexactes – qu'elles soient manipulées à dessein ou non.
- il peut s'agir de travail concret presté à l'occasion d'un
travail abstrait médiateur de la violence sociale.
Le travail en emploi, ou, de manière générale, le travail concret
régi par une violence sociale de quelque type que ce soit, ne
produit qu'une petite partie de la richesse humaine. Nous devons
également tempérer cette affirmation en examinant la nature de la
richesse créée. Cette richesse n'est pas une valeur d'échange et,
puisqu'elle ne peut être rapportée à un étalon, elle n'est pas
quantifiable. Elle n'est pas quantifiable mais elle est qualifiable :
elle peut être aussi positive pour
l'humain ou son environnement que négative ou
neutre.
Pour
reprendre l'idée de passions tristes spinoziennes, idée développée
par Lordon10,
les désirs qui s'opposent à la force de vie comme force de vie,
comme conatus, sont tristes.
Pour paraphraser Nietzsche11,
est mauvais ce qui est ennemi de notre puissance, est bon ce qui lui
est favorable. De la même façon, on peut apprécier la richesse en
fonction de ses effets sur l'humain-forme de vie. Cette appréciation
sera culturelle, déterminée par des objectifs et par une vision du
monde propres au regard qui évalue mais, dans cette subjectivité
assumée, elle construit un système de valeur, d'évaluation
économique pertinent. Ceci pose la question des intérêts
ennemis,
des formes d'appréciation opposées. Pour prendre un exemple un peu
simpliste, si je jouis de l'usufruit d'un jardin et que, dans le fond
de mon jardin passe une ligne de chemin de fer, le jour où la
compagnie ferroviaire élargit la ligne, pour les passagers, cela
représente un gain de temps et de confort appréciable et, pour moi,
des lignes de laitues qui disparaissent. Du point de vue du voyageur,
l'élargissement de la ligne est une création de richesse positive,
du point de vue du jardinier, c'est une création de richesse
négative.
L'enjeu
de l'appréciation de la richesse concrète créée à l'occasion du
travail concret – que ce soit sous l'égide de la violence sociale
ou non – structure la société en classes
aux
points de vue, aux intérêts opposés. Le capitalisme de masse a
innové en tentant de modifier le point de vue des dominés, en les
influençant pour qu'ils adoptent le point de vue opposé à leurs
intérêts. La classe moyenne a deux points de vue sur la richesse
concomitants et opposés
comme
nous le verrons un peu plus loin.
Écologie et opposition entre valeur économique et valeur d'usage
Nous
avons vu que l'appréciation de la richesse concrète
était
liée au travail concret et
aux ressources naturelles – ce qui pourrait se résumer par les
seules ressources naturelles si l'on considère le temps et
l'activité humaines comme des ressources naturelles. Mais la valeur
économique est
créée par les salaires, en dernier ressort, et le processus de
création de valeur économique est parasité par la propriété
lucrative qui en détourne une partie (l'ε)
et prolétarise l'acte productif en le dissociant de l'acte
d'utilisation, de la consommation. C'est la propriété lucrative et
la direction particulière qu'elle donne à la production concrète
économique qui sont problématiques du points de vue des ressources
naturelles et humaines, pas la production économique en soi. Par
l'absurde, on pourrait imaginer une gestion de la violence sociale
par l'argent et par les salaires qui n'implique pas de production
concrète dangereuse pour les ressources humaines et naturelles. Si
on distribue des salaires, qu'on crée de la valeur ajoutée ce
faisant, on peut imaginer une production concrète de marchandises à
prix qui ne soit pas hostile aux ressources naturelles et humaine.
Pour ce faire, il nous faut bien comprendre ce qu'est la violence
sociale de la propriété lucrative et en quoi elle prévient toute
considération écologique ou sociale dans l'organisation de la
production concrète – et ce en dépit des discours moralisateurs
dont se prévalent les propriétaires lucratifs. Si on reprend la
convention capitaliste du travail telle que
Friot
la décrit, nous avons la notion de propriété lucrative, de marché
de l'emploi et de dette qui mettent tous
les
acteurs économiques sous la coupe
des
propriétaires lucratifs. Les propriétaires lucratifs ne subissent
pas de pression mais veulent maximiser leurs retours sur
investissements. Pour ce faire, en nous référant à la définition
de la valeur ajoutée, ils peuvent manipuler les différents termes
des équations
(2.2)
et (2.4) ci-dessus pour
-
augmenter le taux d'exploitation, diminuer les salaires et augmenter
le temps de travail pour un même salaire, cette politique gaspille
les ressources humaines et naturelles à des seules fins vénales
serviles
-
diminuer les investissements mais, à terme, sous la pression de la
concurrence, cette politique condamne l'entreprise … et ses
bénéfices. C'est néanmoins une stratégie utilisée par les fonds
vautour qui achètent les outils de production pour les dépecer et
en licencier le personnel
-
diminuer les consommations intermédiaires en dégradant la qualité
des produits vendus. C'est là aussi une stratégie qui ne tient que
sur un très court terme, avant la disparition sous la pression d'une
concurrence de meilleure qualité
-
pratiquer un management extrême, une gestion du personnel qui les
sollicite au maximum quitte à assumer une certaine rotation du
personnel, quitte à externaliser les frais de santé du personnel
victime de cette politique sur la sécurité sociale
-
externaliser les coûts de production. L'inventivité vénale ne
connaît pas de limite en la matière, mais citons les principales :
laisser les coûts de dépollution de l'activité industrielle aux
pouvoirs publics (et abandonner les bénéfices aux seuls
actionnaires) ; fiscaliser les salaires, les faire payer par la
collectivité, au moyen d'aide à l'emploi ou d'exemption des
cotisations (c'est-à-dire de baisse de salaire)12.
Proposition
58
La
propriété lucrative déresponsabilise les producteurs ce qui la
rend incompatible avec l'écologie ou l'éthique.
|
Tous
ces moyens pour augmenter le taux de profit mettent à mal les
finances publiques, les salaires, ils augmentent le taux
d'exploitation et pillent les ressources naturelles et humaines. Les
agents économiques sont mis sous pression par l'aiguillon de la
nécessité, par la peur de la misère,
soit
parce qu'ils sont prolétaires et doivent vendre leur force de
travail – c'est le marché de l'emploi dans la convention
capitaliste du travail selon Friot – soit parce qu'ils sont
endettés et doivent payer leur créancier et
les intérêts,
intérêts qui définissent des fonctions de type exponentiel, qui
définissent donc une pyramide de Ponzi comme nous l'avons vu. Les
agents économiques sont donc tous sous pression (à part les
propriétaires lucratifs qui sont des parasites économiques, nous
l'avons vu) et doivent se conformer à l'impératif de productivité.
C'est dans ce cadre qu'ils participent au pillage des ressources
humaines, sociales et naturelles communes. C'est donc ce cadre qui
est problématique – et nullement les activités économiques
ou concrètes en
tant que telles. Il faut donc nécessairement changer ce cadre si
l'on veut cesser le pillage des ressources humaines et naturelles.
Pour ce faire, il faut a
minima un
cadre de production économique et concrète qui
-
permette
la liberté de l'agent économique d'accepter ou de refuser de
participer au pillage des ressources dont
il dépend aussi. Pour
ce faire, il faut dissocier le droit à la participation économique
de l'activité concrète, il faut dissocier le salaire, la
reconnaissance de la création de valeur économique du travail
concret
-
définisse un cadre – législatif ou démocratique – qui limite
les activités concrètes à valeur d'usage négatif. Pour ce faire,
il faut amener la démocratie dans la production concrète et
économique,
ce qui peut faire l'objet d'étude en soi (voir Friot).
-
associe la décision relative à l'usage d'une ressource naturelle ou
humaine à celles ou ceux qui seront touchés par l'affectation, par
l'usage de cette ressource. En premier lieu, il faut que le
producteur (abstrait, salarié ou concret, travailleur dans l'emploi
ou hors emploi) puisse décider de
manière souveraine, sans aiguillon de la nécessité,
comment allouer
les
ressources humaines dont il est porteur.
La plus-value de consommation
Résumé
des développements mathématiques du chapitre
Nous
introduisons un nouveau concept, la plus-value de consommation. Il
s'agit d'évaluer ce qu'on gagne (ou, de manière négative ce
qu’on perd) comme temps de travail abstrait à acquérir un bien
quelconque. Pour ce faire, nous comparons la rémunération
horaire du travail abstrait du vendeur et de l'acheteur-salarié.
Si un cadre bien payé achète des produits à des agriculteurs
mal payés, il gagne ce faisant une plus-value de consommation,
il gagne du temps et de l'argent par rapport à une production
qu'il aurait effectuée lui-même à son tarif horaire.
Les
rapports marchands reflètent une injustice sociale, des rapports
de violence sociale que la pseudo objectivité du prix, que la
naturalisation de la loi de l'offre et de la demande s'obstinent à
masquer. Ces rapports détermine une classe sociale qui gagne
parfois à acheter et qui parfois y perd. Cette classe sociale –
la petite bourgeoisie en terme marxiste ou la classe moyenne en
terme libéral – se trouve prise dans des rapports
d'exploitation dont elle est tour à tour victime (plus ou moins
consentante) et bénéficiaire (plus ou moins consentante).
|
À ce stade de l'étude de la consommation, il nous faut comprendre
ce qui attire et fascine dans la consommation. On peut certes
mentionner les techniques de marketing13,
la manipulation mentale de la publicité mais, pour reprendre une
idée chère à Götz Aly14,
les pires régimes ne sont soutenus que parce que une partie
majoritaire de la population y trouve matériellement son
compte15.
