Selon Smith, les gains réalisés grâce à l'échange sont des
économies en temps de travail dépensé par chacun pour assurer son
autonomie, et ne servent donc pas à augmenter la consommation de
chacun43.
Cette thèse n'a jamais été vérifiée puisque tous les gains de
productivité du travail concret n'ont jamais fait baisser la
quantité de travail abstrait, ces gains de productivité ont été,
au contraire utilisés pour augmenter le chiffre d'affaire, la marge
et les bénéfices. L'industrialisation a augmenté la quantité de
biens et de services disponibles pour la consommation de chacun sans
diminuer le temps de travail. Seules des luttes sociales féroces et
l'avènement de l'industrie du loisir ont fait diminuer le temps de
travail. Quand le rouet a été remplacé par le métier à tisser,
la journée des ouvriers n'a pas été écourtée – au contraire –
quand l'ordinateur est entré dans les secrétariats, la journée de
travail n'a pas non plus été réduite. La masse salariale, par
contre, a chaque fois été diminuée : les ouvriers étaient
moins nombreux pour produire davantage de biens et de services, ce
qui, sous la pression de la concurrence, a fini par diminuer la
valeur économique créée par les procès de production impliqués.
La diminution de la masse salariale a induit une crise de
surproduction puisque les salaires ne pouvaient plus solvabiliser la
production de valeur économique – nous l'avons vu. Sous la
pression des gains de productivité de la concurrence, l'artisanat
fut éclipsé par les fabriques, les diligences par les trains et les
trains par les autoroutes. Chaque fois qu'un procédé de production
moins gourmand en travail vivant apparaissait – aussi gourmand en
ressources naturelles ou en travail fixe fût-il – il était adopté
par les plus gros investisseurs qui, en adoptant l'innovation,
réduisaient leurs frais de fonctionnement et finissaient par
l'emporter sur la concurrence – à moins qu'elle ne se fût
également adaptée à ces innovations.
Les producteurs, individus animés par les mêmes objectifs selon la
vision libérale du monde, uniformisent leur mode de production parce
qu'ils sont tenus par la même logique de concurrence, de marché et
de lucre. Un tisserand ne peut tenir face s'il doit affronter la
concurrence d'une usine textile ; ses coûts de fabrication
seront toujours supérieurs. Il peut tenir s'il se contente de
fabriquer les vêtements qui lui serviront à se vêtir mais il ne
peut tenir s'il veut échanger sa production contre d'autres biens de
production qui lui permettent de couvrir d'autres besoins. Du fait du
travail fixe (C) de la concurrence, le travail vivant (V) de
l'artisan ne vaut plus rien. La modification de la structure
organique du capital de la concurrence uniformise la structure
organique des producteurs, ce qui étend, ce qui généralise les
contradictions de la baisse tendancielle du taux de profit. Les modes
de production s'uniformisent, s'imposent et font disparaître les
modes de production antérieurs et le savoir-faire qui leur était
lié. La prolétarisation s'opère de manière permanente dans le
temps, les producteurs ne sont que des intermédiaires d'une machine
productive produite par la concurrence. Cette machine toute-puissante
devient un Moloch qui mange ses enfants : les ouvriers
techniciens sont déclassés en permanence sous la pression du
changement de management, de machine, de mode de production car la
notion de machine productive, de capital fixe, comprend aussi bien
les outils concrets de production industrielle que les modes de
gestion de personnel, les techniques managériales que l'image de
marque, les patentes que le carnet de commande. L'ensemble de ce
capital fixe fonctionne comme un rouage de la machine-concurrence et
s'y conforme en permanence.
L'investisseur et le travailleur ont des intérêts opposés. Dans
une société industrielle, celui qui vend sa force de travail a
intérêt à la vendre le plus cher possible et celui qui l'achète,
le capitaliste, a intérêt à l'acheter au prix le plus faible. Car,
contrairement aux modèles classiques libéraux, le travail
abstrait lui-même est organisé selon les principes du marché
alors qu'il modèle, encadre, structure et détermine de plus en plus
à mesure que s'étend la sphère économique la nature, la quantité
et le mode de production du travail concret. Comme les salaires sous
toutes leurs formes sont à l'origine de la création de toute valeur
économique, comme ils sont parasités par la rente de la propriété
lucrative, en les soumettant à la logique spéculative du marché,
on soumet la création de valeur économique elle-même aux aléas
des cycles de la spéculation.
La violence sociale « objectivée » par l'argent entre
personnes égales en droit envahit tous les domaines du faire et de
la vie sociale ou intime. Les intérêts divergeant entre les
acheteurs de force de travail et vendeurs de force de travail
déterminent les classes sociales. Les intérêts des classes
sociales sont irréductiblement opposés – fait que n'atténue pas
l'existence et l'universalisation d'une classe ubiquiste, la petite
bourgeoisie. Cette classe déplace la conflictualité de la violence
sociale dans le champ psychique de l'agent social, son existence. La
lutte des classes n'est en rien adoucie par l'existence d'une classe
dont les membres appartiennent simultanément à deux classes
ennemies.
