La nature et la culture sont souvent opposées. On les voit comme des
contraires, comme des réalités qui ne peuvent être vraies en même
temps. Ce qui est culturel n'est pas naturel et ce qui est naturel
n'est pas culturel. Cette façon de voir les choses ne s'impose pas
nécessairement. Dans la psychanalyse freudienne, on assimile la
nature humaine à la culture. La nature de l'humain, c'est d'être un
être de culture.
L'opposition
entre nature et culture est liée à certaines idéologies. Dans
l'ancien testament, par exemple, l'apparition de l'homme fait l'objet
d'un chapitre à part – le samedi. La Bible attribue un rôle
particulier à l'humain. Il doit dominer la terre et, à l'instar des
autres êtres vivantes, il doit croître et se multiplier. En se
référant à la Genèse, on voit l'humain comme une partie distincte
de la nature, de la vie. L'Homme a dépassé son état de nature par
le péché originel mais il peut (re)gagner son salut par une
soumission à Dieu ou par un comportement idoine. La culture est
alors ce qui permet à l'humain d'assumer son rôle à part dans la
création, c'est ce qui organise sa vie en dépit
de, malgré la
connaissance. En termes nietzschéens, la culture dans ce sens-là
est l'esthétisation du renoncement à la puissance. L'animal ne peut
ni être baptisé, ni être ordonné : seul les humains ont
accès aux sacrements, seuls les humains peuvent attester la
profession de foi musulmane, seuls les humains sont baptisés.
De
même, dans les visions téléologiques de l'histoire, l'humain
apparaît toujours comme la consécration, le terme de l'évolution
et non comme un élément unus inter pares.
Il
est l'aboutissement, la fin, le but. La vision anthropocentrique de
l'histoire – souvent androcentrique et ethnocentrique – parcourt
les
discours les plus progressistes comme les plus réactionnaires. Les
Lumières voient dans l'Homme le vecteur de la raison et Smith
assimile le progrès à la pratique humaine de l'échange économique,
à la prospérité des nations humaines.
Marx a aussi assimilé la richesse économique au travail humain
et
nous l'avons d'ailleurs suivi en cela à condition de distinguer la
richesse économique abstraite et la richesse concrète, à condition
d'organiser la production de richesse économique de sorte que la
production de richesse concrète soit assurée au mieux des intérêts
communs.
Par
contre, pour Freud, le principe de plaisir s'oppose au principe de
réalité. De manière un peu simpliste, l'envie d'être heureux,
d'être bien s'oppose aux calculs pragmatiques. La phylogenèse,
l'histoire de l'espèce construit naturellement la
culture comme histoire de
la lutte entre le désirs de l'individu et des nécessaires
contingences de la vie en communauté. Si l'on considère que
l'humain est un animal social, la culture est partie intégrante de
la nature, sinon, c'est cette lutte entre l'individu et son espèce
qui est un fait de nature propre à l'humain. Selon Marcuse6,
le principe de réalité, partagé au départ par toute société
humaine, se réduit au seul principe
de rendement dans
la société industrielle capitaliste. Le pragmatisme issu de la vie
en groupe, des compromis à adopter du fait de vivre avec d'autres
acteurs, se réduit à la loi de l'efficience, du quantitatif dans
notre conjoncture historique. Ce principe de rendement organise le
travail dans la société industrielle. Comme le travail envahit en
tant que rapport de production et en tant que mode perceptif et
esthétique tous les domaines de l'existence, des idées, de la
mémoire ou des affects humains, les agents sociaux ne perçoivent
plus le caractère historique, contingent de ce principe. Faute
d'évolution, la logique de la domination sociale tend à se
naturaliser dans les représentations. Elle est érigée en absolu,
en nature.
C'est dire que le progrès, la volonté de dépasser la nature,
l'âpreté de l'existence humaine naturalisent
un
système violent.
Pour
les thuriféraires de l'ordre libéral, les lois de commerce sont des
lois de nature et le marché du travail est une donnée de nature –
au grand désespoir des employés à l'existence appauvrie ou des
chômeurs qui doivent comprendre que leurs aspirations sont des
erreurs de la nature. Le libéralisme construit un fatalisme, une
vision résignée de l'ordre qu'il installe … pour dépasser la
nature.