On s'en persuadera en écoutant les discours de stigmatisation des
politiciens en quête de voix faciles : ils dénoncent des
minorités dominées et exemptent les majorités dominantes. De la
même façon, la consommation tient parce qu'une majorité de la
population y trouve son compte malgré tout. Si nous voulons
comprendre le phénomène de la consommation, il nous faut comprendre
en quoi cette majorité trouve son compte dans la pratique de la
consommation. Cette majorité n'est pas constituée que des plus
riches, les pauvres aussi trouvent un certain intérêt à ce système
alors même qu'ils sont dominés.
Pour comprendre la consommation, revenons au concept de classe
sociale. Nous nous inscrivons en faux par rapport à une littérature
politique qui confond les classes sociales avec une liste d'individus
dotés de telle ou telle caractéristique sociale. Au contraire, à
la suite de Marx, nous définirons les classes sociales comme des
rapports de production. Nous avons défini la propriété lucrative,
la propriété des moyens de production qui parasite le processus de
création de valeur économique par les salaires. Les salariés (en
emploi ou hors emploi) créent la valeur économique en tant que
salariés, ils créent la valeur économique par le travail abstrait.
Les rentiers parasitent ce processus de création de valeur
économique en prélevant une rente qu'ils ne réalisent pas et qui
s'accumulent. Les salariés ne sont pas propriétaires des moyens de
production et ils en sont les usagers alors que les rentiers sont
propriétaires des moyens de production dont ils ne sont pas les
usagers.
L’appartenance à telle ou telle classe sociale n’épuise pas la
subjectivité de l’agent social. La classe sociale est un aspect de
l’être, un aspect fondamental dans ses relations avec la chose
économique, mais, pour autant, il y a toujours un reste
irréductible, une partie de l’être qui n’est pas spécifiquement
liée à la violence sociale. Les agents décrits ici ne sont donc
pas des personnes mais des images sociales qui constituent des agents
archétypaux. Ces images fonctionnent comme des idéaux agissant sans
lieu. L’être social pur, réductible dans son identité et dans
son être à l’agent social n’existe pas mais tout agent social
subit d’une façon ou d’une autre la pression de la conformation
à cette image utopique, sans lieu. De la même façon qu’un athée
décrirait la religion comme « une foi en quelque chose qui
n’existe pas, foi qui a des effets tangibles », nous
décrirons l’utopie de l’être capitaliste comme « quelque
chose qui n’existe pas de manière pure dans une incarnation mais
quelque chose qui fait pression en tant qu’image sur les agents
sociaux ». À ce titre, les images sociales dont nous parlons
ci-dessous (le bourgeois, le petit-bourgeois, le prolétaire, le
consommateur, le producteur, etc.) ne s’incarnent pas dans des
figures pures sans reste mais elles agissent en tant que modèle, en
tant qu’archétypes sociaux. L’adhésion sociale impose des
sacrifices de conformation sans jamais parvenir à supprimer le
hiatus entre les personnages sociaux issus de rapports de production
et leurs incarnations. Les rapports de production ont tendance à
générer des traits de fonctionnement, ils construisent une vision
du monde liée à des intérêts spécifiques. Mais les individus qui
constituent le corps social ne se réduisent jamais à ces traits de
fonctionnement, à ces spécificités psycho-sociale. C’est
pourquoi, quand nous parlons de personnalité sociale, de personnage,
que ce soit dans le cadre de la petite-bourgeoisie, des traits
psychiques des agents sociaux ou de perspective historique
subjective, il s’agit bien d’utopies agissante, d’idées sans
lieu, sans incarnation, de forces sociales qui traversent les agents
sociaux.
Les rapports de production définissent deux classes aux intérêts
opposés : les rentiers, les bourgeois en termes
marxistes, possèdent les outils de production, doivent augmenter le
taux d'exploitation pour augmenter leurs revenus, ils décident ce
qui est produit et dans quelles conditions et sont détenteurs des
droits à déterminer qui va toucher quels salaires liés aux postes
de travail ou à la force de travail alors que les salariés, les
prolétaires en termes marxistes sont contraints de
vendre leur travail abstrait et, pour ce faire, doivent soumettre ce
travail abstrait à la prestation d'un travail concret régit par des
rentiers. Ils sont les usagers des outils de production, ils les
financent par la valeur créée à l'occasion de leur travail
abstrait mais ne décident pas de la nature du travail concret dans
le cadre de leur travail abstrait ou de l'affectation des outils de
travail qu'ils paient.
Marx avait donc défini ces deux classes comme rapports de
production. Nous éclairons ces rapports de production à la lumière
de nos réflexions sur la valeur économique mais, en examinant les
choses du point de vue de la consommation, nous pouvons dégager une
troisième classe qui recoupe les deux classes marxiennes, la classe
des consommateurs. Pour comprendre cette classe, il faut voir qu'un
rapport de production ne sépare pas nécessairement des individus en
des listes étanches. On peut être tenus par plusieurs rapports de
production différents. Un ouvrier peut être actionnaire, une femme
d'origine bourgeoise (au sens marxiste, donc) peut, suite à la
maladie ou à une mésalliance, être contrainte de vendre sa force
de travail, etc. Les rapports de classe – nous y insistons – ne
définissent pas des clans étanches : ils sont antagoniques
mais pas incompatibles. Un individu peut s'inscrire simultanément
dans plusieurs rapport de classes antagoniques. Fort du constat de la
possibilité d'ubiquité sociale de l'agent économique, nous pouvons
réfléchir à ce qui se passe, en terme de rapports de production,
dans la consommation.
Prenons un exemple, si un enseignant contraint de vendre sa force de
travail (un prolétaire en termes marxiens, donc) se rend chez un
boulanger (un prolétaire également, sauf s'il est propriétaire de
sa boulangerie et qu'il a des employés), il peut faire une
intéressante opération. En négligeant les consommations
intermédiaires dans notre exemple, mettons qu'il faille une heure à
l'enseignant pour pétrir et cuire ses trois pains hebdomadaires,
s'il se rend chez le boulanger, il va acquérir les pains (en leur
ôtant la valeur de la farine) pour, disons, trois euros,
c'est-à-dire un 500e de son salaire mensuel. En admettant
que cet enseignant travaille 150 heures par mois (c'est un vieil
enseignant qui ne prépare plus beaucoup ses cours), cela représente
l'équivalent le travail abstrait lié à 20 minutes de travail
concret, de salaire pour l'enseignant. L'enseignant a gagné 40
minutes en allant acheter du pain. Mais ces 40 minutes peuvent être
imputées à la spécialisation de la production, à la division du
travail, à la mécanisation, aux économies d'échelle, c'est-à-dire
à « C », à l'accumulation de capital sous forme de
capital fixe, d'outil de production, sous toutes ses formes.
Pour comprendre les rapports de production à l’œuvre dans cet
acte de consommation, il nous faut examiner ce qui se passe chez le
boulanger. Il faudra tenir compte de ses investissements, de son
degré de mécanisation, du fait qu'il utilise ou non des apprentis
payés au lance-pierre, etc. Mais, en tout état de cause, on peut
imaginer un boulanger dont
- le travail abstrait horaire du boulanger est moindre que celui de
l'enseignant : le boulanger est alors perdant relativement
dans
la transaction. Plus il vend du pain à l'enseignant, plus il
s'appauvrit par rapport
à
l'enseignant. En terme de pouvoir de consommation, il réalise les
pains dans un quantum de temps supérieur au quantum de temps que
l'enseignant utilise comme base du travail abstrait à l'origine du
prix. Dans notre exemple fictif, le train de vie du professeur domine
celui du boulanger, le professeur peut acquérir davantage de
marchandises à prix ou vendre moins de temps de travail. Le travail
abstrait de l'enseignant est supérieur au travail abstrait du
boulanger et la consommation révèle, incarne cette
inégalité de rapports de production.
-
le travail abstrait horaire du boulanger est supérieur à celui de
l'enseignant : il
est
alors gagnant relativement dans
la transaction. Plus il vend du pain à l'enseignant, plus il
s'enrichit par rapport
à
l'enseignant. C'est là aussi la consommation qui incarne, qui révèle
cette inégalité de rapport de production.
Le mode inégalitaire de la rémunération, l'inégalité du travail
abstrait révélée dans la consommation amène d’inévitables
frustrations : comment admettre que des gens doivent prester
moins de temps de travail pour gagner autant ou doivent en prester
autant pour gagner davantage ? Cette frustration se pose pour
l'entièreté du corps social, prolétaire (ou bourgeois). Les
patrons font valoir le fait qu'ils travaillent dur pour gagner leur
argent (la pénibilité du travail concret tente de justifier
moralement l'injustice du travail abstrait) ou qu'ils ne gagnent pas
tant que ça, qu'il y a des patrons mieux payés (l'injustice du
travail abstrait, ils en sont aussi victimes). Pour stériles que
soient ces discours d’auto-victimisation, ils se retrouvent à tous
les échelons du corps social. Notre boulanger peut les tenir aussi
bien que notre enseignant, un chômeur peut les tenir aussi bien
qu'un journaliste-star.
Nous nommerons la plus-value réalisée à l'occasion de la
consommation par le consommateur, la plus-value de consommation.
Cette plus-value est une moins-value pour l'autre partie impliquée
dans la consommation. Nous entendons bien que la consommation est un
processus complexe mettant en œuvre beaucoup d'acteurs différents
mais, pour chacun d'eux, à l'occasion de chaque acte de
consommation, on peut dégager cette plus-value de consommation.
Concrètement, si nous reprenons notre exemple (un peu simpliste) de
l'enseignant qui achète son pain – en négligeant la farine qui
ferait l'objet d'une analyse de la plus-value de consommation
distincte – nous pouvons dégager une valeur monétaire à la
plus-value de consommation.
Imaginons
un boulanger qui travaille 200 heures par mois pour un salaire net de
1400€, soit 7€ de salaire net horaire16.
