Nous avons vu que la petite-bourgeoise était aussi bien bourgeoise
du fait de la plus-value de consommation que prolétaire. Ces classes
peuvent pourtant être définies comme antagoniques. Le fait d'être
bourgeois implique de ne pas être prolétaire : le
petit-bourgeois en tant qu'agent social pour soi se distingue
des prolétaires, il s'en distancie, il a les moyens. Mais le
petit-bourgeois, en tant qu'agent social en soi doit vendre sa
force de travail, s'adonner au rite humiliant de la recherche
d'emploi et, en cas de succès, au rite encore plus humiliant de la
soumission à l'employeur.
Tout se passe comme si, pour un petit-bourgeois, l'ubiquité sociale
fonctionnait comme une double négation. Le prolétaire qu'est le
petit-bourgeois souligne ses côtés bourgeois comme agent pour
soi. Comme agent en soi, c'est l'inverse, le bourgeois
qu'est le petit-bourgeois subit l'identité matérielle de
prolétaire. Or, le prolétaire, c'est la négation du bourgeois. La
bourgeoisie du petit-bourgeois est donc subparadoxale. De manière
symétrique, le bourgeois est la négation du prolétaire. Le
prolétariat du petit-bourgeois est donc subparadoxal également.
Cette combinaison de subparadoxes autour de l'ubiquité sociale
explique le blocage politique de la petite-bourgeoise. Elle ne peut
assumer quelque identité que ce soit et, quand les choses vont mal,
quand la crise est là, elle doit incriminer quelque bouc émissaire,
proposer des changements superficiels, des changements 1 qui ne
changent rien pour demeurer dans son blocage. Ce blocage complique
l'épanouissement du sujet social coincé, il le rend étranger à
ses propres humeurs, à ses sensations. Ce blocage lui inspire des
identités captieuses, des faux-selfs. La société
petite-bourgeoise tend à s'universaliser aussi bien dans l'espace de
représentation que dans le champ social. Elle paralyse de la
société, la rend apathie et attentiste, frileuse et la timorée.
Pour autant, les chaînes des petits-bourgeois ne les rendent pas
meilleurs, ne les rendent pas libres et, çà et là, des interstices
attestent la puissance de l'humanité que ce blocage met sous le
boisseau ; çà et là se rencontrent des fuyards, des
fragilités émergentes, des sensibilités. Elles vivent entre les
marges, le mépris social et leur créativité, leur force de vie en
butte au blocage de l'ubiquité sociale. L'émergence de l'être
interstitiel est devenue un des enjeux politiques majeurs de notre
temps.
Quand il est question de faire grève, de s'impliquer dans des
mouvements sociaux ou politiques, les petits-bourgeois buttent sur
leurs intérêts de classe bourgeois : la peur de perdre un
confort relatif, un statut voire une sécurité d'existence bloque
les perspectives de changement. De toutes façons, il n'y a rien à
faire disent-ils alors pour expliquer leur inaction dans un chœur
antique de castrats. Le fatalisme justifie l'inaction à l'heure où
le moindre frémissement social panique les élites économiques et
leurs médiatiques. Une fois qu'il n'y a plus rien à faire, seuls
demeurent les mirages de la colère, de la frustration, des lubies
anti-systèmes et des compensations plus ou moins délirantes,
plus ou moins monstrueuses à l'impuissance collective.
C'est pour cela que, à l'heure où le rapport de force est très
favorable puisque les élites ont été totalement discréditées par
leurs échecs répétés de gestionnaires, l'impuissance affirmée
par les syndicats, les partis politiques ou les 'opposants' sur
canapé cultive l'acceptation, la résignation et la colère sans
objet ou la culture de la paranoïa. Ce mouvement atteste le blocage
mais n'aboutit lui-même à rien fors l'affirmation du même, du
caractère indépassable de la situation actuelle. Et les furieux
attribuent alors leurs blocages à des complots, à des actionnaires
particulièrement puissants – ce qui peut être plus ou moins
avéré, d'ailleurs – et font l'impasse sur leur propre blocage,
sur leur ubiquité sociale doublement subparadoxale. La colère
gronde, se cherche des boucs émissaires, des chefs charismatiques (à
qui, curieusement, les petits-bourgeois hébétés passeront ce
qu'ils n'ont pas toléré chez des dirigeants moins totalitaires) et
des lignes politiques volontaristes. Tant que la question de
l'ubiquité sociale ne sera pas résolue, les mêmes blocages
provoqueront les mêmes dérives idéologiques et politiques. Dans
ces conditions, on ne s'étonnera plus des syndicalistes casseurs de
grève – ils défendent le confort politique de leurs avantages
relatifs –, de la conversion des partis dits de gauche aux
politiques ultra-libérales – ils défendent un modèle dans lequel
ils se retrouvent – ou les trahisons plus ou moins assumées des
'anti-systèmes' de tout poil. C'est que la politique, l'idéal, la
probité, l'égalité, c'est bien beau mais quand il s'agit de
défendre le modèle économique, plus personne ne crache dans la
soupe de sorte que les velléités d'opposition les plus bruyantes
capitalisent une colère pour en neutraliser les aspects
émancipateurs.
