Pour établir les fondements d'une science économique, nous avons
étudié les contradictions (A et
) du système de violence sociale organisé par le capital. Nous
avons vu que les contradictions étaient potentiellement porteuses de
la négativité nécessaire aux processus d'évolution dialectique
(même si lesdits processus dialectiques ne signifient nullement la
fin de l'histoire mais l'avènement de nouvelles contradictions).
Les contradictions ne sont pas les seules sources de tension
sociale : les subparadoxes bloquent également la logique
contradictoire et empêchent et la dialectique et les paradoxes
susceptibles de provoquer l'effondrement du système (A →
).
Les paradoxes ne portent pas de ferments de nouvelles contradictions,
ils ne portent pas les germes d'un monde nouveau – contrairement
aux contradictions. Les paradoxes ne portent que la fin à venir d'un
ordre, ils ne signifient (s'il on les prend comme signifiants) rien
quant à l'avènement d'un ordre nouveau ou quant à son
organisation.
Les paradoxes et les contradictions sont deux forces de négativité
mais les contradictions seules accouchent d'un monde nouveau alors
que les paradoxes annoncent la simple disparition. La disparition de
l'ordre capitaliste n'est pas un problème en soi en termes
économiques mais cette disparition provoque des dégâts extrêmes
sur les champs extérieurs au capital que l'accumulation a dû
conquérir. Par ailleurs, une période de vide politique ouvre la
porte aussi à
l’émergence du pire20.
La science économique devrait étudier les
contradictions comme sources de nouvel ordre, de nouvelle
organisation de la violence sociale et les paradoxes comme causes,
comme vecteurs de disparition d’un ordre ancien, de cette forme de
violence sociale.
Au niveau individuel, le management moderne intime l'ordre aux
producteurs de faire les choses convenablement, d'effectuer un
travail concret irréprochable : il faut que les clients soient
enchantés, qu'ils reviennent, il faut que la qualité des biens et
des services vendus rendent l'entreprise incontournable.
Simultanément, la concurrence et la nécessité de réaliser de la
plus-value pousse également à produire plus vite en achetant des
matières premières de moindre qualité. Dans un cas, il s'agit de
vaincre la concurrence sur la qualité, dans l'autre, il s'agit de la
terrasser sur les prix. Une même concurrence entraîne donc
mécaniquement des effets absolument contraires, incompatibles. On ne
peut produire (plus) rapidement (que la concurrence) et faire le
travail (aussi) correctement (que la concurrence). Ce paradoxe se
retrouve dans le management. Cette pseudo-science individualise le
paradoxe économique. L'agent individuel doit
supporter
seul, dans sa chair et dans son âme, le paradoxe de faire de
l'argent et de bien faire. Les techniques pour mettre la pression sur
l'individu sont innombrables – nous en avons évoqué quelques
unes. Il s'agit de fidéliser les membres de l'équipe à leur groupe
(team building),
d'évaluer les agents selon des procédures complexes,
d'individualiser les rémunérations et de les lier à la
performance, de précariser les statuts pour pouvoir augmenter la
pression sur les travailleurs ou d'utiliser la haine, l'humiliation,
la dépréciation collective, le harcèlement. Les paradoxes
matériels, économiques quittent alors les terrains de lutte sociaux
et migrent dans le psychique ; la lutte de classe se fait
névrose, dépression, burn-out et surmenage.
Note 46. Les pathologies en emploi (Dejours)
Résumé21
et extraits
Le
monde du travail connaît de nouvelles formes de domination.
1,
L'évaluation individualisée des performances dont
l'auto-contrôle est la forme la plus achevée. L'évaluation
individualisée est couplée à des contrats d'objectifs, ce qui
organise la concurrence de tous contre tous.
Le
résultat final de l’évaluation et des dispositifs connexes est
principalement la déstructuration en profondeur de la confiance, du
vivre-ensemble et de la solidarité. Et, au-delà, c’est l’abrasion
des ressources défensives contre les effets pathogènes de la
souffrance et des contraintes de travail. L’isolation et la
méfiance s’installent et ouvrent la voie à ce qu’on appelle les
pathologies de la solitude, qui me semblent être un des
dénominateurs communs des nouvelles pathologies dans le monde du
travail.
