À chaque contradiction que nous avons évoquée correspond une
évolution économique et politique possible :
La tension entre les genres peut se résoudre par la réorganisation
de leur équilibre, l'opposition entre le travail domestique et le
travail professionnel. Cette redéfinition tracerait les lignes d'une
nouvelle approche du travail – plus féminine, au sens culturel et
économique18.
Cette redéfinition recadrerait à la fois le travail abstrait et les
relations entre le travail abstrait et le travail concret. On mesure
la portée révolutionnaire d'une telle démarche et, partant, les
tensions qu'elle peut porter, les résistances plus ou moins
conscientes qu'elle peut susciter.
De même, l'opposition entre nature et culture se résoudra dans une
forme d'écologie – et ne se résoudra valablement que – dans une
forme d'écologie qui intègre la nature dans la culture
économique, comme facteur primordial de l'économique, comme
condition voire comme modalité de l'économique, ce qui implique de
penser les solutions de l'économie vulgaire comme des parties
essentielles du problème. Cette opposition peut jouer comme force
dialectique soit sous la pression de la disparition des ressources
naturelles, de la question écologique, soit sous la pression des
sujets politiques qui voient leurs ressources se tarir. Là aussi, la
force de cette tension correspond à la violence de la réaction aux
changements qu'elle ouvre.
La matière et l'idée peuvent se réconcilier – et notre ambition
dans ce présent ouvrage est d'y participer – par une fondation de
science de point de vue, par l'intégration de la subjectivité, du
rapport au sacré, à la foi, à la physique du sujet scientifique au
cœur de la démarche scientifique. Cette intégration existe mais
elle est niée et c'est à partir de cette négation que la tension
entre ces polarités matérielle et idéelle peut faire bouger les
lignes – le sacré dans la matière et les rapports matériels dans
le sacré. Et, pour ce qui concerne spécifiquement l'économie, il
s'agit de remettre les lois économiques à leur place : ce sont
des perceptions de sujets agissant forgées par les rapports
matériels de violence sociale dans lesquels le sujet scientifique
est pris. Il ne s'agit pas d'invalider toute science économique mais
d'en intégrer le point de vue en tant que point de vue, d'en
admettre le côté subjectif et d'en étudier les relations avec les
rapports de production, avec la violence sociale et avec le rôle de
l'économiste dans le système-économie. On peut, par exemple,
évoquer l'économie non comme un ensemble de lois naturelles mais
plutôt comme un processus dans lequel l'économiste est partie
prenante, comme un processus dans lequel la volonté humaine,
individuelle ou collective, peut incarner sa puissance, comme un
devenir source de conflit d'intérêt, de luttes de pouvoir, de
puissance individuelle et collective.
En ce sens, le devenir des thuriféraires de l'ordre de la violence
sociale, de ceux qui la naturalisent, c'est-à-dire la mettent hors
du champ de décision et d'action humain, hors du champ politique,
dans un champ divin indiscutable, « scientifique », doit
être appréhendé à la lumière de leurs liens avec la violence
sociale. Dans les luttes autour de cette violence sociale, on
n'oubliera pas que ces points de vue « neutres »,
« d'experts objectifs » sont engagés du côté du
maintien de la violence sociale en l'état, du côté de sa
naturalisation, de sa déification. Comme tous ceux qui mêlent l'or
et le divin, ils doivent s'attendre à une colère d'autant plus
grande qu'ils auront divinisé leur régime de violence sociale :
qu'il craigne le nom de Dieu celui qui s'en sert pour asseoir son
pouvoir, le jour où le joug ploie, ce n'est pas un trône qui sera
brisé, c'est une figure religieuse qui sera brûlée. Quand des rois
sont démis parce que leur pouvoir est excessif, ils sont mis en
prison ou doivent s'accommoder d'un parlement aux pouvoirs étendus.
Quand les rois démis sont des émissaires, des incarnations de Dieu,
ils ne laissent guère le choix, le jour où la forme de violence
sociale qu'ils représentent s'effondre sous le poids de ses
contradictions, pour leurs opposants de les tuer. On peut démettre
un roi humain, on est obligé de tuer, en tout cas au niveau
symbolique, un roi divin. On peut s'accommoder de rois humains sans
pouvoir, on est obligé de destituer les rois divins. Les
chrématisticiens, en naturalisant la forme de violence sociale
capitaliste, mettent la tension entre la matière et l'idée sur ce
plan : comme ils prétendent parler au nom de la nature, il
faudra en exclure absolument le point de vue de la violence
sociale à venir.