L'enseignant gagne 1800€ par mois (c'est un vieil enseignant, nous
l'avons dit, il est en fin de carrière) pour 150 heures de travail
par mois, soit un salaire horaire de 12€. La plus-value de
l'enseignant pour les 15 minutes de salaire que sont les 3€ du prix
du pain (hors farine), c'est ce qu'il touche lui pendant ces 15
minutes moins ce que touche le boulanger pendant ces 15 minutes, soit
12/4 – 7/4€ = 1,25€, soit, en taux par rapport à la dépense
totale, 1,25/3 = 42 % de plus-value de consommation pour
l'enseignant. Une bonne opération sur base de nos chiffres fictifs.
Quant au boulanger, sa moins-value de consommation sera égale à ce
qu'il gagne pendant le temps qu'il lui faut effectivement pour
réaliser le pain (facturé 3€ à raison de 7€ de l'heure, il lui
aura fallu 25 minutes pour le faire – nos chiffres sont fictifs,
rappelons-le, ils sont là pour illustrer la notion de plus-value de
consommation), pendant ces 25 minutes, il aura gagné 3€ alors que,
dans le même temps, l'enseignant aurait gagné 5€. La moins-value
du boulanger est de 2€, soit, en proportion, un taux de moins-value
de 67 %.
De manière générale, nous aurons
(6.3)
(6.4)
si le temps de consommation est plus élevé que le temps de
production, cette plus-value de consommation est une moins-value
de consommation (avec la même valeur). Quant au taux de plus-value,
il est égal à cette plus-value divisée par la somme d'argent sur
laquelle elle est réalisée, par le prix. Dans le prix se retrouvent
aussi bien les cotisations, les impôts que les consommations
intermédiaires étrangères à l'échange commercial analysé.
(6.5)
(6.6)
si le temps de production est plus élevé que le temps de
consommation, cette plus-value de production est une moins-value
de production (avec la même valeur). De même :
(6.7)
Derrière ces concepts un peu abscons, il y a l'idée que certaines
consommation enrichissent ceux qui s'y adonnent et d'autres
consommations qui les appauvrissent. Les gadgets électroniques ou
l'alimentation enrichissent typiquement les consommateurs puisque les
producteurs sont notoirement sous-payés dans ces secteurs – encore
faut-il distinguer les niveaux de production, certaines parties de la
production peuvent être dommageables au consommateur – et,
inversement, certaines consommations appauvrissent les consommateurs
telles les produits culturels, les programmes informatiques, etc.
Mais, si l'on considère le corps social dans son ensemble, les
agents sociaux gagnent tous à un moment donné à
consommer et les agents sociaux perdent tous à un
moment donné à
consommer. Néanmoins, en dépit de son caractère ambivalent, la
consommation demeure un ciment de la société, la capacité à
consommer est la force centripète du corps social. Pour comprendre
comment des agents sociaux, régulièrement victimes d'une
moins-value de consommation, continuent à adhérer à un ordre
économique, il nous faut revenir aux notions de production concrète
et de production abstraite.
Proposition
59
En
consommant, certains gagnent du temps et de l'argent. Ils font une
plus-value de consommation.
Proposition
60
Du
fait de la division du travail et du développement des outils de
production, tous les agents économiques réalisent une plus-value
de consommation à un moment donné.
|
La petite bourgeoisie
L'ensemble de la consommation matérielle d'un agent social
correspond à une production concrète donnée. Par rapport à cette
production concrète, il faut noter que le système industriel, la
division du travail et les managements à la rentabilité dopent la
productivité concrète du travail. S'il fallait que l'agent social
produise tout lui-même, il verrait son train de vie diminuer de
manière drastique même alors qu'il est victime de moins-values de
consommation puisque les produits qu'il acquière concentrent une
accumulation de travail vivant sous forme de travail fixe, sous forme
d'outil de production d'une part et, d'autre part, l'échelle sociale
à laquelle s'effectue la production permet une utilisation plus
efficace de la force de travail. Il s'agit là d'un point que Marx ou
Smith avaient déjà repéré. À toutes autres choses égales par
ailleurs, si trois ouvriers travaillent ensemble, ils produisent plus
que le triple de
ce que produit un ouvrier isolé. C'est que le fait d'être en
groupe, de travailler dans une communauté de production augmente la
productivité du travail.
Proposition
61
Le
travail d'un groupe de x personnes
est plus productif quantitativement que x fois
le travail d'une personne.
|
Pour comprendre l'économie, il faut en maîtriser les ressorts
profonds, il faut en saisir les fondements matériels et
psychosociaux. Dans le cadre de cette étude sur la consommation,
nous allons explorer les relations de la petite bourgeoisie, cette
classe définie par la plus-value de consommation dont nous venons de
parler, aussi bien au faire qu'à la représentation du monde et de
soi qui en découlent.
Confort et inconfort de l'adhésion
Le
niveau matériel procuré par la consommation compense largement les
moins-values de consommation – en demeurant inséré dans une
société capitaliste, on en retire globalement
certains
avantages matériels. Selon Götz Aly17,
c'est cette relative aisance matérielle qui a expliqué la
complicité ou, à tout le moins, le soutien passif des populations
civiles à l'hitlérisme. Mais il n'y a pas que cela et la force
positive d'adhésion à un système ne doit pas être minimisée –
cette force qui explique pourquoi, les pauvres
votent à droite18.
Le rêve américain, c'est le fantasme que l'on peut, à force de
mérite, de luttes, de combats, de sacrifices, parvenir à la
réussite sociale. Ce rêve individuel, ce rêve de salut économique,
fait l'impasse sur le fait que la richesse sociale est toujours une
donnée relative, une donnée qui ne prend de l'importance que si
elle est rapportée à la richesse des autres agents sociaux. On
n'est jamais riche tout seul, on est toujours riche par
rapport à
d'autres. La richesse apparaît comme une espèce de stigmate de la
distinction, comme une marque de l'ascension sociale. Ce stigmate ne
peut avoir de sens que si le reste de la société conserve un train
de vie inchangé. Si tout le monde gagne deux fois plus d'argent, la
signification de la fortune individuelle n'aura pas été affectée
par l'enrichissement puisque, au sein de la société-système, les
places relatives n'auront pas évolué. L'impasse de la richesse
relative marque l'impasse du rêve américain : on ne peut
réussir socialement, on ne peut monter les étages sociaux que si
d'autres stagnent, restent là où ils sont. Le calcul du rêve
américain, ce n'est pas d'accroître le confort général, c'est de
réussir seul
dans
un monde où les autres ne réussissent pas, c'est de monter seul les
marches sociales alors que les autres demeurent dans la pauvreté. Ce
rêve peut advenir pour un individu isolé – et nous ne nierons pas
l'existence de success stories –
mais
ne peut advenir pour tous en même temps. Dans les trente glorieuses,
alors que les villas quatre façades se généralisaient avec leurs
petites barrières, leur petit jardin et la civilisation de
l'automobile péri-urbaine, ce mode de vie était obéré par la
masse des gens qui y avaient accès : les transports en commun
ne pouvaient desservir ces innombrables banlieues
et
les classes moyennes vivaient un cauchemar américain
d'embouteillages
quotidiens
puis,
suite à une guerre au salaire trentenaire,
de
crise du crédit et de saisie immobilière.
Proposition
62
Le
confort est individuel et implique une production économique
sociale, la richesse est toujours sociale.
|
Le
ressort de la réussite individuelle fonctionne comme un puissant
appel d'air alors que l'industrialisation et la massification de la
production permet un certain niveau de vie. Mais ce que nous
appellerons l'effet rhinocéros n'est pas non plus à négliger. Dans
sa pièce éponyme, Ionesco19
décrit un monde dans lequel les gens se transforment progressivement
tous en rhinocéros. Ce qui paraissait absurde, inconvenant ou décalé
devient la norme et, alors qu'elle jouait en défaveur des
rhinocéros, la pression sociale devient un moteur de leur expansion.
De la même façon, le besoin de lien social, de conformité à un
monde et d'intégration à un milieu pousse les agents sociaux à
intégrer les normes sociales dominantes, les manières de penser, de
s'habiller, de s'exprimer de tous. La pulsion de conformation sociale
joue
un rôle centripète indéniable – et indispensable – dans toute
société humaine mais, quand la violence sociale sur laquelle se
fonde une société est naturalisée, c'est cette naturalisation qui
est intériorisée
par
la pulsion de conformation sociale.
L'ubiquité sociale
Sans épuiser la question, ces quelques considérations ébauchent
une explication de la complicité des exploités à leur exploitation
dans le cadre d’une utopie agissante, d’image sociale théorique
construite par des rapports de production. Nous ne voulons pas
culpabiliser qui que ce soit20,
nous cherchons à comprendre – avec nos modestes moyens –
pourquoi des gens victimes de la moins-value de consommation
soutiennent, approuvent un système économique qui les gruge alors
qu'ils ne sont pas masochistes, ni stupides, ni fous. Les éléments
de confort, d'espoir captieux d'ascension sociale individuelle ou de
conformisme ébauchent l'explication d'un comportement social en
apparence incohérent. En amont, la plus-value de consommation
définit une classe sociale qui est parfois victime, parfois
bénéficiaire de la violence sociale d'un système économique.
Cette classe sociale que nous définissons comme la petite
bourgeoisie – en termes marxistes – ou comme la classe moyenne –
en termes vulgaires – est prise dans des intérêts personnels
multiples, divergents et antagoniques.
Proposition
63
La
petite-bourgeoise ou la classe moyenne est la part du prolétariat
qui tire profit de la plus-value de consommation.