2,
La qualité totale
Il
y a un décalage entre les prescriptions et le travail effectif. De
ce fait, les pathologies mentales se développent au travail. Comme
il n'existe pas de production parfaite, les producteurs font la
course aux infractions, aux tricheries, aux fraudes. Cette manière
de faire met les travailleurs en porte-à-faux par rapport à leur
éthique.
En
imposant la qualité totale, qui est en fait une chimère, on génère
inévitablement une course aux infractions, aux tricheries, voire aux
fraudes. Car il faut bien satisfaire aux contrôles et aux audits
pour obtenir une certification ISO 9 000 ou 13 000, etc. Annoncer la
qualité totale, non pas comme un objectif, mais comme une
contrainte, génère toute une série d’effets pervers qui vont
avoir des incidences désastreuses. Ces fraudes inévitables générées
par la qualité totale ont, en effet, un coût psychique énorme, non
seulement en termes d’augmentation de la charge de travail – tout
le monde peut en témoigner –, mais aussi en termes de problèmes
psychologiques. La contrainte à mentir, à frauder, à tricher avec
les contrôles met beaucoup d’agents en porte-à-faux avec leur
métier, avec leur éthique professionnelle et avec leur éthique
personnelle.
Il
en résulte une souffrance psychique qui est en cause dans les
syndromes de désorientation, de confusion, de perte de confiance en
soi et de perte de confiance dans les autres, dans les crises
d’identité et dans les dépressions pouvant aller jusqu’au
suicide, notamment lorsqu’un agent se voit entraîné malgré lui à
participer à des pratiques que, moralement, il réprouve.
3,
Le coaching
L'évaluation
individualisée et l'aide individualisée cassent les solidarités.
Il s'agit d'entretenir le moral, le zèle du cadre. Au mieux, l'aide
individualisée atténue les effets délétères de l'évaluation, au
pire elle en fait intérioriser les principes.
4.
La gestion du stress
L’autre
méthode largement utilisée est la « gestion du stress ». Elle
vise aussi à corriger les effets pervers de l’organisation du
travail qui poussent tendanciellement vers la surcharge de travail,
le surmenage, l’épuisement et leur cortège de dégradations de
l’activité, d’irritabilité dans les relations avec les
collègues et de risque de décompensations psychopathologiques (cf.
les pathologies de surcharge).
(…)
Les
nouvelles formes de pathologie mentale au travail montrent que,
aujourd’hui, c’est bien plutôt la désolation qui progresse.
Parce que les hommes se sont engagés depuis quelques années dans le
consentement zélé à développer des formes d’organisation du
travail qui détruisent le monde, c’est-à-dire l’espace de la
solidarité et du politique, la société d’aujourd’hui
entretient un rapport ambigu avec l’aliénation.
Dejours
prend le point de vue de la clinique pour penser le travail. Nous
sommes dans une démarche inverse : nous pensons le travail à
partir des rapports de production et c'est à partir du travail que
nous contextualisons la clinique. Néanmoins, la richesse du
changement de cadre qu'offre le regard clinique, appuie notre point
de vue, le questionne et fait écho, au fond, à la souffrance très
personnelle à l'origine de ce livre.
Note
47. L’évergétisme ou la neutralisation de la conflictualité
(Giraud)
Cette
note se compose d'extraits de cette interview qui explique comment
neutraliser la conflictualité22.
Contexte
de l'entretien avec un DRH
Comment
se débarrasser de syndicalistes trop combatifs? C’est tout le
travail des professionnels des ressources humaines. Petite leçon de
stratégie de domestication syndicale par un DRH.
Cet
entretien a été réalisé en avril 2006, avec l’ancien DRH d’une
entreprise de papeterie du nord de la France, employant 900 salariés.
Au moment de l’entretien, l’entreprise est en cours de
restructuration, impliquant la suppression de 500 emplois. Ce DRH est
parti à la retraite peu de temps avant, après avoir rempli cette
fonction dans l’entreprise depuis 1990. Diplômé de Sciences-po
Paris et titulaire d’un DESS en droit social, il avait occupé
auparavant le même type de poste dans plusieurs autres grandes
entreprises industrielles françaises, au gré d’une carrière
professionnelle « dominée par les restructurations ».