Proposition
136
L'existence
d'une classe à la fois bourgeoise et prolétaire ne diminue pas
la lutte de classes, elle en déplace le champ de bataille sur le
psychique et le somatique de ses membres.
Proposition
137
Le but
du management est de déplacer toute conflictualité de classe
dans les champs psychiques et somatiques, de nier toute violence
sociale tout en en multipliant les effets.
|
L'industrialisation des modes de production uniformise les
comportements de l'individu, elle fait advenir çà et là des façons
de réagir prévisibles, conformes au modèle libéral de l'humain
qu'avait inspiré l'emprise du capitalisme sur la production. La
prophétie du nouvel humain, de l'homo œconomicus est née d'une
vision sociale générée par un système économique et, au sein de
ce système économique, elle s'est affirmée quoique de manière
très parcellaire, très fragmentaire. Tous ceux qui achètent du
travail et des ressources naturelles sous forme de minerais, de
produits alimentaires, de machines industrielles ou de salaires,
doivent acheter ces choses avec la perspective de les revendre avec
profit. C'est la fameuse équation marxienne C-M-M'-C', un capital
sert à acquérir une marchandise, à la transformer pour la revendre
et redevenir un capital plus élevé que le capital initial.
De façon tout aussi mécanique, tout aussi peu singulière, les
prolétaires sont contraints par l'aiguillon de la nécessité
de vendre leur force de travail. Si un individu appartient
simultanément à ces deux classes, les déterminations de son
faire ne sont pas abolies mais doublées. Le membre de la
petite-bourgeoisie ou de la classe moyenne doit à la fois vendre sa
force de travail et élaborer des stratégies d'acquisition de
marchandises qui maximisent ses profits. La machine comme antithèse
de la technique renforce ce phénomène de dépossession de la
volonté par la détermination de l'action humaine. Le fonctionnement
de la machine est lui-même mécanique : il est déterminé par
la nécessité de rendre le travail concret le plus productif par
unité de temps, la machine doit aller le plus vite possible,
produire le plus de biens et de services possibles par unité de
temps avec le moins de masse salariale possible (ce qui sabote
le processus de création économique).
Avec la machine-concurrence, l'actionnaire qui vend et n'achète déjà
plus ce qu'il veut mais ce qui génère de la plus-value dans la
mesure où un même actionnaire peut acquérir des parts dans des
secteurs industriels différents qui n'impliquent pas du tout les
mêmes savoirs-faire, les mêmes technologies sans que cela ait la
moindre importance de son point de vue. En tant qu'actionnaire, il
cherche à maximiser les retours sur investissement et à minimiser
(ou à externaliser) les risques. De même, l'ouvrier ne travaillait
déjà plus selon son rythme mais selon celui de la machine. Avec la
combinaison de la machine et de la concurrence, c'est le type-même
de machine qui est uniformisée, standardisée. De même, le
consommateur aligne les mêmes images, les mêmes signifiants sociaux
que la concurrence, que les agents sociaux proches dont il
doit se distinguer ou auxquels il doit s'identifier.
Les objets deviennent identiques et le processus de création, de
marketing, de vente de ces objets est lui aussi parfaitement le même.
Foxconn en Chine fabrique les gadgets électroniques pour tous les
concurrents en téléphonie mobile ou en ordinateurs portables.
Quelle que soit la marque – et la concurrence est féroce – le
bidule est assemblé dans la même usine géante au même endroit et,
forcément, de la même façon, avec les mêmes techniques
managériales, la même gestion du personnel.
Proposition
138
La
concurrence des marques uniformise les pratiques de consommation
et de production.
Proposition
139
L'idéal
de réalisation de soi, d'épanouissement personnel lubrifie la
machine-concurrence, uniformise les pratiques de consommation et
de production.
Proposition
140
L’utopie
agissante du Moi construit par l'asociété de la concurrence est
sans singularité, sans volonté, sans désir et sans identité.
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L'uniformisation de l'univers matériel, de la logique des
investissements et de la façon standardise les affects, les
perceptions personnels de manière de plus en plus profonde à mesure
que l'économie capitaliste engrange ses succès. Ceci s'oppose à
l'idéal romantique d'épanouissement personnel, à l'idéal libéral
de liberté individuelle. Les individus isolés par les modes de
management et par la fiction de la propriété privée des moyens de
production sont rendus conformes par l'uniformisation de l'univers
matériel, du mode de production et de l'organisation du faire sous
la pression de la concurrence. De même, les images sociales des
individus se rapprochent et deviennent indistinctes, insignifiantes.
La distinction se réfugie alors dans des détails, dans ce que
Debord appellerait le spectacle44.
Faute de différence matérielle, faute de singularité effective, on
met en scène des identités particulières sans lien avec quelque
spécificité que ce soit. Dans les décombres de l'uniformisation
d'une économie qui voit et construit l'homme comme un homo
œconomicus, les idéaux du moi sombrent, la communauté, la
Gemeinwesen, la présence ensemble de ceux qui n'ont rien
devient sans objet et, avec elle, l'auto-réalisation, la
spécificité, l'originalité du moi des romantiques. Ces idéaux du
moi incarnés deviennent sans objet dans un monde sans moi, sans
rencontre et sans altérité.