Les relations à l'immigration économique constituent un cas école
flagrant de cette logique doublement subparadoxale de blocage :
le libre échange avec des pays tiers aux normes sociales moins
élevées a économiquement parlant exactement le même effet que
l'immigration puisque la liberté de circulation des marchandise rend
le lieu de production indifférent. La mise en concurrence des
travailleurs locaux avec des travailleurs extérieurs moins chers
aligne les prix du travail sur le bas ou, pour le dire en termes
techniques, participe de la déflation salariale, de l'augmentation
du taux d'exploitation. Pour autant, que ces travailleurs en
concurrence soient situés dans un pays étranger avec lequel il y a
des accords de libre-échange – c'est-à-dire quasiment
l'intégralité de la planète – ou qu'ils se trouvent sur le
territoire national n'a aucune influence en termes de
concurrence, de déflation salariale ou d'augmentation du taux
d'exploitation. Pour revaloriser les salaires, il suffirait de
fermer les frontières – dans cette logique – ce qui augmenterait
les prix à condition que le législateur national s'en mêlât et
diminuerait la plus-value de consommation. La haine de l'immigré
reflète cette contradiction entre le fait de vouloir profiter de la
plus-value de consommation des produits importés et l'envie de
conserver un mode de vie comme un privilège inaccessible aux
étrangers. Mais la politique de fermeture bute rapidement sur son
côté subparadoxal. Soit un régime opte pour la fermeture des
frontières aux biens et aux personnes, pour un protectionnisme
strict mais, à ce moment-là, il diminue le niveau de vie en
augmentant les prix des marchandises qui étaient importées ;
soit il opte pour un libre-échange, sa politique de fermeture des
frontières aux migrations n'étant alors qu'un chiffon rouge sans
conséquence économique puisque, sous la pression inchangée de la
concurrence, les salaires continuent leur pente descendante. En
refusant la fermeture des frontières aux produits étrangers,
l'extrême-droite entend conserver son train de vie, ce qu'elle
compromet … en laissant les frontières ouvertes à la déflation
salariale ou à l'augmentation du taux d'exploitation, à ce qu'on
appelle le dumping social. La solution protectionniste serait
coûteuse mais la fermeture aux flux migratoires ne change
absolument rien en termes économique, c'est un blocage.
Il est en tout cas tentant de faire le parallèle entre la volonté
paradoxale de préserver des privilèges de l'extrême-droite et la
rancœur et la haine qu'inspire la nécessaire impuissance dans
laquelle cette posture politique met les agents sociaux.
L'asociété petite-bourgeoise se bloque et, se bloquant comme
processus d'individuation individuel et collectif, elle met en scène
le spectacle de son existence sur les décombres de sa force de vie
dans des tableaux toujours plus sinistres, toujours plus outranciers.
La politique devient une galerie commerciale de démagogues – s'il
faut en croire Baudrillard37,
l'unique sens de la politique est un sens négatif, un sens de rejet
du FN, le reste est mort et, au fond, le FN sert de polarisation
ultime du politique, de théâtre au maintien de la fiction de son
existence. De même, l'art est récupéré par les banquiers qui, en
achetant les signes de la richesse que prétendent être les œuvres
d'art en dénaturent la fonction humanisant, signifiante première.
On pourrait aussi parler de la mode, des arts de la scène ou des
chrématisticiens, des docteurs Diafoirus aussi fats qu'inefficaces.
L'usure sémantique de la petite-bourgeoisie coincée dans ses
contradictions construit le story telling, les histoires
identitaires. Ces histoires viennent se substituer à la vie vécue
de la même façon que les signes misérables de la richesse viennent
se substituer à la prospérité.
Ce point de vue sur la petite-bourgeoise n'est pas construit de
l'extérieur. Il s'agit d'une analyse d'un groupe social dont nous
faisons partie, analyse sans concession mais sans haine. Que l'on
juge le profond désarroi qui traverse cette classe sociale et on
admettra que l'analyse des blocages économiques de cette classe joue
plus comme une offre de service que comme une condamnation.
En tout cas, pour un mouvement social et politique, quel qu'il soit
et quelle que soit la portée de ses espérances et de son horizon
idéologique, il importe de ne pas faire l'impasse sur le blocage de
l'ubiquité sociale, c'est que, à nier un blocage, on y demeure, on
y construit un faux-self, un univers de représentation délirant
sans lien avec un vécu. Ce blocage a ses fragilité, il ne peut être
combattu par la négativité mais par le changement de cadre, par le
changement de point de vue : il s'agit de faire autre chose, une
chose qui, dans la perspective d'un mouvement politique ou social,
donne envie aux gens, leur permette une individuation et ne recours
pas à l'identité de masse. Les pistes sont alors légion, aussi
improbables qu'efficaces – ne suffit-il pas d'une panne de courant
pour que les voisins les plus froids se mettent à parler, à se
rencontrer et à inventer une forme de vie spécifique, ni angélique,
ni diabolique mais humaine ? Cette sortie en situation du
paradigme classique dépasse l'opposition de classe
prolétaire-employé et bourgeois-propriétaire lucratif. Que la
situation s'ancre ou non, qu'elle s'inscrive dans un rapport de force
entre mondes ou non importe peu ici : l'existence de la
situation atteste de toute façon l'existence d'un en-dehors,
d'un au-delà de l'axe de classe.
Proposition
201
L'impuissance
politique de la petite-bourgeoisie, ses blocages, amènent à des
mises en scène de plus en plus spectaculaires et effrayantes des
ersatz de sa défunte puissance.
Proposition
202
La
sortie interstitielle des identités de classes atteste la
possibilité de leur dépassement.
Proposition
203
Penser
le cadre permet d'imaginer et de construire des ailleurs.
Proposition
204
Penser
dans le cadre condamne au blocage.
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