Proposition
64
La
petit-bourgeoisie ou la classe moyenne est la part de la
bourgeoisie qui est contrainte de vendre sa force de travail
abstrait.
|
Pour reprendre l'exemple de notre boulanger, il peut effectuer
d'autres échanges commerciaux au moyen de son argent. Il peut
acheter des biens et des services en rémunérant le travail horaire
à un taux moindre que le sien. C'est le cas des matières premières
du tiers monde, de tous les biens et matières premières issus des
sweat shops : le textile, le pétrole, le bois, les
jouets, l'électronique, les télé-services, l'alimentaire … La
quasi totalité des biens de consommation est concernée :
l'électricité est extraite de l'uranium africain ; le bétail
d'Europe est nourri de protéines issues de l'agriculture argentine
ou brésilienne ; la métallurgie extrait ses matières
premières d'Afrique et d'Amérique latine. Le boulanger, harassé de
travail, profite néanmoins de l'exploitation dont il est victime.
Renoncer au capitalisme, c'est, pour beaucoup, renoncer à un confort
parfois sommaire, à l'accès à des matières premières ou à des
biens manufacturés pour ainsi dire gratuits, c'est se condamner à
une marginalité sociale et à une gène matérielle – sauf à être
propriétaire lucratif. La menace qui pèse sur le niveau de vie
catalyse les désirs sociaux et les structure comme réaction à un
siège. La peur, l'affectif, l'angoisse deviennent alors les ressorts
privilégiés de la petite bourgeoisie dont le train de vie pourtant
misérable, pourtant lié à sa complicité de l'exploitation de
l'homme par l'homme, est menacé par les crises perpétuelles du
capital sur lesquelles il n'a aucune prise. Son impuissance pousse à
la frustration, à la colère, à la rancœur, aux regrets : sa
vie ne correspond pas à ce qu'il aurait fallu qu'elle fût. Tout se
passe comme dans un pacte avec le diable : on perd son âme et
on gagne un confort somme toute souvent assez sommaire.
Proposition
65
La
petite-bourgeoisie subit un appauvrissement de soi du fait de
l'appartenance à la bourgeoisie et de
l'appartenance au prolétariat.
|
Les petits bourgeois sont à la fois pleinement des bourgeois,
soucieux de leur niveau de vie et de leurs privilèges, soucieux de
leur réussite professionnelle individuelle et des prolétaires,
contraints de vendre leur force de travail sans être propriétaires
de l'outil de production, soumis aux feux de l'exil de la
prolétarisation du faire et d'être social. Les biens et les
services s'accumulent sans lien avec la quantité de travail vendue
chez les petits bourgeois. Le faire est intégralement géré par
l'argent, il n'existe pas de lien direct entre le travail concret et
la réalisation du capital encaissé à cette occasion. Le
petit-bourgeois client se trouve dans un monde où les biens et les
services existent sans lien avec les conditions de production, avec
le faire ou la prolétarisation de leur procès de production. Le
client ne regarde pas le comment, il évolue dans le monde
unidimensionnel cher à Marcuse21
du combien. L'acte du travail concret est devenu radicalement
indépendant du produit qu'il permet d'acquérir par la funeste magie
de l'échange et de l'argent.
Des victimes consentantes
En conséquence, la perception de la matière, du cadre matériel et
des rapports de production s'éloigne de ce à quoi cette matérialité
renvoie, de l'ici et maintenant des rapports matériels. La réalité
des rapports de force, de la violence sociale est occultée, elle
devient invisible pour l'agent social construit et par la
consommation et par la déréalisation du faire dans la
prolétarisation. L'agent développe alors des stratégies plus ou
moins conscientes pour se masquer le fait qu'il participe à un
système sans fondement idéologique légitime dont il est lui-même
et victime et bénéficiaire.
L'agent peut, par exemple, se construire une image de quelqu'un
d'important dans un domaine annexe, dans un domaine étranger à
l'activité de l'animal laborans abandonnée à la
prolétarisation. On peut identifier ce phénomène
d'auto-réalisation à une fuite de l'absence d'enjeu réel.
Cette auto-réalisation peut recouvrir bien des réalités, bien des
palliatifs à la prolétarisation du faire, du sens et de la
consommation. Il peut s'agir de hobby, de passions, de goût pour les
sciences ou pour les collections, pour la gastronomie ou pour les
sports. L'auto-réalisation sert de refuge face à la réalité de
l'existence en creux. Elle paraît remplir un vide existentiel sans
jamais en résoudre le malaise. Mais la frustration économique,
sociale fonctionne à un autre niveau, à un niveau sur lequel les
palliatifs n'ont guère de prise. Si, dans l'incomplétude du sujet,
la psyché cherche un autrui, dans l'incomplétude sociale,
systémique, de la dépossession du faire, du sens de l'acte, le
sujet occupe son temps, il s'invente une raison sociale ex nihilo
alors que la raison même de son existence est exilée.
Proposition
66
Faute
de puissance et de volonté, l'appauvrissement de soi mène à
pratiquer des activités de diversion, à cultiver la rancœur, à
devenir velléitaire, agressif.
Proposition
67
Les
victimes de l'impuissance soutiennent et intériorisent les
principes qui leur ôtent leur puissance.
|
Le petit bourgeois victime de prolétarisation, de dépossession du
faire, nie la domination dont il est victime et complice. Pour ce
faire, sa conscience sociale se construit des représentations
imaginaires du vécu social – ce que Barthes22
appelait les δοξα, les
doxas, les mythes bourgeois. Les doxas fonctionnent comme des
adhésions implicites passives à la représentation du monde d'un
système socio-économique donné qui corsète la liberté des agents
économiques. On pourrait qualifier cette adhésion à un univers de
représentation hostile aux intérêts du sujet de syndrome de
Stockholm. Ce syndrome fait référence à cette histoire d'otages
qui avaient pris fait et cause pour leurs ravisseurs, ils avaient
épousé le point de vue de ceux qui les avaient tenus en joue.
L'adhésion à la logique-preneuse d'otage, au système de
domination, de prolétarisation de l'acte productif et de l'acte de
consommation pourrait être comparée à ce curieux syndrome. La
victime pense alors
travailler par plaisir, par idéal voire par obligation ou par
conviction mais jamais par nécessité. La
représentation du monde de l'agent social s'abîme dans ses propres
contradictions quand ce dernier disqualifie
les agents sociaux sans emploi
alors que, si l'on admet que l'on travaille par plaisir, cela n'a pas
de sens de conditionner le mérite individuel à cette
pratique sociale agréable. Ces
représentations prennent force de loi, de principe, d'évidence dans
la mesure où l'engagement effectif du sujet dans l'existence sociale
prend de l'importance.
Au niveau macro-social, aucune
classe sociale
ne peut se reconnaître comme
une classe parasite, immorale ou cruelle. Les bénéficiaires de la
violence sociale développent
alors une pensée-Calimero.
Calimero, c'est ce petit poussin noir recouvert d'une coquille d’œuf
qui répète : « c'est
trop injuste, c'est toujours la même chose, c'est toujours pour moi
... ». La pensée Calimero est une pensée victimaire, une
pensée de victime. L'énonciateur se présente comme victime pour
(se) cacher qu'il est complice ou coupable ; il dénonce et
s’exempte en geignant. Le sujet petit-bourgeois ne peut admettre
qu'il bénéficie d'un train de vie élevé par rapport aux autres
agents sociaux. Il stigmatise les faignants, les chômeurs, les
parasites, les financiers, les banquiers, les immigrés, les hommes
politiques, tel ou tel parti politique, les riches (qui l'ont bien
volé), les pauvres (qui l'ont bien cherché), les impôts écrasants,
les cotisations sociales (assimilées à un coût, ce qui est une
aberration économique, nous l'avons vu), les chiens, les personnes
âgées, les malades (qui fraudent), les collègues (qui carottent),
etc. Cette position est devenue un tic verbal chez les patrons, un
espèce de syndrome de la Tourette. Ils ne peuvent intervenir
publiquement sans ostraciser telle ou telle catégorie sociale, tel
ou tel pauvre dont ils sont victimes, eux qui ont tout. La
stigmatisation procède aussi bien de la nécessité de la
disculpation de la bourgeoisie chez le petit bourgeois que de sa
frustration venue de la prolétarisation matérielle et psychique
effective.
Les petits bourgeois justifient
aussi leur confort social par le mérite ou par des idéologies
équivalentes. L'idéologie du mérite, le producérisme, est
consubstantielle à la petite bourgeoisie, elle légitime son confort
et désigne comme ennemis aussi bien les pauvres-parasites que les
riches-parasites. Elle légitime socialement la seule petite
bourgeoisie et, partant, explique son confort relatif et le fonde
philosophiquement, au-delà du mépris de la plupart des religions
pour la richesse, pour l'argent ou pour l'usure.
Ils verbalisent alors une
situation sociale comme s'ils en étaient victimes,
comme s'ils étaient victimes de diverses forces. Ce faisant, ils
évacuent leur responsabilité en tant que complices
de l'exploitation, y
compris de l'exploitation dont ils sont eux-mêmes victimes comme
agents sociaux dépossédés du faire, comme agents sociaux
prolétarisés. La victimisation prévient une prise de conscience
fatale au niveau de vie, au mode de vie. Mais avec la disparition de
ce mode de vie pourrait pourtant émerger une réalité de puissance,
de plaisir et de devenir social et individuel face à laquelle les
centres commerciaux, les publicités criardes et la vulgarité des
ambiances de travail haut-de-gamme ne font pas le poids.