Un
fond combatif
(...)
c’est
qu’il y a un vieux fond d’extrémisme quand même. Il paraît que
là, dans les circonstances présentes, il y a toujours une centaine
de personnes qui sont prêtes, je veux dire à mettre le feu, qui
sont prêtes à… abîmer l’outil de travail, etc. Ça c’est un
vieux fond de radicalisme qu’on est quand même arrivé à
civiliser ou à enrayer, même s’il réapparaît un peu le jour où
il y a une crise.
Et
précisément, comment étiez-vous alors arrivé à civiliser un peu
ces modes de relations entre euh… ?
Ben
d’abord en les isolant, en les diminuant…
Vous
parlez de syndicalistes ou de salariés ?
Je
parle des syndicalistes qui étaient de cet ordre-là. Maintenant, il
n’y en a plus. Mais avant, il y en avait. […]
La CGT était le syndicat dominant, de tradition. Mais c’est un
syndicat qui n’a pas cessé de perdre, de la vitesse, de
l’audience, pour l’excellente raison que ses syndicalistes
étaient des gens, j’allais dire mûrs, des gens de confiance, des
gens… donc au niveau de l’usine, promouvables… promotables, je
sais plus comment… comment on dit, promouvables. Et que l’on a
fait passer souvent dans le deuxième collège, en tant qu’agents
de maîtrise, qu’on avait par ailleurs du mal à recruter à
l’extérieur de l’entreprise de recrutement. Donc, on avait
besoin de ces gens avec du savoir-faire. Et donc ce syndicat CGT,
maintenant, il est tombé euh, en avant-dernière position en termes
d’audience. Il doit représenter, je sais pas, euh… 15 %, quelque
chose comme ça.
Mais
on est arrivé à normaliser nos relations à partir du moment où un
des syndicalistes est parti. C’était un syndicaliste qui était,
j’allais dire un cas psychologique, et qu’on avait, à l’occasion
de propos euh… anormaux, tenté de licencier là aussi. Mais ça
n’a pas marché, l’inspecteur du travail ne nous a pas suivis,
etc. c’est pour ça qu’on a enterré l’affaire. Mais on a
réussi à négocier son départ beaucoup plus tard. Il a eu un
projet personnel, il nous en a parlé et on a négocié son départ.
Faut dire qu’il avait perdu, déjà, de l’audience auprès d’un
certain nombre de ses collègues extrémistes parce qu’il avait
négocié… il avait fini par signer un accord sur
l’individualisation des rémunérations, et ça, ces collègues
extrémistes ne le lui avaient jamais pardonné.
C’est-à-dire ?
Ben,
on arrive… on arrive à normaliser dans la mesure où… je vous
indiquais qu’il y avait des grèves euh… à tort et à travers…
auparavant, des menaces de grèves, je peux vous dire que… quand
j’ai quitté C., il n’y avait plus eu de grève depuis l’année
2000… 2001, donc depuis cinq ans. Donc ça veut dire qu’on a dû
arriver, quelque part, à normaliser. Et, ces syndicats n’étaient
peut-être pas nécessairement d’accord avec cette évolution, mais
on peut supposer que le rapport des forces n’était pas suffisant
pour qu’ils aillent trop loin. Eh ouais, bon, honnêtement, je
pense aussi que la professionnalisation du management, je crois que
ça a aussi profondément fait évoluer les gens.
(...)
[O]n
a demandé aux ingénieurs et à l’encadrement opérationnel d’être
aussi des managers de leurs salariés. Et on les a accompagnés pour
cela, pour changer les modes de relations. On les a incités par
exemple à faire des réunions, à avoir des rencontres régulières
avec les salariés. […]
Ça permet, quand on a des problèmes, de les avoir maintenant en
amont, donc d’avoir quand même un dialogue avec la personne, avant
qu’éventuellement ce dialogue soit avec les représentants
syndicaux. L’important pour nous c’est que l’encadrement
discute avec les opérateurs pour désamorcer les problèmes qui
peuvent l’être. Sinon, on se retrouve avec la guéguerre
habituelle : quand le salarié a un problème, il vient en parler à
son chef ou à nous, mais aussi à l’organisation syndicale. Et
effectivement, l’organisation souhaite se valoriser en portant tout
de suite le problème auprès de nous, dans les instances. C’est
normal, c’est son jeu. Et tout de suite, ça risque d’envenimer
la situation, etc. C’est pour ça que notre objectif, c’était
que le salarié puisse discuter de ses problèmes mais avec la
hiérarchie directe.