Proposition
182
En
divinisant l'économie-système, les économistes vulgaires
poussent au déicide.
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Les tensions entre l'objet et le sujet peuvent se résoudre dans
l'inter-subjectivation, dans la déchéance de l'objectal comme
non-monde. L'attachement aux choses aussi bien que l'individuation de
l'homo faber dans l'acte créatif, dans l'acte productif
dessinent un après-objet possible. Les relations entre êtres
humains sont définies en permanence par les besoins réciproques,
par la tension entre l'affectif, le besoin de l'autre et la pression
à l'objectivation d'autrui par les rapports matériels.
L'objectivation de l'autre doit être maintenue par des processus
actifs : sans télévision, sans aiguillon de la nécessité,
sans dispositifs de toute sorte, l'intersubjectif s'impose
rapidement ; les rapports humains quittent l'objectal ; les
sujets individuels et collectifs adviennent. En fait, l'histoire de
ces deux cent cinquante dernières années peut se résumer à
l'étude des dispositifs, des machines qui ont empêché et empêchent
l'avènement de l'inévitable, l'avènement de l'inter-subjectif19.
Un de ces dispositifs, c'est l'articulation entre le travail abstrait
– la reconnaissance de la contribution d'un travailleur à la
création de valeur économique – et le travail concret. Nous
l'avons dit, la tension entre les hommes et les femmes appelle à une
redéfinition de cette articulation. Plus spécifiquement, nous avons
vu que le travail abstrait, né exclusivement des salaires et
parasité par les rentes, pouvait être organisé selon plusieurs
modalités. On peut vendre une force de travail, l'emploi s'assimile
alors à de l'esclavage et cela pousse la contradiction entre le
travail abstrait et le travail concret à son paroxysme puisque la
pièce, la rentabilité horaire, la quantité de travail concret
fondent le travail abstrait qui s'en trouve d'autant plus
naturalisé ; on peut salarier un poste de travail et
l'attribuer à un employé – ce qui est une relation déjà moins
« naturalisée » avec la valeur abstraite – et, enfin,
dans ce que Friot appelle une pratique salariale de la valeur, on
peut salarier une qualification personnelle, ce qui détache
totalement le travail concret du travail abstrait et permet d'assumer
la nature humaine, contingente de la violence sociale et de lui nier
tout aspect de « nature », tout caractère divin. De
nouveau, l'articulation de la violence sociale comme naturalisation
de son essence est le fruit d'un processus qui empêche l'avènement
d'une valeur humanisée, d'une valeur salariale liée à la
qualification.
Nous avons repéré une dernière tension entre des contraires, une
dernière tension génératrice de dynamique dialectique,
l'opposition entre la singularité et l'identité. Le singulier
surgit lors de chaque panne, lors de chaque événement. Le fait
qu'il ne surgisse pas au quotidien et qu'il se réfugie dans son
sinistre ersatz de l'identité est le fruit d'un effort constant, de
l'activité permanente d'une machine sociale, d'une ingénierie des
affects, de la gestion. Le refoulement est attesté dans tous
les malgré-tout, dans tous les conflits improbables, dans les
disputes ou dans les affinités arbitraires, il se révèle dans la
rencontre. Il en faut des barrières de sécurité, des villas, des
comptes en banque, des policiers, des alarmes, des dispositifs de
sécurité de toute sorte pour éviter qu'elle n'advienne – et
encore, dans l'intimité, au détour d'une soirée arrosée, d'une
soirée fatiguée, d'une panne d'électricité, l'improbable absence
à soi disparaît dans un moment chaleureux, dans un moment énervé,
dans un moment de rage même. Et l'humain devient, malgré tout.
C’est en cela que le capitalisme existentiel demeure une utopie,
une idée sans lieu.
Toutes les tensions que nous avons évoquées constituent des points
de fragilité évidente du capitalisme, de la forme de violence
sociale sans qualité qu'il organise. La ligne de fracture – ligne
qui traverse aussi bien les individus dans leur ambivalence, dans
leurs atermoiements, que les classes dans leur ubiquité sociale –
passe entre ce que le surgissement réjouit, nourrit et ce qui le
craint. La peur – les médias de masse, les alarmes, les
dispositifs sécuritaires – devient alors le dernier refuge, le
dernier barrage qui empêche l'avènement de la singularité,
l'avènement de ce qui est là, de ce qui est toujours là.
Proposition
183
L'empêchement
de l'avènement de sujets individuels et collectifs est dû à un
ensemble de dispositifs permanents.
Proposition
184
À
l'occasion de la mise hors service des dispositifs permanents, le
sujet individuel et collectif advient et devient.
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