Le
faire métabolique de l'animal laborans
touche
également les touches symboliques de l'être. La politique ne peut
plus se penser que comme spectacle à donner en pâture à l'affectif
des travailleurs-clients-électeurs. Le monde politique (au sens
large) s'est isolé du monde incarné dès que le faire métabolique
a été médié par la machine. Comme, en machinisant le faire, on ne
pouvait plus le penser, on s'est retrouvé incapables de penser
l'être en général et l'être ensemble en particulier, on s'est
retrouvé incapables de penser le faire et le lien à l'autre, à la
nature qu'il permet. De ce fait, le champ politique perdait tout
sens.
Avec la généralisation de la machine, la séquence d'actes répétés
s'est faite de plus en plus courte, les actes répétés de plus en
plus simples. Pour autant, le travail est devenu plus pénible :
les rythmes de la machine ne sont pas adaptés au corps humain, ils
ne connaissent pas le répit. L'atmosphère de travail est souvent
viciée, les horaires sont adaptés à ceux de la machine (ou de la
machine-client, des dispositifs industriels de vente au détail, de
vente au client). L'individuation n'est plus possible dans le cadre
de ce type d'activité professionnelle et cette individuation devenue
impossible doit se construire des pis-aller, des ersatz, des fuites,
des désertions. Elle doit habiter le désert. Les dépressions, les
maladies, les suicides, les névroses sont l'ombre de ce mal lové
dans les interstices du fait de ne pas être, de ne pas interagir et
se singulariser dans un environnement, ils signent l'aspiration au
néant. Mais l'ordre de la violence sociale trouve encore et toujours
ses thuriféraires, ses laquais soumis à leur soumission-même.
Et
le bonheur des dames45
a
affecté toute la société, des plus humbles aux plus riches, la
consommation a incarné l'ultime mode d'individuation. Les traces de
l'être qu'organise l'acquisition de masse de biens et de services
industriels fonctionne comme la pensée du Dieu Cargo chère à Peter
Lawrence46.
Les signes touchent également l'appartenance sociale elle-même –
et c'est particulièrement caricatural dans les tribus
urbaines – en
achetant certains types de produits, en s'habillant d'une certaine
façon, en adoptant des modes de consommation déterminés, le
consommateur affirme son appartenance sociale47,
sa légitimité d'agent et la légitimité de sa classe.
Dans
cette perspective de consommation symbolique, le monde ne se présente
plus comme le siège de la puissance, de l'individuation, de l'action
mais il devient un continuum social où les images des individus
s'affrontent tout à la fois pour affirmer leur suprématie
individuelle et leur légitimité, leur adhésion au monde tel quel.
L'auto-valorisation de la consommation échoue en tant que projet
narcissique : le sujet ne se donne pas dans sa spécificité
mais il affirme son appartenance sociale par la consommation. On peut
envier le propriétaire d'une grosse voiture, souhaiter appartenir à
la même société que
lui ou regarder avec admiration son véhicule – ce propriétaire ne
sera pas admiré pour lui-même, en tant que tel. C'est cet échec du
narcissisme dans la consommation qui explique pourquoi les plus
grandes marques de révérences à un ordre établi, à une
hiérarchie professionnelle sont également les marques de la
réussite professionnelle
– marques
que seuls les très riches, les artistes ou les gens en marge peuvent
se permettre de ne pas arborer les
signes de la conformité sociale. La
socialisation de l'être dans son image matérielle, dans son
standing,
force à l'achat compulsif de biens et de services. Il s'agit de
maintenir cette image sociale, d'en maintenir l'adéquation avec ce
qu'elle doit être. De ce fait, les productions de biens et de
services dans un cadre capitaliste peuvent trouver un peu plus
longtemps des débouchés, des marchés pour peu qu'elles s'insèrent
dans l'économie libidinale médiée de l'individu aux prises avec la
nécessité de continuer à donner une image sociale, un signe de
cohérence avec un monde dont il a été congédié en tant que
singularité, que mouvement.
L'intime, le personnel, le social, les affects les plus secrets se
sont individualisés, se sont dépersonnalisés en se massifiant. À
mesure que les individus sont isolés les uns des autres, opposés
entre eux, ils adoptent, chacun de leur côté, des comportement, un
fonctionnement narcissique et des relations au social rigoureusement
identiques – et ce, quand bien même l'apparence extérieure donne
une impression de diversité de costumes. Les peurs, les envies, les
angoisses si elles sont singulières deviennent d'étranges choses
sulfureuses et leur seul mode socialement acceptable est celui de la
masse, des sentiments de masse. Ceci explique la tendance totalitaire
des sociétés sans singularité, des sociétés de masse.
L'unification, l'uniformisation des affects est le ciment du
consumérisme, elles règnent sur les décombres du singulier, de
l'interaction, de la rencontre, du devenir.
Proposition
141
Le
signe de la richesse échoue en tant que projet narcissique
puisqu'il signifie une
appartenance sociale connotée et non un mérite ou une propriété
individuelle.
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