Définition et enjeux

Construction et herméneutique d'une économie de la puissance humaine

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L'individu cybernétique


La pensée cybernétique entend, dans la foulée du traumatisme de la seconde guerre mondiale, réguler un système – le système social mais aussi ses aspects constitutifs – pour éviter que l'horreur de la guerre totale et de la Shoah ne se reproduisent. Ce projet, pour humaniste qu'il puisse être au départ, dénote une aspiration au contrôle de l'humanité, de l'écosystème, de la langue ou de la vie comme si c'étaient des systèmes constitués d'unités sans qualité entre lesquelles circule de l'information sans événement singulier, comme si c'était des entités extérieures au penseur et à la pensée.

Ce projet s'inscrit dans la continuité du Léviathan de Hobbes24 qui devait contrôler les passions humaines et de la main invisible du marché de Smith25 qui devait se servir des égoïsmes humains pour asseoir l'intérêt général. La cybernétique gouverne – cybernétique et gouvernement viennent du même étymon grec26 – les individus pour qu'ils s'adaptent à un ordre extérieur. Pour ce faire, la cybernétique organise l'échange d'information ou d'énergie entre les unités. Une action positive pour des fins assignées par un ethos extérieur au système doit être récompensée par un feed back, par un retour positif et une action négative pour cet ethos doit être punie de la même façon par un retour négatif. Les retours régulent les actes selon des principes que se donne l'ethos extérieur. C'est le principe à la base de la construction de l'enseignement, de la prison ou de la santé modernes pour Foucault27. Dans la vision de Hobbes, d'un État absolu qui contrôle les néfastes passions humaines, c'est la violence, l'autorité de cet État qui va récompenser ou punir les unités-individus. Dans le cas de la main invisible, c'est la logique de fonctionnement d'un système qui tient ce rôle de régulateur des actions humaines28. Dans les deux cas, l'humain est perçu comme une créature mal faite, incapable de vivre ses passions et ses penchants au mieux de ses intérêts ou, pour le dire autrement, l'humain est une créature dont les passions et les penchants, par une bizarrerie de l'évolution inexpliquée, grèvent les intérêts. Si l'on néglige l'intérêt des classes dominantes appelées à réguler les passions humaines, on voit mal pourquoi cette seule créature doit être contrôlée, gouvernée, régie. Dans le cas du Léviathan, les contrôleurs de la pauvre espèce humaine sont les élites d'État, dans le cas de la main invisible, ce sont les propriétaires lucratifs et leur lucre qui sont censés nous rendre fonctionnels.

Proposition 99
La cybernétique est le gouvernement d'un système par et pour des fins extérieures aux éléments du système ou à leur légitimité propre.
Proposition 100
Les principes de gouvernement qui se posent comme extérieurs au système-économie sont des principes d'ordre métaphysique.
Proposition 101
La violence de l'État, la violence du marché dérégulé ou la foi religieuse comme gestion des affects sont des cybernétiques.
Proposition 102
Comme principe extérieur, la cybernétique réifie l'humain, transforme le social en moyen et tend au totalitarisme.

Il s'agit de réguler une créature humaine imparfaite pour qu'elle devienne fonctionnelle. Cette posture subordonne l'humain aux impératifs d'un ordre qui lui est supérieur, qui constitue une meilleure adaptation que l'être humain lui-même à l'histoire29. La cybernétique devient totalitaire dans la mesure où elle réduit l'humain et le vivant à quelque chose de contrôlable30. En définissant la notion de système cybernétique comme ensemble d'agents sociaux isolés régis par des flux d'informations, on peut concevoir le catholicisme traditionnel – en tant que doctrine de morale sociale au service des puissants, sans considération pour la foi, la quête mystique ou les pratiques religieuses des fidèles – comme cybernétique de contrôle social par l'Église en interaction avec le pouvoir temporel. D'une certaine façon, en général, on pourrait déjà dire que la conformité à un ordre moral constitue un feed-back, une rétro-action nécessaire à l'intégration sociale de l'agent social et, inversement, l'ordre moral punit ou récompense les actes en conformité avec un pouvoir, avec un système. La notion de système prend un caractère entropique, il s'agit d'une circulation en circonvolutions compliquées d'information, d'énergie. Cette circulation d'énergie-information a pour effet, pour fonction d'adapter les comportements de l'agent individuel aux nécessités de la conservation du système, de la logique du système en l'état. On notera que, contrairement aux évolutions économiques per se, le christianisme se double d'une vision énergétique du sujet – il construit alors un système ouvert en terme d'énergie-information. L'individu peut devenir dans la religion, il peut choisir la conversion, l'apostasie, les voies du paradis ou de l'enfer. Il y a déjà système, il y a encore système ouvert dans la religion et ce système ouvert n'est pas encore nécessairement totalitaire.