Pour
malsaine qu'elle soit, cette logique de la naturalisation du
libéralisme poussée jusqu'au bout peut aboutir à des positions
assez peu « libérales » : si les lois du capital7
sont lois de la nature, alors tout ce qui se passe sous les lois du
capital sont des faits de nature et ne peut être
contesté en tant que tel.
Donc, les grèves, le fascisme, le keynésianisme, la régulation
économique, l'autoritarisme, le communisme soviétique ou le
syndicalisme qui sont nés dans le système de capitalisme-nature
sont des faits naturels et ne peuvent pas être discutés. À ce
moment-là, effectivement, il faut peut-être mieux éteindre la
télévision : quand la « nature » justifie une
domination sociale, c'est que la violence sociale économique entend
devenir une violence sociale de naissance, c'est que l'ordre, la
violence sociale deviennent sa
légitimation
ultime, ce qui ouvre les portes à tous les arbitraires … et à
tous les contresens économiques. Dès qu'elle prétend être de
l'ordre de la nature, l'économie quitte la sphère de la science, de
l'observation des faits, pour celle de l'obscurantisme religieux le
plus délirant.
Proposition
171
La
culture est un fait de nature, l'humain est un fait de nature.
Proposition
172
L'argument
« naturel » tend à transformer les choix politiques
en fatalités ; cet argument s'oppose à la liberté alors
que, dans la nature, on est libre.
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La tension entre la nature et la culture peut se résoudre en
considérant la culture comme un fait de nature d'une part et,
d'autre part, en considérant le dynamisme de l'ordre social, la
négation de la violence sociale également comme des faits de
culture.
Dans
la même idée, Simondon n'oppose pas la phylogenèse et la
psychogenèse, les aspirations de l'individu et son individuation
nécessairement inscrite
dans un environnement, dans une interaction, un devenir avec un sujet
plus large8.
Ce processus qu'il nomme individuation se déroule au niveau
physique, biologique, psychique et collectif : sa naturalité
est liée à son universalité, il n'y a pas d'un côté une nature
humaine spécifique et, de l'autre côté, une nature pré-culturelle
mais un commun dynamisme, une commune métastabilité entre la glace,
l'amibe, le psychisme et la société. Toutes ces formes de vie
incarnent des aspirations, une puissance en devenir avec
et dans des
sujets plus larges. La culture n'est pas alors un fait distinct, une
aberration dans la nature mais c'est un fait de nature qui poursuit
la nature de la nature. La question de la naturalité, du fondement
métaphysique de la domination ne se pose plus en ces termes. Seule
demeure la question des désirs des formes de vie individuelles et
collectives. Quant à la culture comme ensemble de codes, elle est
faite de mémoires, de rétentions comme dirait Stiegler9,
du premier type (sensoriel), du deuxième type (les codes communs) et
du troisièmes types (les supports matériels extérieurs de la
mémoire) – cet ensemble de codes n'apparaît pas comme un
phénomène non naturel, comme une aberration humaine puisqu'elle
n'est pas exclusivement humaine.
Nous
devons passer outre les références à la nature comme
pseudo-justifications métaphysiques
pour
évaluer l'économique sans nous encombrer de « lois
naturelles », de « pertinence divine » ou de
référence à un absolu indiscutable. L'être humain est une
créature « naturelle » et, avec lui, comme d'autres
êtres ont des pinces, des carapaces ou des antennes, la culture lui
est viscéralement liée. La culture est un fait de nature et, avec
elle, la discussion, la controverse, l'opinion adverse ou le conflit.
Les désaccords ont toujours structuré toutes les cultures-natures ;
ils sont liés à la nature humaine parfaitement adaptée au devenir,
à l'environnement de l'humain. De la même façon que les
ratons-laveurs ou les fourmis n'ont nul besoin de potentat, de main
invisible pour demeurer prospères à travers les siècles, les faits
de culture atteste l'adaptation humaine à la nécessité, au
dynamisme, à l'équilibre psychique et intellectuel. L'économie
doit avoir l'ambition d'ouvrir des portes et non d'en fermer, sous
peine de sombrer dans une religion anti-humaniste incantatoire, de
devenir une machine à justifier la misère au nom de la prospérité
ou de lois « naturelles ».