La conscience de classe petite-bourgeoise
Quand le rapport de force
devient trop évident, le petit bourgeois justifie les choses telles
qu'elles sont pour éviter le sentiment de culpabilité (et pour ce
faire multiplie les δοξα). Il affirme alors que les pauvres
méritent leur sort, qu'ils sont responsables de leur sort. Il les
qualifie alors de paresseux, de désorganisés, de fantaisistes –
les Irlandais ont eu cette réputation avant les Africains et après
les Belges. La δοξα ultime, l'écran de fumée le plus efficace à
la schizophrénie sociale, à l'inconfort du fait d'être complice
d'un système qui amène confort et humiliation, c'est
l'essentialisation. L'essentialisation, c'est le fait de séparer
l'humanité en catégories étanches, irréductiblement distinctes et
dotées de propriétés éternelles spécifiques. L'exemple le plus
parlant d'essentialisation, c'est le racisme mais ce n'est pas le
seul. Face à une représentation doxique, raciste, les faits ne
comptent pas. Peu importe que les Rroms voisins n'aient jamais volé
quoi que ce soit, ils demeurent à jamais suspects. Comme le dit
l'adage, si ce n'est
toi, c'est donc ton frère.
La suspicion construit le regard et le regard construit souvent les
comportements dans un mouvement de prophétie auto-réalisatrice. Ces
écrans de fumée permettent de conserver le statu
quo ante.
Pourtant, paradoxalement, comme
nous l'avons démontré, le petit bourgeois n'a pas nécessairement
intérêt à conserver ce statu quo. On pourrait d'ailleurs décrire
le champ politique comme une lutte autour de ce statu quo, comme une
lutte pour emmener la conscience de la classe de la petite bourgeoise
(ce qu'en termes marxiens
on appellera la classe pour
soi). Soit la petite
bourgeoisie demeure la classe en soi mais n'accouche d'aucune
conscience, d'aucune perspective en tant que sujet politique, en tant
qu'objet et que sujet de la violence sociale et ne devient pas cette
classe pour soi,
soit elle parvient à prendre conscience de l'exil de son faire, de
l'exil de sa consommation et de la prolétarisation, des mauvais
traitements dont elle est effectivement
victime en tant que
producteur. Cette tension de la petite bourgeoisie est l'enjeu de la
guerre civile de classe en cours. De l'issue de cette guerre civile
dépend le devenir de la violence sociale, de la stratification
sociale et du travail concret en général23.
Le petit bourgeois méconnaît
le travail concret de production du tiers monde. Il méconnaît son
caractère méritoire, pénible, ardu, adroit, fastidieux, répétitif
ou dangereux dans la fiction du prix, de l'achat, de la marque. Cette
méconnaissance de la genèse des choses touche les matières
premières et les conditions de vie des producteurs qui entretiennent
le niveau de vie petit-bourgeois. Le petit-bourgeois attribue alors
aux prolétaires des caractéristiques étranges, pittoresques pour
en aliéner l'humanité. En cas de guerre, il leur attribue des
crimes atroces. Les prolétaires sont sexualisés, renvoyés à un
état de nature pré-humain, leur nature humaine leur est déniée24.
Jamais ils ne sont présentés
comme les damnés de la terre, comme ceux qui sont susceptibles de
retourner la violence sociale à leur avantage. Le sel vient de leur
labeur, pas de leur nature.
Proposition
68
L'impuissance
socio-économique déréalise la vision du monde.
Proposition
69
La
déréalisation de la vision du monde construit des
pseudo-catégories d'essences sans substance.
|
Les consommateurs sont entourés
de choses dont ils ignorent la genèse. Ces choses n'ont pas été
fabriquées par un homo
faber en construction
de lui, en rencontre de l'autre, en projet mais par des ouvriers
dépossédés des richesses qu'ils produisent, de l'accès aux outils
de production et des savoirs liés à la production. Les
consommateurs ne perçoivent pas les marchandises sous le mode du
rapport de production qui les a générées mais sous le mode
affectif du lien au sens, de commodité entre deux mondes isolés. Le
consommateur ne fait pas le lien entre le prix de la marchandise qui
lui donne accès à son train de vie et les conditions d'esclavage
dans lesquelles elle est réalisée. L'abondance de choses dont le
procès de production demeure opaque construit un monde que le
consommateur domine naturellement
puisque les choses sont là qui
servent tous ses desiderata.
Ce rapport aux choses
affecte le psychisme, il n'y a
plus de sujet en tant qu'autre. Les choses perdent de leur
consistance, de leur prix humain, de leur valeur d'usage. Les choses
comme réalité d'échange quantifiable, comme mystique marchande
déterminent la vie du consommateur : les stratégies
matrimoniales empruntes de considérations patrimoniales, les
alliances familiales, les combats financiers, les inimitiés de la
vie sociale elles-mêmes sont marquées par le souci de maintenir, de
développer et de transmettre le patrimoine – c'est-à-dire la
capacité à distraire des choses, à être étranger à leur prix en
terme de force de travail, à leur réalisation en terme de travail
concret. Ce qui témoigne des pères, le patrimonium
se réduit – dans
les lois puis dans les faits – à une série de biens en propriété
susceptibles d'être convertis en d'autres biens ou de rémunérer
l'héritier pour ce faire.
Déréalisation du sujet
L'idéalisme exagère l'importance de ce qui n'est pas lié à la
matière et minimise l'importance de ce qui est lié à la matière.
Le matérialisme semble lui être opposé. Pourtant, ces deux façons
d'organiser la perception du monde se rejoignent dans la dissociation
des deux dimensions de l'être, le matériel et l'immatériel. Nous
avons pourtant insisté sur le lien entre le faire, entre le
matériel, et la construction d'une identité, d'un moi relationnel
et social. En étant convaincu que tout est affaire d'esprit, de
virtualité technique ou de lutte entre des forces occultes, la
réalité prend une dimension fantastique, elle devient un objet sur
lequel la volonté est impuissante. Le sujet idéaliste vit alors la
matérialité de sa propre vie, y compris dans ses aspects les plus
organiques, les plus triviaux, comme si elle lui était extérieure.
Il ne nomme pas les fonctions biologiques, il rejette la fatigue, la
vieillesse, la maladie et la mort dans un futur improbable. À
l'inverse – et de la même façon – un matérialisme strict isole
les maladies psychiques, les souffrances morales de leur situation
matérielle. Un cancer devient un accident, un suicide est dû à une
fragilité individuelle sans que ces événements aussi spirituels
que matériels ne trouvent un sens dans leur double aspect, matériel
et spirituel, dans la représentation des choses du sujet. De manière
plus spécifique, au sein du champ économique, les rapports de
production, le mode d'organisation de la violence sociale affectent
les existences et obèrent la puissance magique de l'instant vécu,
ils sapent les aspirations mystiques par la quantification du temps
et par la hiérarchisation des individus en strates sociales
étanches. La prétention à la métaphysique en marge de l'économie
ne peut se construire qu'en niant l'économie comme métaphysique,
qu'en niant l'économie comme foi, comme vision du monde ou
comme aspirations. Cette négation fonde l'économie comme
objectivité, comme force d'évidence, elle naturalise aussi bien la
vision du monde que l'économie charrie que le monde qu'elle
construit, cette négation agit comme une naturalisation, une
divinisation de la forme de violence sociale particulière
qu'organise l'économie. L'économie en l'état actuelle, comme
ensemble de descriptions de la réalité et de prescriptions est une
religion qui ne s'assume pas en tant que telle. Cette religion masque
son caractère religieux, elle se naturalise en pseudo-science. Mais
derrière ses préceptes, ses concepts, ses convictions, elle
organise, justifie et maintient une forme de violence sociale.
L'agent social peut donc soit privilégier l'aspect matériel,
c'est-à-dire la conviction que l'économique détermine tout, soit
l'aspect immatériel, c'est-à-dire la conviction que tout est
spirituel sauf l'économique qui n'est pas pensé, qui demeure
étranger aux théories, à la vision du monde. Ces deux attitudes
s'avèrent proches dans les faits. Dans les deux cas, l'économique
incarne un destin inéluctable auquel l'agent social se conforme par
confort. Il s'agit alors, pour intégrer l'ordre de l'économique, du
marchand, de cultiver l'absence au dynamisme, à l'aventure, à
l'imprévu. L'être social doit se conformer ; il ne doit pas
perturber ce qui est puisque ce qui est est et que l'être social en
participe. L'apparence des agents sociaux se conforme aux canons
dominants de la bienséance de leur groupe social. Les carrières
professionnelles ou matrimoniales ne peuvent briller par leur
singularité. Chaque individu mène sa propre carrière, spécifique
en un sens, mais d'une manière, avec des objectifs qui sont partagés
par tous les membres de la société. Les individualistes sont
parfaitement égoïstes et, en tant que tels, parfaitement
interchangeables. Au sein de l'entreprise ou de l'État, les agents
sociaux sont évalués selon leur efficience et l'efficience est
ramenée à la question comptable, à la question de l'accumulation
que permet le travail concret lié au travail abstrait, au salaire.
Cette notion d'efficience économique peut varier d'un moment à
l'autre, selon les aléas de la conjoncture – un capital en
extension requiert des travailleurs innovants alors qu'un capital en
crise demande à ses travailleurs de réduire les frais, de
maximaliser l'efficience et de minimiser les coûts. Un capital en
crise énergétique demande aux travailleurs d'augmenter leur
productivité horaire tout en réduisant la part de capital fixe
nécessaire à la production.
En tout état de cause, le travailleur doit s'utiliser à des fins
matérielles, il devient l'outil, l'instrument de sa propre stratégie
d'avancement professionnel. Les travailleurs doivent se penser comme
des marchandises sur
le marché de l'emploi. Ils maximisent leur valeur de
marchandise-travail par des stratégies impliquant la vie
professionnelle aussi bien que par leurs
réseaux
sociaux. Le développement de réseaux sociaux orientés vers la
valorisation de la marchandise-travail en modifie et la nature et le
fonctionnement. Les amitiés, les liens sociaux s'organisent alors en
fonction d'une valorisation potentielle sur le
marché
de l'emploi, les liens sociaux se transforment également en marché,
les démarches affectives s'inscrivent dans des stratégies globales
vénales. La bourgeoisie urbaine s'est toujours construit des
relations mondaines de par le monde en fonction de stratégies
sociales vénales. Ce qui est nouveau, c'est que ce rapport au social
s'étend à l'ensemble du corps social, qu'il doit être intégré
par les prolétaires, par les petits bourgeois en
tant que prolétaires,
en tant que travailleurs marchandises-emploi. La bourgeoisie à
l'époque imaginait que sa représentation du monde était
universelle, elle attribuait à ses valeurs, à sa façon de vivre
une neutralité sociale qui fait sourire aujourd'hui. Pourtant,
derrière les réseaux sociaux professionnels (ou non directement
professionnels) s'affiche la même illusion naïve de neutralité
sociale.