Le consommateur est aussi confronté à paradoxe : il doit se
distinguer sans
se singulariser ;
il doit être lui-même
tout
en se conformant à l'ordre social.
Ce sont des paradoxes économiques qui sont également délocalisés
dans la sphère individuelle. Ils tuent le travail concret et
étendent l'isolement, le contrôle et la duplicité. Dans le même
ordre d'idée, l'accumulation capitalistique accapare et détruit des
ressources communes non capitalistes. Comme l'accumulation prolifère
aux dépends
de
mondes non capitalistes, en les pillant, elle
sape
les bases de sa propre pérennité. De la même façon que
le
paradoxe de la productivité est
déplacé
sur l'individu, sur le producteur et le faisait disparaître
psychiquement – privant l'économie productive de la force de
travail d'un travailleur – le paradoxe écologique entraîne la
destruction de la biosphère humaine. Ces paradoxes – parce qu'ils
sont délocalisés – détruisent des extérieurs, qu'ils soient
psychiques ou
naturels – au lieu de se détruire eux-mêmes. Ces paradoxes – la
productivité managériale et la destruction écologique – ne
pourront faire effondrer le capitalisme que quand ils auront tué
l'extérieur sur lequel ils sont délocalisés. En d'autres
termes,
le capitalisme cessera d'exister quand la planète sera devenue
inhabitable et que la raison et les capacités économiques humaines
auront été réduites à rien. Le capitalisme disparaît si les
êtres humains disparaissent dirait monsieur de Lapalisse. Derrière
cette tautologie, se cache un enjeu métaphysique et
phylogénétique
majeur. Ces paradoxes ne constituent en rien des sources de
conflictualité politique puisque, si nous sommes tous morts, tous
fous, dans une planète morte, la question du système économique
n'a plus d'intérêt : l'économie, c'est pour les vivants.
Le paradoxe entre la singularité et l'identité, entre
l'individuation et l'individualisation peut également se résoudre
d'une autre façon. Le hobby, les loisirs plus ou moins spécialisés,
plus ou moins techniques peuvent pallier l'absence de singularité,
l'excessive identité d'un identité sans monde dans lequel
interagir. De la même façon qu'on parle de sexualité déviante
quand l'objet sexuel est choisi faute de pouvoir avoir accès à
l'objet voulu,
la déviance existentielle remplit les béances par du bruit, du
bavardage, de la spécialisation plus ou moins technique, de
l'intelligence sans sens, de la connaissance sans but, de la
réflexion sans objet. Les loisirs plus ou moins conséquents qui
ne portent pas à conséquence,
la spécialisation professionnelle, la maîtrise des techniques
sportives, des feuilletons ou des codes culturels cotés incarnent
l'esthétisation de l'ennui, l'occupation de la béance. Ils
absorbent et cicatrisent les paradoxes existentiels en autant de
spectacles impressionnants sans fond, en paroles sans sens, en
rencontre sans échange. Les sports professionnels de masse ou la
politique-spectacle n'ont pas d'autres fonctions que d'agréger ces
paradoxes individuels en simulacres
de
passion. De la même manière que l'on peut dire que le fascisme
signe la fin de l'autorité naturelle, évidente de l'État
par sa violence outrancière, le spectacle de l'engagement signe la
fin de l'engagement, le spectacle de l'art signe la fin de l'art et
les bavardages, les buzz, les bourdonnements, les piaillements, les
commentaires sans fin, le bruit attestent la mort du social, du
politique, du langage, du son et du sens. On continue à parler mais
sans acte illocutoire – c'est une parole absurde, dite sans but,
pour rien, une conceptualisation creuse et bruyante du vide, du rien.