Par rapport à ces activités - aussi nécessaires et utiles l'une
que l'autre - nous pouvons les organiser de plusieurs façons de
sorte que la tâche en soit affectée dans sa nature-même.
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L'esclavage
réduit
l'humain à l'état de propriété lucrative. L'esclave est réduit à
un objet dont le propriétaire jouit de l'usus,
de l'abusus
et
du fructus.
L'usus, c'est
le droit d'user de la propriété comme on veut. Le propriétaire
peut l'employer à l'envi. L'abusus, c'est
le droit de détruire la propriété, de la laisser mourir, de la
maltraiter et le fructus,
c'est
le droit de propriété sur la richesse que produit la propriété.
Le propriétaire d'esclave est propriétaire de tout ce que produit
l'esclave.
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Le
servage a
constitué une immense avancée: le suzerain ne conservait qu'une
partie du fructus sans pouvoir plus prétendre au droit de propriété
comme usus (il
ne peuvait plus utiliser ses
serfs comme le seigneur utilisait ses
esclaves) ni comme abusus (il
ne peut tuer ses serfs sans s'exposer aux jacqueries ; pour tuer
son serf, il
doit
se fonder sur le droit mais il
ne jouit pas du droit de vie et de mort sur ses serfs).
Seules la dîme, la gabelle étaient dues. Seule une partie du fruit
de travail du serf était due au suzerain. Le suzerain n'avait pas
droit de vie et de mort sur le serf (même si, de facto, c'était
souvent presque le cas). Le serf était chrétien et baptisé et, en
tant que tel, était fils, fille de Dieu et méritait quelques
égards. Mais, en dépit du fait que
le
droit de cuissage n'existait pas formellement en tant que tel, le
suzerain avait le droit de choisir les couples, les conjoints à
marier dans le cadre du servage. Il pouvait décider qu'un serf ne
marierait pas une serve d'un autre suzerain, etc.
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L'emploi
sous
convention capitaliste du travail organise l'activité de manière
très particulière puisque le propriétaire lucratif de l'outil de
production ne jouit ni de l'usus,
ni de l'abusus
envers
l'employé: il ne peut pas le tuer ou l'utiliser comme il le
souhaite. Le contrat dans le cadre de la convention capitaliste de
l'emploi régit un droit, limite les actes licites, les exigences
légitimes de l'employeur envers l'employé. Par contre,
contrairement au servage qui avait été une avancée à ce
niveau-là, le fructus
est
pleinement dans les mains de l'employeur.
Le contrat de travail lie deux parties égales en droit5
et inégales en fait. L'employé offre l'emploi, il propose une
marchandise nommée 'emploi' à un client-patron censé l'acheter, à
un patron-demandeur de la marchandise emploi (ou non). La situation
devient déséquilibrée alors qu'elle implique en apparence deux
personnes libres quand l'employé a un besoin vital de vendre sa
force de travail pour pouvoir accomplir les tâches de l'animal
laborans alors que le propriétaire lucratif peut se permettre de
se passer des services de l'employé. Dans ces conditions inégales,
il est malhonnête de parler de consentement librement contracté
entre parties libres. Il s'agit de décision contrainte par la
nécessité dans le cas de l'employé, de l'offreur de
travail. Ce déséquilibre explique pourquoi l'employé, en plus de
payer les bénéfices des propriétaires, leur paie aussi l'outil de
production finalement via la partie 'investissement' de la valeur
ajoutée qu'il génère.
Comme le contrat d'emploi a pour but, du point de vue de l'employeur,
la création d'une valeur ajoutée supplémentaire, cette logique va
affecter tous les aspects des actes liés à l'activité, à la
tâche, au travail concret. À l'extrême, on ne demande pas à
l'employé de produire quoi que ce soit si ce n'est de la valeur
ajoutée susceptible de nourrir les profits de celui qui achète sa
force de travail. Du point de vue de l’emploi, travailler mal,
beaucoup, dans de mauvaises conditions importe peu dans la mesure où
les marges bénéficiaires prospèrent.
Le rapport au temps est complètement redéfini dans l'emploi. Il ne
s'agit pas d'être utile, de bien faire le travail concret ou d'être
soigneux mais il faut être rapide. Les producteurs doivent être
plus rapides que la concurrence de leur concurrence – c'est-à-dire
qu'ils doivent être plus rapides qu'eux-mêmes. Les employés
doivent être rapides pour que la part salariale soit réduite dans
la valeur ajoutée. Ils sont contraints à comprimer eux-mêmes la
part qui leur revient, à réduire leurs propres salaires en allant
plus vite qu’une concurrence qui a les mêmes pratiques.
De ce fait, même si la nature de la prestation demandée à
l'employé sera de l'ordre de l'homo faber, si les tâches
effectuées dans le cadre de l'emploi lui seront agréables,
valorisantes ou intéressantes, il demeurera toujours un côté
animal laborans, un côté utilitariste à la tâche. La tâche
est subordonnée, organisée, motivée, encadrée par la logique de
la plus-value. Cette logique l'inscrit dans une nécessité
contrainte aux besoins de la vie matérielle. Cette contrainte de la
tâche organise la violence sociale et naturalise la valeur
économique – les tâches ingrates collent à la personne de la
nettoyeuse quand son patron se consacre à des tâches plus nobles
dans une mise en scène naturalisée, évidente, de la
violence de classe. À l'extrême, la femme de ménage célibataire,
malade, avec quatre enfants à charge, payée au salaire minimum doit
s'occuper d'un patron sans famille à charge, dans la force de
l'âge.
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La
pratique salariale du travail,
pour Bernard Friot6,
est un mode d'organisation alternatif du travail. Les salaires sont
liés, dans un premier temps, à la qualification du poste puis, en
s'émancipant de tous les employeurs, à la qualification de la
personne. C'est alors la qualification individuelle, comme dans la
fonction publique, qui ouvre le droit au salaire et non la
productivité économique du travail concret. Dans cette perspective,
le travail est libéré de la convention capitaliste. Il n'y a plus
d'employeur, plus d'actionnaires, plus de contrainte sur la
productivité du temps de travail et plus de crédit. Le travail
concret est géré en codécision par des
copropriétaires
d'usage, le travail abstrait est sanctionné par des jurys qui
reconnaissent (ou non) des qualifications individuelles.
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Le travail gratuit, le
travail domestique
est
susceptible de devenir du travail abstrait mais, tant qu'il demeure
gratuit, il n'est pas reconnu comme travail abstrait. Ce type de
travail peut être volontaire - il s'agit alors de bénévolat,
d'expérience généreuse de don de soi - ou contraint par des
structures sociales conservatrices - il s'agit alors de travail tout
à fait aliéné, parfois mal vécu, source de souffrances aussi
vives que silencieuses. L'absence de reconnaissance sociale affecte
parfois les intéressées qui ne s'octroient pas cette
reconnaissance. Elles vivent alors une vie d'exil dans laquelle elles
se sentent inutiles ou, au mieux tolérées7.