Le travail abstrait et l'économique en tant que mode d'organisation
de la violence sociale quantitatif d'égaux en droit, d'êtres sans
qualité affecte toutes les couches de l'être, les affects, les
désirs, les pulsions et le psychisme. L'opposition entre les hommes
et les femmes constituait un des paradigmes majeurs de la société
de production. Ce paradigme permettait au système économique de
fonder des unités de fonctionnement extra-capitalistes en soi, les
familles. Ce paradigme permettait aussi à un système capitaliste en
besoin vital d'énergie extérieure, non capitaliste du fait de la
non-réalisation du l'accumulation de conserver cette structure de
domination, de violence sociale qui lui était antérieure. La
violence de genre est une violence sociale de naissance (même si on
ne naît pas femme, on le devient2
…). Cette forme de violence – ou toute forme d'esclavage
domestique ou autre qui subsiste et prolifère actuellement sur la
surface du globe – sont des formes de violence sociales distinctes
mais non contraires au capital. En tant que lieux sociaux extérieurs
au capital, ils incarnent et permettent cet extérieur.
Le patriarcat, en particulier, divise le travail en sphère
« productive » (masculine, employée) et « utile »
(féminine, domestique3).
Ce faisant, le patriarcat opère une double opération logique. D'une
part, le travail abstrait est hiérarchisé entre le « légitime »,
rémunéré, et « l'utile », gratuit et, d'autre part,
hiérarchise le travail concret selon ses contreparties en terme de
travail abstrait. Le piège subparadoxal fonctionne également à
merveille dans cette optique : en réclamant – de manière
absolument légitime – une égalité d'accès au travail abstrait
entre homme et femme, une certaine forme de féminisme légitime,
qu'elle le veuille ou non, une hiérarchisation sociale ; elle
légitime une forme de violence sociale, de distinction entre le
travail concret et le travail abstrait. Un féminisme (ou tout autre
mouvement politique ou philosophique) qui ne ferait pas l'économie
de penser l'articulation entre travail concret et travail abstrait,
qui voudrait valoriser les formes de travail concret non vénales se
situerait d'emblée hors du subparadoxe et ouvrirait la vie au
dynamisme socio-économique.
En tout cas, le patriarcat crée des niches hors du capitalisme. Ces
niches ne constituent pas des endroits meilleurs ou plus habitables
que le capitalisme puisqu'elles incarnent une logique de violence
sociale antérieure au capital. Les niches extérieures au
capitalisme ne sont pas ennemies du
capitalisme puisque l'accumulation ε
impose
la conquête de marchés extérieurs. Les niches sont une condition à
la pérennité de l'accumulation. La famille
comme mode de reproduction social légitime permet l'héritage et
inscrit la propriété lucrative dans le lignage – elle est donc
essentielle au fonctionnement du capital comme accumulation et, comme
l'accumulation est mortelle au capital, elle en est à la fois
l'ennemi principal, pour paraphraser Delphy. Les niches de la famille
échappent à la violence capitaliste et s'inscrivent dans une autre
forme de violence ; elles construisent des individus dotés de
qualités (toutes détestables qu'elles soient). Les qualités de ces
individus, le fait qu'ils maîtrisent une langue maternelle,
des habitus culturels, qu'ils s'inscrivent et puissent fonctionner
dans une société, qu'ils puissent acquérir les propriétés utiles
à fonctionner dans une société dont le capitalisme n'a pas aboli
les codes sociaux. Le capitalisme se nourrit même des codes sociaux,
ils sont des extérieurs sur lequel l'extension des marchés
capitalistes peut compter. Bref, les familles nourrissent les
qualités de l'individu, elles permettent l'héritage et le lignage,
elles investissent de sens et de liens culturels les objets de
culture de masse et ouvrent la consommation au sens culturel, elles
construisent la libido, le fonctionnement psychique de l'être, elles
construisent une individualité, des aspirations qui feront
fonctionner l'appareil industriel – que ce soit en stimulant la
consommation ou en opérationnalisant la production.