Le
hiatus entre la représentation du monde des petits bourgeois et leur
réalité symbolique et matérielle suscite une angoisse sociale. Le
petit bourgeois vit le problème de la survie via le
médium de l'argent, via le
système des rapports de production, via
la
violence sociale. Il en découle un déficit d'être, de rencontre,
d'invention, de travail concret, d'humanisation de la nature. Mais
l'imaginaire bourgeois se représente le monde entier à sa
ressemblance : le déficit d'être vécu ne connaît pas
d'altérité visible dans le champ de représentation. En tant
qu'unité de production économique, en tant qu'acteur d'un système
sur lequel la volonté du sujet n'a pas de prise, il se vit au
travers des prismes de l'utilité sociale. Il investit son énergie
libidinale dans l'achat, dans la consommation. Plutôt que de poser
des actes pour garantir la vie et la survie, plutôt que d'incarner
la volonté de l'être, le sujet s'occupe avec
des
œuvres, de la
science, des causes caritatives ou militantes … Le bourgeois
incarnait la race, le lignage. Il faisait des
affaires alors que le petit-bourgeois est employé
à
un projet qui dépasse totalement sa volonté, sa force de vie, ses
aspirations ou ses rêves.
Proposition
70
La
déréalisation de l'économique, du travail concret, est
anxiogène. Elle cultive les sentiments de rancœur et
d'impuissance.
|
La déréalisation du faire et de l'être
Dans le cadre de notre réflexion sur la consommation comme vecteur
de la valeur d'usage, nous avons découvert la notion de plus-value
de consommation, d'intérêt objectif, matériel, de classe à
consommer dans certaines circonstances. Cet intérêt dessine une
classe qui est à la fois bourgeoise
et prolétaire
en termes de rapports de production. Elle est complètement
bourgeoise parce que, via la plus-value de consommation, elle touche
ce qui s'apparente à une rente, elle est attachée à des privilèges
liés à un système et, en tant que prolétaire, elle est forcée de
vendre sa force de travail et, non l'avons vu, de se considérer
comme son propre outil de travail, de s'utiliser comme faire-valoir
sur le marché de l'emploi dans le cadre d'une stratégie sociale,
dans le cadre d'une stratégie professionnelle.
Le
petit-bourgeois ou le prolétaire doivent aussi se placer comme
producteurs sur
le marché de l'emploi. En tant que tels, ils doivent obéir à des
ordres, se soumettre à des normes sociales pour pouvoir acquérir un
pouvoir d'achat
via
un emploi.
À mesure que s'étendent les sphères vénales de l'activité, des
affects et des aspirations humaines, la soumission du travailleur et
la réduction de l'implication de la volonté personnelle dans
l'activité de travail concret anéantissent la possibilité de vivre
quoi que ce soit de singularisant dans le cadre d'un travail concret
lié à la production de valeur économique. L'extension de cette
sphère vénale sans singularité, sans événement, touche les
domaines les plus improbables. Prenons par exemple un homme obligeant
qui voudrait faire plaisir à quelqu'un, lui confectionner un objet
utile ou agréable. L'humain moderne doté de pouvoir d'achat sera
suffisamment privé de temps, il sera suffisamment privé de
capacités à construire des choses, qu'il aura recours à l'achat
pour ce faire. Comme le cadeau est devenu un acte économique et
que
l'économie a été
soumise
à la prolétarisation, le cadeau devient un acte rituel, commun,
sans possibilité d'investissement affectif propre – ou plutôt
dont
l'investissement
affectif propre se cantonne au fait-même d'offrir un cadeau sans que
la nature de l'acte lié au cadeau ait quelque existence. À la
limite, le seul cadeau marchand qui puisse singulariser des êtres
qui aspirent à
l'événement-cadeau serait celui d'un présent biscornu dégotté au
terme d'une longue quête dans les brocantes les plus baroques –
mais ce cadeau-là risque d'être incompris, d'être hors de l'espace
de représentation, d'être ob-scène
pour
celui qui est habitué à un cadeau sans événement, un cadeau sans
acte de singularisation.
Proposition
71
La
petite-bourgeoisie, la classe moyenne est à la fois pleinement
bourgeoise et pleinement prolétaire.
Proposition
72
La
petit-bourgeoisie tend, que ses agents le veuillent ou non, à
devenir la classe universelle.
|
De
même, voyager peut se faire à pied. L'énergie du voyage
correspond
alors exactement à l'énergie mise dans le déplacement par le
marcheur. Le voyage est alors risqué et long. Le voyageur peut
rencontrer des animaux sauvages, des brigands, des tempêtes, etc. Le
voyageur est un être vulnérable que personne n'est obligé
d'accueillir. Pourtant, les grands voyageurs sont connus depuis
l'Antiquité. Ils ont été reçus, ils se sont mis en danger,
parfois sont morts en chemin. Mais ils ont fait ce que nous ne
pouvons plus faire : découvrir, rencontrer et, surtout, aller
et être ailleurs.
Il ne nous reste que le déplacement qui est un séjour dans des
localisations différentes d'un même lieu, d'un lieu organisé selon
les mêmes modalités culturelles, sociales ou économiques. Les
lieux sont devenus uniformes avec l'efficacité et la rapidité du
déplacement, les campagnes sont devenues des villes et les villes se
sont conformées à un même modèle. On se déplace pour rester dans
un même lieu.
De la même façon, l'acte de manger est prolétarisé. Pour manger,
il faut se procurer de la nourriture. Le mangeur chasse, pèche,
élève des animaux, cultive, laboure, cueille, ensemence ou récupère
de la nourriture. Éventuellement, le mangeur prépare sa nourriture
– s'il ne cuit pas ses légumes ou sa viande, ou s'il ne les ensile
pas selon des techniques éprouvées, ils se gâteront. S'il ne
soigne pas ses bêtes, elles dépériront. La nourriture met en scène
des rituels, des habitudes, une étiquette culturels. La façon de
manger, de passer à table, de se tenir à table diffère selon les
coutumes. Dans le cadre d'une production économique de valeur, dans
le cadre de la consommation capitaliste, le mangeur ne lie plus ces
contraintes et ces plaisirs à l'acte de manger. Il lie l'acte de
manger à l'achat, c'est-à-dire au travail de soumission de la
volonté à l'ordre de la violence sociale, à la logique d'un
système pendant une durée de temps déterminée (et cela peut être
l'occasion d'une plus-value de consommation ou non). Celui qui mange
doit aussi mâcher ses aliments jusqu'à satiété. L'intégration de
la nourriture dans le champ de la valeur économique a congédié ces
aspects-là des choses : l'agent social mange des aliments dont
il ignore tout, dont il ignore le mode de production, le cadre ou les
techniques de production. Ce qu’il mange lui est absolument
étranger.
Pourtant, entre faire ses courses un samedi, dans des supermarchés
bondés et consacrer vingt minutes par jour à un potager ou à un
poulailler, il n'est pas toujours sûr que le consommateur gagne
du
temps. Plus fondamentalement, c'est le rapport symbolique, spirituel
à la nourriture qui disparaît quand elle s'intègre dans le
capitalisme. L'aspect social, rituel ou métaphysique de l'acte à
l'origine de l'aliment disparaît dans les miasmes du quantitatif.
L'animal chassé n'est pas tué n'importe comment ni par
n'importe
qui. Cela dépend des cultures, bien sûr, mais il y a toujours un
rôle qui a du sens parce que la survie du groupe et comme groupe et
comme forme de vie spécifique dépend de son rapport à la
nourriture et aux ressources naturelles nourricières. Il s'agit
donc, d'une manière ou d'une autre, d'établir, de maintenir un sens
symbolique à la symbiose entre le groupe humain et son milieu
nourricier. Lors des moissons, le groupe attire les grâces des
divinités capricieuses par un sacrifice ou par une prière ;
les druides, les sorciers bienveillants implorent la clémence des
puissances tutélaires. Tous ces aspects symboliques, sociaux,
magiques, analogiques,
de
la nourriture sont réduits par l'économie capitaliste à leurs
seuls
signifiants
individuels.
La nourriture devient alors une langue qui ne renvoie plus à rien,
qui ne parle d'aucune réalité. Dans le cadre de rapports
symboliques à la nourriture construits par l’utopie agissante des
rapports de production, manger devient
un
signe sans signifié, un vagissement sans sens, un borborygme.
La
nourriture devient un signifiant du seul signifié de la
marchandise : l'appartenance et la conformité de l'individu à
un modèle social, à une classe donnée dans la hiérarchie sociale.
La nourriture qui évoluait entre dieux et esprits se retrouve dans
l'habitus chère à Bourdieu25,
dans le signifiant de l'ordre social : on mangeait dans un acte
de communion au groupe et à ses esprits, on mange dans l'affirmation
solitaire d'un standing.
On peut dire, en un sens, que si la nourriture capitaliste peut
retrouver la qualité de la nourriture préindustrielle, elle ne peut
en tout cas pas en retrouver la saveur.
L'accumulation,
cette fameuse fonction ε,
déréalise les zones les plus concrètes et les plus mystiques de
l'existence. Le sujet après être devenu étranger à l'acte et à
la singularisation de la volonté devient étranger à son monde
même. Mais l'accumulation réclame toujours plus de sacrifices. Les
enfants, les vieillards sont sollicités comme consommateurs, les
repos quotidiens ou hebdomadaires sont peu à peu rongés26.
