Cet horizon indiscuté, ce dieu invisible dans la tapisserie répond
à l'individu évident, indiscuté, fondement de la foi et de la
raison chez Descartes ou chez Spinoza. Les philosophies des Lumières
se concentrent sur l'être-là, sur l'évidence, sur l'indiscuté
pour construire leur système. Cette manière de poser le problème,
sur l'évident, correspond aux évidences indiscutables de l'argent,
des échanges économiques en ville. Sans vouloir jeter le bébé des
Lumières avec l'eau du bain du libéralisme, nous mettons en
relation leur sens de l'évidence, leur construction philosophique à
partir de l'individu pensant et le cadre social dans lequel les
grands auteurs évoluaient : la ville marchande. La réalité
des êtres est connectée à leur seule présence et à leurs seules
propriétés intrinsèques. L'être est pourtant aussi le fruit
d'interactions causales multiples et, dans le devenir, il revêt un
caractère aléatoire, contingent, il procède par analogies, par
pensées magiques, par états métastables33.
Dans la vision scientiste qui caricature quelque peu le projet
implicite des Lumières, la grenouille est décrite comme un
batracien doté de certaines caractéristiques. On peut tout aussi
bien percevoir la grenouille comme une partie de l'équilibre naturel
pris dans des chaînes causales multiples : elle souffre de la
pollution, sa reproduction dépend de tel facteur, elle vit dans tel
milieu, elle dépend de la présence de telle ressource, elle se
nourrit de telle façon (selon son humeur, le climat, la période de
sa vie, etc.), elle est rapide, gluante, sensible au temps, telle
peuplade lui attribue tel rôle symbolique, tel pouvoir
d'intercession auprès de telle puissance, un tel se souvient un peu
coupable des mauvais traitements qu'il a infligés enfant à ces
animaux, tel prince charmant a été transformé en grenouille, les
voitures tuent des milliers de grenouilles, y a-t-il des grenouilles
en Afrique ? Est-ce que les grenouilles souffrent, sentent,
ressentent, comment adopte-t-on une grenouille ? La grenouille
est le siège d'investissements libidinaux spécifiques, elle
provoque des fantasmes, des phobies, des névroses. Dans le
scientisme, seuls les critères de classement objectivables et
reproductibles sont retenus. Ces critères répondent au
fonctionnement de l'argent, de l'échange de marchandises
déréalisées, objectivées, de la valeur économique. La grenouille
est réduite à une unité strictement étanche, radicalement
étrangère aux autres unités.
La pensée analytique qui s'ébauche dans les Lumières et triomphe
sous une forme quelque peu dévoyée dans le scientisme fait
l'impasse sur l'affectif, sur les relations psychiques, sur les
associations de pensée analogiques de l'esprit humain, sur les
associations entre deux concepts, entre deux entités, sur la base de
leur caractéristiques, des affects qui y sont liés. Le mode de
pensée analytique modifie la représentation du monde, il
hypertrophie les éléments épars représentés et néglige le
dynamisme de la relation, l'affectif entre les différents éléments.
La séparation des éléments, la pensée analytique néglige les
qualités extrinsèques des composants de la réalité34.
Cette
façon déréalisée de voir les choses porte l'humanisme théorique
le plus heureux, elle porte les droits de l'Homme, le droit au sens
large et, avec eux elle enterre les modes de violence sociale propres
à l'ancien régime. C'est une avancée formidable, un moment que
l'Humanité ne pourra évacuer d'un revers de la main faute de quoi
elle retournera dans les modes d'organisation de la violence sociale
de l'ancien régime. Pour autant, le régime de la propriété
lucrative et de l'accumulation poussé à son extrême fait réémerger
une société organisée selon des principes pour ainsi dire féodaux.
Les seigneurs sont des propriétaires qui se paient une armée avec
les impôts des manants, ils mettent et démettent les gouvernements
les plus tyranniques – que l'on pense à toutes ces dictatures
soutenues parce que libérales
– et
entendent naturaliser leur domination et dans son principe et dans sa
mise en œuvre politique. En naturalisant la violence sociale de la
propriété lucrative par l'objectivité affirmée de la science ou
de la pensée analytique, les séides de cette idéologie commettent
une erreur doctrinale fatale : la nature de la violence sociale
de la domination passe du droit à la nature, des référents humains
aux référents absolus. De la même façon, la violence militaire
primitive a été naturalisée dans les représentations utopiques
hégémoniques par la divinisation des armes de l'aristocratie. La
violence sociale de la propriété lucrative est naturalisée par le
recours à des comparaisons avec des lois naturelles, avec les
sciences exactes. Ce type de justification procède paradoxalement,
en soi, d'une pensée magique, analogique et non
scientifico-analytique. La domination et dans son principe et dans
ses modes d'organisation n'est pourtant ni une invention
scientifique, ni une loi divine, c'est une façon d'organiser la
violence sociale, ce n'est ni la meilleure, ni la seule, ni la
dernière.
La
vie dans sa corporéité même nécessite une certaine activité.
Cette activité n'abîme
pas,
ne
fatigue pas
nécessairement
le corps. Couper du bois l'hiver réchauffe sans épuiser celui qui
le coupe, digérer fatigue et comble, voyager procure du plaisir, du
dépaysement et met en danger. La vie du corps, sa capacité à
s'inscrire dans d'autres vies, dans le monde social, métaphysique ou
physique est liée
au
faire du sujet. Un tyran doit innerver tout le corps social pour
maintenir son pouvoir, pour conserver sa capacité à mobiliser les
forces sociales sous son joug, à sa volonté, l'individu-corps doit
également exercer un minimum d'activité, d'interactions pour
pouvoir continuer à mobiliser son énergie à ses propres fins.
L'activité s'inscrit dans une société, dans un monde, elle peut
être directe ou médiée par des relations symboliques
telles
les relations de lignage ou d'argent. L'activité est l'ensemble des
actes, conscients ou non, volontaires ou non, effectués de bonne
grâce ou non qui innerve la vie-même. Cette activité à laquelle
nous arrivons dans nos réflexions sur l'histoire de
la
violence sociale peut être d'ordre métabolique, de l'ordre des
contraintes de l'existence – seuls les femmes et les esclaves y
étaient liés. Avec l'avènement de l'argent, de la propriété
lucrative des moyens de production et de l'accumulation, le
métabolique s'est partagé en deux règnes : celui de l'argent
et celui de la famille. Le premier règne du travail métabolique, le
vénal, impose son rythme, sa logique et ses impératifs à l'autre,
le familial, et, à mesure que la logique lucrative pénètre les
sujets en tant que rapport au monde déterminé, à l'humain en ce
qu'il a de non-métabolique.
Pour prendre une métaphore religieuse : les marchands du temple
occupent les parvis de notre enfance, de notre volonté de puissance,
de nos sentiments, de nos ambitions, de nos aspirations, de notre
vivre ensemble. Mais les besoins d'humaniser le monde demeurent
intacts et le travail de refoulement des formes de puissance humaines
demande un effort de conformation constant.