L'extension du capital ronge la cellule familiale et réclame
l'intégration de la femme en particulier et du domestique en général
dans la sphère économique de la violence sociale sans qualité. En
intégrant le féminin – et, de la même façon, le masculin – en
tant qu'éléments culturels structurant la violence sociale de
naissance dans la sphère commerciale, la société capitaliste se
prive des ressources du foyer – de ses névroses ou de ses
injustices, certes – et, ce faisant, obère sa reproduction en tant
que société (des humains sans qualité ne sont pas motivés à
s'insérer, à faire comme tout le monde, à travailler ou à
consommer) et en tant qu'économie. Nous avons vu que l'économie
abstraite vampirisait, vivait au détriment de l'économie concrète.
Or, le domestique est, par définition, le lieu de l'économie
concrète sans contrepartie abstraite. C'est parce que des femmes ont
fait le lit, nettoyé, élevé les enfants, fait le ménage ou
cuisiné que les mineurs, que les ouvriers fordistes ont pu et
peuvent produire à travers le monde ce qu'ils produisent alors que
ces tâches ménagères, ce travail concret pour ainsi dire pur –
dans l'état de déliquescence sociale avancée où en est le monde
de l'emploi, il ne faut pas négliger l'attrait de la reconnaissance
sociale d'un statut de naissance de femme, reconnaissance qui, dans
la société du management par la haine, pourrait presque apparaître
comme un paradis perdu, elle qui a inspiré et inspire les combats
les plus courageux et les plus légitimes – n'a, lui, jamais eu
besoin de l'aide du travail abstrait. C'est le travail abstrait, le
travail économiquement reconnu qui vit au dépend du travail
concret, domestique et non l'inverse. En s'étendant à la sphère
domestique, le capital sape les motivations extérieures des
travailleurs-consommateurs à participer à son système.
Le
capital met alors en
scène une représentation de la famille (et de la femme, de l'homme)
qui est égalitaire
– pour que tous les membres puissent travailler et consommer au
maximum de leurs potentialités – et inégalitaire – pour que les
membres de la famille puisse trouver un intérêt à la propriété
privative, qu'ils puissent en tirer profit. De nouvelles familles
apparaissent, dans lesquelles le lignage et l'héritage demeurent.
Elles tiennent un rôle d’agrégat d'individus sans qualité, ces
individus sont en concurrence sociale au sein de
leur famille.
La famille devient alors le lieu d'une mise en concurrence des
individus, elle est un lieu de socialisation spectaculaire,
individualiste. L'individu sans qualité s'affiche dans la famille
qui lui sert de contexte, de fond à l'affirmation d'un statut social
– ce qui rend la famille insupportable aux « ratés »,
à ceux qui ne font pas carrière – sans qu'elle ne soit plus le
siège de quelque interaction, le milieu de quelque individuation.
Pour ces « ratés », il ne reste qu'à endosser la lourde
tunique du patient désigné, de l'original, de l'excentrique pour se
défausser de la conformation du regard d'autrui.
Les membres de la société sont de plus en plus égaux, atomisés et
isolés. Leurs relations se réduisent à la concurrence. Mais, de
manière paradoxale, l'étiquette sociale perd de son sens à mesure
que les acteurs sociaux perdent leur identité spécifique :
comme la famille s'atomise, elle devient inefficace comme machine à
intégrer un surmoi, une ligne de conduite idéale, comme machine à
rendre les comportements sociaux compatibles avec un horizon
d'attentes culturelles. Les travailleurs sont poussés à travailler
davantage pour gagner plus, pour jouir d'un statut social mieux
valorisé mais ce qui fait société se dilue. Les solitudes
atomisées ne trouvent guère de moyen de briser leur isolement. Le
gain de statut social se dilue dans la disparition du social.