Si on se représente l'économie comme un système fermé qui consomme les différentiels énergétiques internes, il tend à augmenter son entropie, l'uniformisation des niveaux d'énergie des éléments constitutifs. L'économie par certains aspects se comporte comme un système fermé : le marchand uniformise les relations humaines, l'industrie et le management régulent le moindre geste productif de l'usine au bureau, le temps des médias de masse est uniformisé.

Pour autant, l'économie-système doit maintenir une ouverture pour éviter l'augmentation de l'entropie, l'indifférenciation énergétique entre ses éléments constitutifs. Pour éviter l'augmentation de l'entropie, le système doit s'ouvrir sur l'extérieur et s'en accaparer l'énergie pour se conserver en tant que système d'éléments distincts signifiants. On notera d'ailleurs que la thèse du ruissellement (trickle down)31 accrédite la vision d'une économie-système fermé mais, comme cette théorie ne s'est jamais vérifiée, la thèse du système-économie fermé ne permet pas de comprendre tout : les sociétés inégalitaires peuvent prospérer alors que la misère s'étend en leur sein. Ceci dit, le système ouvert de l'économie fonctionne comme s'il tendait à enfermer les acteurs économiques dans des systèmes fermés dans lesquels ils perdent leurs qualités, leur différentiel énergétique et comme s'il devait, pour maintenir la stratification sociale signifiante, pomper de l'énergie extérieure – qu'il s'agisse de travail concret, de ressources naturelles ou de désir.

Proposition 103
L'économie fonctionne comme un système thermodynamique ouvert. Son dynamisme dépend des apports énergétiques extérieurs.
Proposition 104
Les sous-systèmes ou champs du système capitaliste fonctionnent comme des systèmes fermés : ils développent l'indistinct.
Proposition 105
La cybernétique est le gouvernement par des principes automatisés extérieurs aux gouvernés.
Proposition 106
L'économie comme marché auto-régulé fonctionne comme une cybernétique.

Au niveau des individus isolés, les agents reçoivent immédiatement un feed-back – ou en tout cas à échéance humaine – une récompense, une punition, la rétribution. L'argent comme contre-valeur sert de signal du feed-back dans l'économie-système. Les sujets subissent l'effet d'organisation de système ; l'argent médium, vecteur d'information structure le champ social : le vecteur d'information ou d'énergie devient lui-même signifiant. Les sujets du système-économie économie sont réduits à des rouages, ils perdent toutes propriétés, toute spécificité. Le travail abstrait joue le rôle d'information-énergie de polarité opposée à celle du flux de valeur économique. Par la prestation de travail abstrait et sa contra-valeur monétaire, c'est le travail concret, l'acte du sujet désirant qui est récupéré, intégré dans le système-économie comme élément sans propriété, comme élément incapable d'individuation. Le travail joue alors le rôle d'information à l'instar de l'argent. Tous deux sont régis par le principe unique du système-économie, le principe de rentabilité (qu'on peut voir comme un principe de non-dissipation de l'énergie). Ceci met le doigt sur une contradiction de l'économie-système : il faut garder des niveaux d'émission d'énergie élevés (la croissance économique, la productivité en terme de travail concret) mais ces niveaux d'émission d'énergie élevés augmentent l'accumulation, augmentent l'entropie du système, son incapacité à produire de l'énergie différenciés, des flux d'information-travail et des flux d'information-argent. L'économie capitaliste est un système ouvert qui pompe l'énergie de systèmes extérieurs (la nature, le travail concret, le psychisme humain, la société, etc.) mais tente d'enfermer les composants de l'économie dans des sous-ensembles fermés, au risque de l'indistinction énergétique interne et de la perte d'énergie libidinale.

