Dans la caverne de Platon, les troglodytes ne voient que les ombres
de la réalité projetées sur la paroi. Ils ne voient guère que le
reflet de la réalité sans jamais la voir directement. La réalité
platonicienne est extérieure aux mondes sensoriels perceptifs, elle
se joue au niveau des idées – la réalité sensible n'est qu'un
reflet d'une vérité10.
Dans la même idée, depuis longtemps, le débat sur la dualité du
corps et de l'âme agite les églises. L'âme incarne l'idée, la
chair incarne l'image sensible de l'idée réelle.
Avec Heidegger, c'est l'existence elle-même qui est établie en
idéal, en principe supérieur d'organisation, d'explication du monde
sensible11.
Ce qui est vécu, ce qui est senti, ce qui est perçu,
l'individuation sensorielle et mémorielle, le monde affectif et
émotionnel est soumis à une idée, à un idéal extérieur. Cet
idéal extérieur correspond à une délocalisation de la morale :
on vit en fonction du concept au lieu de concevoir en fonction de la
vie ou au lieu de vivre et concevoir simultanément.
Marx
a posé le primat de la matière, de ce qui est effectif dans le
monde des sens. Ce faisant, il a creusé la tombe d'une certaine
philosophie idéaliste. Mais il demeurait dans l'idéal : le
Progrès incarnait le sens de l'histoire. Cette faille idéaliste
dans l'univers marxien a fait le lit d'une philosophie que le penseur
allemand entendait redéfinir comme πραξις.
La matière détermine les rapports matériels, les rapports de
production qui construisent à leur
tour
les superstructures, les manifestations de la matière que sont
l'esprit,
les religions, les croyances, l'art, les idéologies, etc. Le primat
de la matière correspond à l'économique. Il n'est pas propre à
Marx, il marque plutôt une époque, des rapports de production
historiques.
L'économisme de Marx s'inscrit – et il le revendique – dans la
tradition libérale bien qu'il s'en distingue par ses perspectives,
sa sensibilité, son engagement et sa formidable humanité. Il peut
se poser comme un anti-capitalisme qui renforce le capitalisme, un
anti-capitalisme paradoxal d'un capitalisme subparadoxal. Chez Smith,
les échanges matériels construisent déjà un monde matériel dans
lequel les capacités productives de chacun sont utilisées au mieux.
Cette idée, assez simple finalement, souvent résumée par l'image
de la main invisible, justifie et explique une réalité matérielle.
Elle donne un sens extérieur à la matière, au monde des sens. Cela
empêche la matière – ou l'économie – de se déployer
pleinement comme absence d'idéologie. L'idéologique demeure
toujours à la base du choix du matérialisme.
Pour
le dire autrement, la tentative de fuite du métaphysique dans le
matériel ou dans le perceptible, dans le sensible ou dans le
Dasein12,
dans le quantifiable demeure vouée à l'échec car elle se fonde sur
une métaphysique de la matière, sur un idéal du monde sensible. Le
fait de vouloir se débarrasser de tous les idéaux extérieurs en
choisissant la réalité sensible comme idéal manque à cet
objectif : la réalité sensible – le principe de rendement –
devient l'idéal extérieur.
Le
paradoxe peut
sembler
spécieux.
Il n'en est rien. Les gens ne travaillent pas nécessairement
pour
maximiser leurs intérêts ou pour accumuler. La contingence de
l'intérêt strictement capitaliste amène les travailleurs à ne
pas fonctionner
comme homo œconomicus.
La
cause motrice du travail, de l'ambition sociale, ce n'est
paradoxalement pas nécessairement l'appât du gain matériel mais
c'est plutôt l'envie de prestige social, la frime, le désir de bien
faire ou de gagner le paradis, l'envie de venger une blessure ou le
besoin de reconnaissance par des proches. La violence sociale de
classe elle-même organise une violence qui n'a rien d'objectif, de
neutre.
À
l'origine de la volonté de gain matériel, on trouve des motivations
éminemment immatérielles, éminemment métaphysiques.
Le
travailleur veut gagner de l'argent pour être bien vu ou pour avoir
de lui-même une image sociale qui corresponde à son idéal du moi
social. Le travail concret ou abstrait est toujours inscrit dans la
libido : en amont, le désir de lien ou de semble lien pousse au
travail et, en aval, la libido du travailleur est affectée par son
travail. Au travail, les pulsions de plaisir sont aliénées par le
principe de
maximisation
de la performance. En termes freudiens, le principe de plaisir
devient le principe de rendement dans le travail capitaliste13.