Pour
les femmes, c'est particulièrement cruel. Quand elles ont gagné le
droit de participer à l'économie abstraite, à la violence sociale
capitaliste, par le jeu de la concurrence, elles ont été
contraintes de chercher un emploi. Les salaires permettaient à un
homme seul de nourrir une famille dans les années 60. Aujourd'hui,
pour un même niveau de vie, il faut également le salaire de la
femme. C'est dire que la possibilité
de
participer à l'économie abstraite est devenue une obligation
pour
les femmes – à moins d'assumer un
déclassement
substantiel – et
qu'elles sont toujours autant liées à l'autre revenu du ménage,
celui de l'homme. Par l'aiguillon de la nécessité, la femme est
devenue l'égale de l'homme dans l'exploitation du marché de
l'emploi (elle demeure même moins payée, plus exploitée, ses
horaires et ses contraintes de travail sont encore pires
que
celles des hommes) et, par dessus le marché, la promesse
d'émancipation de l'accès au travail abstrait n'a pas été tenue
puisque, sous la menace du déclassement, la femme doit rester
économiquement liée à un homme. Sous la pression de l'asymétrie
de la distribution des tâches domestiques et des tâches d'éducation
des enfants, les femmes subissent en plus un rapport de force dans
leur ménage. Les enfants sont à leur charge et deviennent autant de
raisons matérielles
de
leur soumission à l'ordre de l'homme sans que l'ouverture du travail
abstrait aux femmes les aient jamais libérées de quoi que ce soit4.
La
division en genre n'a donc pas pu fonctionner de manière dynamique.
Elle coince, elle aussi, les hommes et les femmes dans des rôles
sans que l'extension de la sphère du travail abstrait ait pu
résoudre le problème. Les genres ne sont donc pas contradictoires
ou contraires au capital, ils fonctionnent comme une dynamique
interne ou intégrée de
la violence sociale sans qualité. Ce faisant, ils lient la violence
sociale du capital à la violence sociale de la naissance et, en
affirmant la continuité entre les deux types de violence sociale,
nient le dynamisme dialectique entre les phases de la violence
sociale.
On
ne pourra émanciper les femmes (ou les hommes, d'ailleurs) en
universalisant le travail abstrait. Il faut, au contraire, affirmer
la légitimité, la primauté du travail concret. Et, pour ce faire,
on voit mal comment faire l'économie d'une redéfinition du travail
abstrait comme adjuvant de la puissance et de la volonté. Pour
libérer tant
soit peu les femmes (et les hommes) de leur conditionnement de genre,
on ne peut procéder en légitimant ce qui fonde ce conditionnement,
la hiérarchie entre le travail abstrait et le travail concret d'une
part et, d'autre part, la soumission
du
travail abstrait à un employeur animé par le lucre. Ceci ne
signifie nullement qu'il faille supprimer le travail abstrait ou
qu'il ne faille pas se battre pour l'égalité hommes-femmes au sein
du travail abstrait : la légitimation du travail concret permet
seule des pratiques de la valeur universelles,
profitables aux femmes et aux hommes, qui les libère de leur
déterminisme de genre. Il ne faut pas ouvrir le travail abstrait en
l'état à la femme, il faut permettre le travail concret hors du
travail abstrait aussi bien aux
femmes qu'aux hommes, il faut affirmer la valeur sociale du
domestique, du gratuit, du lien, de l'affectif, la légitimité de
l'intime et du singulier contre la logique comptable de la plus-value
pour se libérer de la valeur abstraite comme hiérarchisation
humaine de naissance5.
Cette optique est nécessaire à
l'émancipation mais non suffisante.
Faute
de l'adopter, la dissonance cognitive entre l'affirmation de
l'égalité en droit entre
les hommes et les femmes et leur inégalité en fait
rend
cette question psychogène, elle congédie les acteurs sociaux de
leurs propres
représentations
sociales. Ils deviennent des aberrations sociales à leurs propres
yeux et pensent le social comme s'ils n'en faisaient pas partie.
L'identité déjà déréalisée par l'industrie, le désir déjà
conformé par la consommation de masse se double alors d'une
étrangeté à soi – comme une enfant peut l'être à sa Barbie
pâle, maigre, filiforme, impeccable, fluorescente, inorganique, sans
vie, souriante, conforme et, surtout sans désir, sans culture, sans
puissance, sans volonté et … sans sexe.
Proposition
170
L'émancipation
des genres ne peut se faire que si l'on revalorise le travail
concret et que l'on repense le travail abstrait, le mode de
production économique.
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