Norbert Wiener définit la cybernétique comme la science dédiée à la recherche des lois générales de la communication et à leurs applications32. Dans notre acception de la cybernétique, nous englobons toutes les formes d’énergie dans la notion de communication. Il s'agit d'organiser la société en vertu des lois issues de l'automation.

La cybernétique organise ses congrès, elle réunit des chercheurs, des laboratoires, notamment aux États-Unis. Progressivement, la logique de système, de régulation et d'information entre des unités insécables et isolées, vides, prend de la place en sciences humaines. Le structuralisme33 se présente déjà comme une organisation du sens, du sujet ou de la société qui demeure extérieure au sujet. Le sens, le social ou le sujet s'inscrivent dans des réseaux signifiants sans que l'intériorité du sujet ne soit pertinente en tant que vecteur d'énergie, d'information dans les structures, dans les systèmes dégagés34. Le recours à la notion de système en sciences humaines accentue le décentrage de la personnalité, de la subjectivité : il induit les notions d'entropie, d'information, d'autorégulation mais il vise à renouer avec l'autonomie, l'interaction et la subjectivité35. Bartalanffy parle de système biologiques auto-régulés. La connaissance du système social pose le social comme système et peut ouvrir la perspective de la régulation du chaos social – comme l'avait fait la puissance morale de l'Église, le Léviathan totalitaire ou la main invisible du marché.

L'idée de société-système est également défendue par Parsons. Pour lui, l'action humaine est définie en termes d'interdépendance systémique. Le système d'actions est le lieu de circulation de l'énergie et de l'information. La personnalité psychique elle-même est constituée par un système psychique au centre duquel le physique, le biologique et l'univers socio-culturel conditionnent le sujet36. La perception de la personnalité par Parsons est entièrement régie par des déterminants systémiques au moment où la singularisation de la volonté était obérée par le modèle de production fordiste et par le modèle de consommation de masse.

De la même façon que Smith – pionnier de la cybernétique s'il en est – les cybernéticiens voient l'économie comme un système auto-organisé. Pour F. von Hayeck37, par exemple, le libéralisme s'adapte constamment et fonctionne par le mouvement de son adaptation. La division du travail augmente avec le temps et augmente la complexité du système qui en devient ingérable politiquement (c'est-à-dire par l'énergie désirant extérieure d'un système ouvert) : le système se régule tout seul38. Cette relation à l'économie sous-tend une vision option cybernétique implicite : dans la mesure où on y adhère, on considère le problème de la production matérielle comme un problème spécifique qui fait l'objet d'une régulation spécifique. La nature de la régulation, du laisser-faire ou de l'interventionnisme dépend de la sensibilité politique de l'économiste, dépend de sa perception plus ou moins ouverte du système-économie sur la volonté extérieure. En tout cas, les économiste font l'impasse sur la subjectivité en économie. Ils oublient le caractère anthropologique du travail concret et la relation psychique entre l'individu et l'acte. Par ailleurs, de manière générale, l'économie vulgaire, non marxiste, fait l'impasse sur la distinction entre le travail concret et la production de valeur économique. Le désir aspire à régir le premier, le besoin régit la seconde et le défit de l'humanité par rapport au travail est d'étendre le désir au travail abstrait et d'en extirper le besoin – mais cette ambition, commune dans tous les lieux de travail – se heurte à la notion d'économie-système : sans besoin, l'argent ne régule plus et sans régulation de l'argent, le système disparaît en tant que système : son vecteur d'information-énergie disparaît.