Le capital entre dans le sommeil. Un rêveur relâche son attention.
Il s'absente, il se détend. Dans son rêve, l'impossible, le
non-crédible, l'analogique, le magique, l'incohérent s'immiscent en
toute liberté et peuplent le vécu du sujet, aux confins de la
mémoire et de l'oubli. Le sommeil est un mode d'être qui dépasse
les contingences. L'économique a encadré les horaires de sommeil,
il a médicalisé le rêve et les rêveries – ou les a confinés
dans des parcs d'attraction – pour pouvoir maximiser les rendements
diurnes des rêveurs. L'attention des travailleurs est continue quand
ils veillent et leur productivité ne tolère aucun trouble du
sommeil. Quand les travailleurs dorment, s'ils cherchent le sommeil,
ce sont les somnifères, les anxiolytiques qu'ils prendront. Si les
mode de vie ou l'état d'esprit des travailleurs envahissent la
quiétude de leurs nuits, des médicaments gomment ces affects trop
dangereux pour leur productivité, ces affects susceptibles de
compromettre leur efficience au travail, leur carrière.
La
mort même est maîtrisée par les processus de production. Il s'agit
aussi bien de la mort physique que de la mort symbolique. N'importe
quel sujet célèbre qui meurt demeure la proie de la propriété
lucrative post-mortem.
Les commémoration suivent les éditions souvenirs qui succèdent aux
livres-témoignages avant de céder la place aux émissions souvenirs
et à leurs produits dérivés, et à leur marketing tapageur. Mais
la mort physique de l'anonyme elle-même est récupérée comme
machine à sous, comme carburant du système économique en
alimentant l'industrie florale, en nourrissant les croque-mort.
Mourir est la fin ultime et inéluctable de l'existence humaine –
c'est un aspect fondamental de l'existence qui était l'objet de
rite, de cérémonies de groupe ou de cultes particuliers. Certains
meurent en se retirant auparavant du monde des vivants. Ils cherchent
alors une solitude pour partir, ils devancent la mort physique pour
que le groupe accepte cette mort. D'autres s'entourent de proches,
ils tentent de voler un dernier regard, un dernier sourire à la vie,
en tentant alors de graver un dernier souvenir, de laisser quelque
chose en partant. Ils terminent leur assiette. Dans la logique du
capital, la mort devient affaire de gestion institutionnelle
et
de spécialistes. Le mort n'a pas l'occasion de vivre sa mort d'une
manière qui conviennent à son choix (ou aux coutumes des siens).
Les institutions de la mort, les professionnels de la santé jouent
un rôle d'intermédiaires, d'experts face à la mort, ils jouent le
rôle d'analgésique.
De
ces diverses dépossessions de la faculté d'influer sur son
existence propre ou prochaine – dépossessions que nous nommons la
prolétarisation
– découle un sentiment d'impuissance et de fatalisme, c'est le
spleen,
c'est l'ennui. Les consommateurs, les travailleurs dépossédés du
rapport à la nature qu'implique le travail concret perdent prise sur
ce qu'ils sont ou ce qu'ils deviennent. Ils ne peuvent plus voir
comment l'autre, le prochain, le lointain, peut participer à la
construction d'une conscience commune et d'une réalité partagée.
Cette conscience commune ne peut se construire qu'à condition que
les sujets se mettent en cause. Socrate ne peut faire accoucher la
vérité si son disciple n'interagit pas avec lui. L'isolement
ontique des agents sociaux empêche toute recherche de sens ou d'être
commun. Les consommateurs petits-bourgeois s'entassent dans les
centres commerciaux, ils peuvent s'agglutiner dans des banlieues
apocalyptiques, ils n'en restent pas moins étrangers les uns aux
autres, ils ne partagent rien de leurs réalités matérielles ou
symboliques. Grégaires et interchangeables, seuls et anxieux, ils
stationnent sur les décombres de leur singularité.
L'impossibilité
de partage des affects, des aspirations ou des sentiments isole les
petit-bourgeois les uns des autres. L'isolement étanchéifie les
consciences entre elles, il coupe la communication entre elles et,
partant, la rencontre. Le prochain devient étranger et l'étranger
inconnu. L'inconnu envahit le monde petit-bourgeois
jusque
dans les tréfonds de l'être. Il affecte l'environnement, bien sûr,
puis l'être même : l'individu devient un étranger à ses
propres yeux. Comme l'individu est sans qualité et qu'il est son
unique référent, les individus devenus des monades solipsistes
s'écroulent, s'effondrent faute de sens
et
disparaissent sous la pression de la conformation à un ordre
asocial. Pour éviter l'évanescence du sujet, des identités en
prêt-à-porter se construisent. Le social et le relationnel sont
alors redéfinis
en
catégories sociales rigides – l'angoisse du vide s'apaise alors,
le social organise ses ersatz identitaires sur les décombres du
vivre ensemble et du vivre avec soi. Ces catégories se sont
organisées selon des axes successifs (et éventuellement
simultanés) : le sexe, le pays, la race, l'ethnie, la religion,
la classe sociale, la tribu urbaine, etc.
Proposition
73
La
déréalisation de l'économique, du travail concret, construit
des catégories d'essence dépourvue d'être ensemble, de
Gemeinwesen.
Proposition
74
Le
spectacle devient le mode d'interaction privilégié, exclusif,
dans l'économie déréalisée.
|
Un
être qui ne partage aucune réalité effective, ni matérielle, ni
symbolique, avec ses pairs ne peut pas cultiver l'être ensemble. Il
ne peut jouer avec ses pairs – en terme nietzschéens27 :
l'enfant libéré du poids de ce qui entrave sa liberté joue
– ou
– pour parler comme Simondon28 :
l'être devient ce qu'il n'est pas, il occupe un état métastable et
devient aussi bien au niveau psychique qu'au niveau social dans un
événement de singularisation – son individuation sociale est
impossible. Cette impossibilité handicape
les
possibilités d'être de l'humain et, partant, limite son champ de
dissipation et d'incarnation des possibles. Chacun reste alors dans
sa bulle, personne ne peut se détendre, partager un amour ou une
passion – y
compris dans les situations les plus intimes.
L'amour ne vit pas alors comme un jeu ensemble et comme la rencontre
du mystère de l'autre et de soi mais il se réduit à un échange de
plaisirs entre deux individus. Le sujet collectif disparaît dans sa
portion légale : la famille, la personne physique ou morale. Il
n'y a plus de Gemeinwesen,
d'être ensemble.
Dans le cadre de cette déconfiture de l'être et de l'incarnation,
l'apparence prend logiquement toute son importance. Le culte de
l'image individuelle, de l'individu transformé en mythe, en totem,
en essence absolue, culmine dans la publicité, dans les sports de
masse. L'identité prend la forme du paraître. Le soin de l'image
affecte l'image que le sujet se renvoie à lui-même, c'est dire que
le sujet se médie par rapport à lui-même dans l'économie de
l'image sociale. Cette économie de l'image sociale et les relations
que l'individu entretient avec cette image construisent, au cœur de
son psychisme, aussi bien l'imago social de son être que l'idéal du
moi. Il ne ressent plus d'univers partagé, pas même avec lui-même.
Traditionnellement, les adolescents à la puberté naissante
s'attribuent une identité en forme de marque, un kit de
prêt-à-porter pour se construire une personnalité. Grunge,
punk,
fils à papa, rappeur, jadis nouvelle vague
ou
romantique. Ce sont des identités fourre-tout ; elles mélangent
aspirations, mode de vie, engagement politique spécifiques,
conviction. Elles confondent la communication et la parole. Au delà
de leurs différences, le punk,
le
skinhead,
le communiant ou le trotskyste font leurs courses de la même façon
(mais n'achètent pas les mêmes choses), ils entretiennent les mêmes
(non) rapports avec la terre, avec leurs voisins, avec l'aliment,
avec la mort, avec l'argent. Leur quotidien est construit sur une
même misère, une même solitude affective.
La
déréalisation s'opère à trois niveaux : la vie concrète
est
appauvrie par la prolétarisation – que ce soit au niveau du
travail concret ou au niveau de la consommation, du rapport du désir
à l'environnement ; l'imago sociale est conformée, est
uniformisée par la publicité et ces deux déréalisations affectent
l'idéal du moi dans la structuration de l'inconscient, elles
construisent l'horizon des désirs des sujets individuels et
collectifs.
Proposition
75
La
déréalisation économique affecte le désir, l'imago sociale et
l'idéal du Moi.
Proposition
76
L'asociété
est ce qui advient sur les décombres de la société, des liens
et des interactions intersubjectives.
|
La
déréalisation de la vie va de pair avec une individualisation des
modes d'existence. L'employé est seul et isolé devant son bulletin
de paie, devant ses achats, devant ses difficultés. Ce n'est pas que
les gens soient plus mauvais ou plus égoïstes qu'autrefois, c'est
que le sujet collectif s'est évanoui en tant qu'environnement de
puissance, en tant que siège de volonté. Mais cet évanouissement
fait l'objet d'un processus actif, d'une lutte constante pour éviter
le resurgissement de la subjectivité, du « nous » et du
« je ». Le caractère historique,
le lien avec une situation économique transitoire donnée échappe
au sens commun. A priori,
les difficultés devraient être résolues par ceux qui y sont
confrontés : l'asociété remplace le sujet agissant,
l'ensemble des gens confrontés à un problème commun par une
myriade de monades qui tentent de résoudre ce problème chacune de
leur côté, devant leur téléviseur, pourrait-on dire.