En termes vulgaires, l'agent social trouve son plaisir, éprouve une
satisfaction construite dans son travail puisque, comme la société
du travail régente les désirs en les canalisant dans la cellule
monogame et que le cadre qu'organise le travail abstrait sépare le
sujet de son plaisir, il ne peut plus éprouver de plaisir
directement. Inversement, le travail agréable, plein de sens pour le
producteur devient insupportable à cause du joug de l'emploi.
Pour
reprendre les termes de Lordon, on pourrait parler de coaxialisation
psychogène du désir individuel et du désir attendu du travail en
emploi ou, en termes
plus
simples, d'alignement des désirs de l'employé sur les impératifs
de la production soumise à l'appât du gain de l'employeur et ce
alors que ces impératifs sont changeants, imprévisibles et
éventuellement nuisibles au bien-être de l'intéressé. L'employé
est saisi par le syndrome de Stockholm et prend fait et cause pour
son employeur dont les intérêts de classe sont directement et
irrévocablement hostiles aux siens. Le producteur conforme ses
désirs à ce que son employeur – mû par le seul intérêt vénal
– en attend. Par contre, l'employé aura tendance à rejeter les
travailleurs qui aiment leur travail en dehors du cadre appauvrissant
de l'emploi. Il y alors comme une mauvaise conscience, comme une
culpabilité à faire ce que l'on aime et une obligation morale à
demeurer dans l'emploi. L'utilité et la valorisations sociales sont
alors conditionnées à la soumission du travail à un cadre imposé
par un propriétaire lucratif – propriétaire qui n'a, lui, à
justifier de rien quant à ladite utilité sociale.
D'autre part, le travailleur, par son travail, affecte les données
sensibles de la matière, il crée un environnement qui l'affecte en
retour. Le travail concret sculpte la nature et affecte
l'environnement du travailleur. Un ouvrier automobile construit des
automobiles qui vont peupler ses lieux de vie. Il est contraint
d'acquérir ce mode de transport puisque, en s'universalisant, la
voiture s'est rendue indispensable pour se déplacer et les
déplacements sont devenus indispensables pour se socialiser – en
produisant des voitures, on contribue à rendre les trottoirs
inconfortables et le cyclisme dangereux, de ce fait on participe à
l'extension du monopole de ce mode de transport sur les déplacements.
La construction de l'identité sociale de l'agent intègre
l'objet-automobile dans sa structuration.
Les travailleurs sont contraints de vendre leur force de travail pour
jouir d'un statut, d'une image sociale d'eux-mêmes. Pour ce faire,
ils utilisent plus ou moins consciemment le matérialisme économique
comme une espèce de fétichisme extérieur, comme un idéal
justificateur, comme un chiffre. L'économique devient alors pour les
travailleurs une évidence de l'ordre de la foi, c'est une nouvelle
transcendance cachée. En tant que religion cachée, elle impose ses
codes, sa respectabilité de façade, ses grands-messes, son
pharisaïsme, son clergé et ses rites.
Ce paradoxe matière et esprit peut amener plusieurs choses. Soit il
perdure parce que le matériel apporte effectivement des
satisfactions sociales et libidinales ; soit il ne peut
persister parce que les acteurs ne supportent plus cette métaphysique
d'absence de métaphysique ; soit, ce paradoxe débouche sur
autre chose, sur une autre métaphysique, sur un retour de la
philosophie ou encore une méfiance envers le matériel. Disons que
les champs de possible en matière de métaphysique sont aussi assez
ouverts du fait du paradoxe dans lequel ils s'inscrivent. C'est cette
ouverture, cette nécessité de quitter le paradigme du pouvoir de
l'argent pour celui de la puissance qui ont motivé l'écriture de
cet ouvrage : nous sommes à un carrefour, les jeux ne sont pas
faits et les enjeux sont colossaux – il s'agit d'affirmer que
l'humain est viable au prix du capitalisme ou que le capitalisme est
viable au prix de l'humain.
Proposition
173
Les
rapports à l'économique et au travail en emploi des sociétés
contemporaines sont de l'ordre du religieux.
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