Proposition 107
L'économie-système cybernétique dépend du désir pour continuer à fonctionner.
Proposition 108
Le laisser-faire économique considère l'économie comme système fermé auto-suffisant.
Proposition 109
Comme l'économie est un système ouvert, le laisser-faire pousse à détruire les ressources extérieures à l'économie-système.
Proposition 110
Les régulateurs plus ou moins bien intentionnés sont les fruits du fonctionnement de l'économie-système. En tant qu'éléments intrinsèques, ils sont les fils du laisser-faire.

Prôner le laisser-faire en économie, c'est concevoir l'économie comme un système fermé à l'énergie extérieure (notamment à l'énergie désirant, au travail concret ou à l'énergie politique), ce qui amène le problème de la réalisation de la valeur ajoutée accumulée ε à l'extérieur – à terme, tout laisser-faire aboutit à une crise de surproduction – et une contradiction logique difficile à surmonter. Les protagonistes interventionnistes du capitalisme sont des agents économiques issus du système lui-même, ce ne sont pas des bonshommes verts, des Séléniens en mal de Mer de la Tranquillité. Comment alors des perturbateurs d'un système auto-régulé peuvent-ils être des agents nuisibles à ce système parfait alors que, en tant qu'agents économiques, ils en sont issus ? Le fait que les régulateurs soient sociaux-démocrates, soviétiques, trotskystes, keynésiens ou fascistes ne change strictement rien à l'affaire : ils sont issus du système, en sont les enfants et leurs manquements aux doctrines économiques édifiantes marquent l'incapacité interne du système à conformer ses agents. Comment un système parfaitement auto-régulé génère-t-il des agents sociaux nuisibles à sa perfection ? À moins que la perfection du système ou de sa régulation ne soit pas irréprochable ou – de manière encore plus probable – que le système soit un système ouvert. De toute manière, si on admet (et nous ne l'admettons pas) le primat de l'économique, de la valeur économique sur le reste, il faut admettre que les syndicats, les luttes ouvrières, l'étatisation ou les plans quinquennaux sont de purs produits mécaniques de l'économie.

De manière plus subtile, la cybernétique influence d'autres penseurs moins attendus. Les post-modernes déconstruisent le sujet en insistant sur les relations qu'il entretient avec son milieu. Derrida veut déloger tous les concepts métaphysiques. L'écriture est le siège de la différance39, équivalent de l'information-énergie cybernétique. C'est un oubli de soi, une extériorisation de l'Erinnerung. Le sujet s'efface chez Derrida, il est considéré comme la métaphysique de la présence40. Deleuze et Guattari eux-mêmes parlent de la dissolution du sujet. Le système s'organise autour de flux de machines désirant. Les sujets traversés par les flux voient leur identité éclater au profit de la multiplicité.

La logique cybernétique articule la notion de système autour du principe de régulation. Ce faisant, elle réduit les nodosités informationnelles à des individus sans qualité, sans volonté, sans événement de singularisation. On peut voir la cybernétique à l’œuvre dans l'Église catholique, le Léviathan ou la main invisible. La notion de cybernétique éclaire par ses outrances le projet de dissolution subjective qui lui est potentiellement lié. Cette dissolution subjective effectivement à l’œuvre dans la consommation et la production, jusqu'au sein des relations humaines les plus intimes pourrait être la cause finalement du mal-être des sujets. Il se pourrait que ce mal-être soit un symptôme du décalage entre la réduction de la subjectivité et la force de volonté, de singularisation de l'individu. Si nous n'étions que des individus sans cette liberté de devenir, le système se régulerait sans l'aide d'aucun système de pensée – moral, libéral, totalitaire – fût-il cybernéticien. Si les sujets étaient des individus vides qui faisaient fonctionner le système, les velléités subjectives de régulation seraient alors des manifestations de l'auto-régulation du système et, en tant que telles, nécessaires à sa survie, consubstantielles à son adaptation.

Proposition 111
Le désir du sujet comme nécessaire moteur de l'économie-système (proposition 107) n'est pas compatible avec la réification cybernétique de ce sujet (proposition 105).