Un
groupe humain quelconque confronté à l'éducation des enfants
évalue le rôle à leur donner dans la communauté. Pour ce faire,
il élabore des stratégies pour permettre aux enfants de remplir ce
rôle. En revanche, quand le sujet social s'est dissous
dans
les monades individuelles, les parents sont contraints de mettre leur
enfant à l'école. Ils sont contraints de manière individuelle :
les parents qui dérogeraient à la règle devraient répondre
individuellement de leurs actes. À l'école, les enfants apprennent
à confier leur utilisation du temps à des autorités employées à
cet effet. Ils ne s'en occupent pas eux-mêmes – de même, les
autorités employées
ne
déterminent pas de manière singulière la manière dont ils vont
organiser le temps des enfants. En outre, les heures scolaires,
quantitativement essentielles dans la vie de l'enfant étaient
dévolues
à l'étude de savoirs utiles à la maîtrise des techniques
industrielles quand la production économique l'exigeait. Quand on
est passé à un management par projet, par équipe autour
d'impératifs de production extérieurs, l'école est logiquement
devenue une usine à pédagogie par le projet et, depuis qu'il s'agit
de valoriser le travailleur sur le marché de l'emploi, l'école
formate les têtes blondes au savoir être.
Les enfants qui ne se conforment pas à ce programme en évolution
permanente sont réputés inadaptés. Ils sont déclassés, envoyés
en filières de relégation et leur carrière est sujette à caution
et ce dès le plus jeune âge.
La
déréalisation, la dépossession de l'acte productif et de l'acte
symbolique, a correspondu à l'avènement de cette petite-bourgeoisie
engluée dans la plus-value de consommation et dans la nécessité de
vendre sa force de travail. Cette petit-bourgeoisie a émergé avec
l'extension de l'économie capitaliste, extension consubstantielle à
la nécessité de solvabiliser la production sur des marchés
extérieur, nécessité qui correspond à la part non réalisée de
la valeur ajoutée antérieure (le ε).
Alors que dans les groupes humains dont la violence sociale
s'organisait sur d'autres principes, l'évidence du cercle
d'individus qui vivaient ensemble pouvait constituer une communauté
– et une mise en commun des moyens de production – la communauté
des classes sociales dont la violence sociale est organisée par le
capital ne recoupe plus les horizons sensibles, la puissance de la
volonté. L'appartenance à un groupe n'implique plus le partage d'un
quotidien, de traditions avec les autres membres de ce groupe. Les
nations, les classes, les appartenances ethniques, religieuses ou
politique et philosophique divisent le monde en autant de communautés
qui ne partagent
rien
au quotidien. Au mieux, elles ne partagent que leurs idées reçues,
les associations sémantiques automatiques qui structurent leurs
perceptions sociales29.
Ceci
explique pourquoi les membres d'une même communauté théorique ont
tant de mal à s'entendre : ils sont étrangers de
facto les
uns aux autres. Un Français ne partage rien avec un autre Français.
Il en va de même pour un musulman, un catholique, un chômeur, un
prolétaire, un Indonésien, une ménagère de moins de cinquante
ans, un homme de trente ans ou un handicapé. Par contre, dans le
bruit d'une grève surgit la communauté partagée, le temps d'un
piquet, le temps d'une lutte, communauté qui restera toute la vie,
par un clin-d’œil, par un tu
te souviens ?
C'est
qu'il faut un travail de destruction sociale permanent pour éviter
ce surgissement du sujet humain, individuel ou collectif.
Proposition
77
L'évitement
du surgissement de la communauté fait l'objet d'un travail de
sape constant. Cet évitement est une utopie agissante, une
idéologie sans incarnation qui influence et construit la société
et les individus.
|
1Voir
l'article de Stephen Rosenfeld, How the
restaurant lobby makes sure fast food worders get poverty wages
in Truthout,
le 08 septembre 2013, en anglais :
<http://truth-out.org/news/item/18681-how-the-restaurant-lobby-makes-sure-fast-food-workers-get-poverty-wages>
2Précisons
que, à ce niveau de salaire, le brut est imposé à hauteur de 10 à
15 % aux États-Unis. Les cotisations employeurs légales sont
négligeables.
3Edward
Bernays, Propaganda, Comment manipuler l'opinion en démocratie,
Zones, 2007, p.31.
4F.
Lordon, Capitalisme, désir et servitude, La
Fabrique, 2010.
5J.-M.
Harribey, La richesse, la valeur et l'inestimable, Les
Liens qui libèrent, p. 368 sqq.
6Voir
notamment, B. Friot, La puissance du Salaire,
op. cit.
7Les
Services d'Échange Locaux fonctionnent comme des réseaux d'échange
de service sans utilisation de monnaie standard.
La valeur des services est matérialisée par les unités d'échange
du groupe – un service vaut un service ou une heure de service
vaut une heure de service.
8Jacques
Généreux, op. cit.
9Les
concepts d'homo faber et
d'animal laborans sont empruntés à Hannah
Arendt, La Crise de l'homme moderne,
op. cit.
10F.
Lordon, Capitalisme, désir et servitude,
op. cit.
11F.
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard,
1971.
12Les
subventions salariales aux actionnaires ont représenté 11,25
milliards d'€ en Belgique en 2011, soit près du double de
l'intégralité du budget chômage national. Cette somme a été
payée pour partie par le contribuable, pour partie par les caisses
de la sécurité sociale. Source :
http://www.plan.be/admin/uploaded/201310291453290.GECE_EGCW_201301.pdf,
p. 87 du Rapport au Gouvernement du GECE, Coût
salarial, subventions salariales, productivité du travail et effort
de formation des entreprises, Juillet
2013
13Certaines
techniques de marketing utilisent les ressorts les plus intimes du
psychisme, des associations inconscientes pour vendre les produits –
que l'on songe à l’œuvre d'E. Barneys, Propaganda,
op. cit. qui
explique par le détail comment induire des désirs chez le
consommateur, comment manipuler ses affects en s'adressant aux
parties les plus irrationnelles, les plus archaïques de son être.
14Götz
Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands,
Flammarion, 2005.
15Cette
thèse intéressante fait pourtant l’impasse sur le fait que le
patronat allemand a lourdement collaboré, qu’il a participé de
manière particulièrement active à l’ascension nazie. Ceci dit,
l’idée d’une complicité d’agents sociaux envers un mode de
fonctionnement économique qui les lèse mérite que l’on s’y
attarde.
16Les
cotisations et les impôts sont de la valeur créée par les
salariés sociaux et par les fonctionnaires, valeurs incluses dans
le prix mais soustraites à notre raisonnement
17Götz
Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands,
op. cit. Aly attribue à une relative redistribution de l'État
social nazi la bienveillance ou, à tout le moins, la complicité
dont il a bénéficié parmi la population. Nous ne prendrons pas
ici parti pour sa thèse – ce n'est pas l'objet de l'ouvrage –
et nous nous contenterons d'évoquer, parmi les causes possibles de
la complicité de la population, le traumatisme des politiques
monétaristes, la déréalisation de la vie petite bourgeoise de
masse ou le délitement moral des élites, par exemple. Par contre,
nous soulignerons avec d'autres le rôle déterminants des grands
propriétaires lucratifs dans l'ascension de Hitler.
18Pour
reprendre le titre de T. Frank, Pourquoi les pauvres votent à
droite,
Agone, 2005.
19E.
Ionesco, Rhinocéros,
Gallimard, 1959.
20Nous
appartenons à la petite-bourgeoise comme l’écrasante majorité
du corps social. C’est donc bien de l’intérieur de cette classe
que nous nous positionnons et que nous analysons les choses. C’est
de l’intérieur de l’utopie agissante de la petite-bourgeoise
que nous la décrivons avec les biais cognitifs que cela implique.
21H.
Marcuse, L'Homme unidimensionnel,
Les Éditions de Minuit, 1968.
22R.
Barthes, Mythologies,
Seuil, 1957.
23Voir
Coll., Tiqqun 2, Belles
Lettres, 2001. Dans le premier texte, Introduction
à la guerre civile,
pp. 2-37, les mystérieux auteurs décrivent les luttes au sein de
la société comme une guerre civile entre
formes de vie.
Nous reprenons à notre compte cette façon de voir qui permet de
jeter un regard neuf sur le social et sur l'économique.
24Voir
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe,
Gallimard, 1968. Elle explique le principe de la naturalisation et
de la sexualisation pour les femmes, principe fort proche quant à
la manière de procéder du principe de naturalisation et de
sexualisation du prolétaire. P, 194 : L'homme
recherche dans la femme l'Autre comme Nature et comme son semblable.
Mais on sait quels sentiments ambivalents la Nature inspire à
l'homme. Il l'exploite, mais elle l'écrase, il naît d'elle et il
meurt en elle ; elle est la source de son être et le royaume
qu'il soumet à sa volonté ; c'est une gangue matérielle dans
laquelle l'âme est prisonnière, et c'est la réalité suprême (…)
Tour à tour alliée, ennemie, elle apparaît comme le chaos
ténébreux d'où sourd la vie, comme cette vie-même et comme
l'au-delà vers lequel elle tend.
25Cette
notion traverse l'intégralité de l’œuvre de Bourdieu – voir,
par exemple, P. Bourdieu, J.-C. Passeron, Les Héritiers, les
étudiants et la culture,
Éditions de Minuit, 1964.
26À
ce titre l'épuisante campagne pour la « liberté » de
travailler le dimanche fait un écho singulier à la campagne du
XIXe siècle pour la « liberté » de travail des
enfants. Quand il s'agit de la liberté d'enchaîner Spartacus,
l'esclavage se trouve toujours des avocats bavards.
27F.
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra,
op. cit.
28Simondon,
L'Individuation psychique et collective,
Aubier, 2007.
29Ce
que R. Barthes nomme les mythologies.
Les associations sémantiques du langage signifiant-signifié
deviennent à leur tour des signifiants des connotations,
des associations automatique entre un mot et un sens.