En théorie, Adam Smith26
imagine un individu libéral animé par les seuls intérêts
économiques personnels. Même si la conceptualisation de l'individu
libéral ne coïncide pas nécessairement avec son avènement – et
même si ce modèle théorique n'a jamais véritablement vu le jour –
l'étude du modèle peut révéler l'horizon d'évidences
ontologiques d'un philosophe qui présente les pratiques commerciales
urbaines comme un idéal universel positif. L'image de l'individu
pour Smith est celle d'un être mû par ses intérêts individuels,
l'homme a presque continuellement besoin de l'aide de ses frères
et c'est en vain qu'il l'attendrait seulement de leur bienveillance.
Il a plus de chance de l'emporter s'il peut intéresser leur amour
d'eux-mêmes en sa faveur et leur montrer qu'il est de leur propre
intérêt de faire pour lui ce qu'il en attend27.
Ces individus sont intéressés par un but individuel sans lien avec
leur monde. Ils utilisent l'égoïsme de leurs pairs pour les
manipuler, pour arriver à leurs fins nécessairement vénales. C'est
ce que fait celui qui propose à un autre un marché quel qu'il soit.
Donne-moi ce que je veux et tu auras ce que tu veux, tel est le sens
de toutes ces propositions28.
L'individu est fondé sur une volonté monolithique, simple. Rien
dans cette théorie n'intègre les qualités,
les sentiments, les aspirations, les craintes, les phobies, les liens
des sujet. Les individus veulent de
manière uniforme et absolue. Ils sont au clair par rapport à la
valeur : ce qu'ils valorisent est ce que le marché valorise et
ce que le marché valorise, c'est ce qu'ils valorisent. La valeur
solipsiste ôte et les désirs et les besoins de l'équation
économique, l'argent devient l’utopie agissante de la logique
objective, la reconnaissance religieuse d'une valeur
auto-référentielle. Mais, par le miracle de la valeur objective
auto-référentielle, elle permet aux humains de couvrir leurs
besoins ; c'est de cette manière que nous
obtenons les uns des autres la plus grande partie des bons offices
dont nous avons besoin29.
Plus le travail est effectué dans le cadre de la violence sociale
régie par l'argent et par le capital plus les besoins individuels
seront satisfaits.
Proposition
123
L'argent
agit comme cybernétique des actes productifs par le truchement
du
marché.
|
Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du
boulanger que nous attendons notre dîner mais de l'attention qu'ils
portent à leur propre intérêt30.
Le boulanger a intérêt à vendre son pain le plus cher possible et
à minimiser le prix de revient. Il a intérêt à vendre de la
sciure de bois – si c'est un homo œconomicus – au prix de l'or.
La concurrence lui interdit de telles pratiques ; c'est la
pression sociale, la nécessité de conserver des clients et la peur
de disparaître du marché, qui vont le contraindre à des pratiques
commerciales conformes à l'intérêt commun. La violence sociale
objectivée se sert de la concurrence, de la menace de la disparition
face aux autres producteurs et de la nécessité, par commodité, de
fidéliser la clientèle. L'homme sans qualité est tenu par une
pression sociale double, le client et le concurrent, qui vont le
faire agir à l'opposé de ses intérêts … dans l'intérêt de
tous. Le client, lui, a intérêt à acheter au prix de l'eau le
meilleur pain qui soit. Pour Smith, l'échange peut se faire dans la
mesure où la divergence apparente des intérêts individuels se
résout dans les intérêts communs, intérêts d'individus sans
qualité sous pression contraignante de leur environnement. Par cet
argument, la violence sociale qu'organisent l'argent en général et
le marché en particulier est naturalisée, objectivée, à l'image
de la violence sociale de naissance qui s'appuyait sur le divin. Et
bien sûr, comme la justification divine était boiteuse puisqu'elle
puisait sa légitimité dans un texte qui présente un Dieu de
pauvreté et d'amour, la justification « scientifique »
de l'homo œconomicus devait tenter de s'imposer mais la science se
pense :
le boulanger travaille de plus en plus pour un salaire de plus en
plus famélique sous la pression de la concurrence, la qualité du
pain diminue peu à peu, de concert avec la concurrence contrainte de
s'aligner sur ces pratiques de baisse de coût de revient mais,
surtout, les acteurs économiques ne peuvent pas être réduits à
leurs stratégies de maximalisation des profits. Par contre, l'homme
sans qualité fonde une science économique vulgaire en traduisant
l'exigence d'abolir tout ce qui, dans les lois, les
coutumes et les mœurs léguées par l'histoire, entrave encore
l'action rationnelle des individus, c'est-à-dire la libre poursuite
par ceux-ci de leur intérêt bien compris31.
Note 39. L'homo œconomicus est mort
Résumé
Cette
note résume et traduit un article collectif, À la
recherche de l'homo œconomicus : expériences comportementales
dans 15 sociétés à petite échelle32.
L'article démontre de façon comportementale que les sujets de
groupes humains isolés, non capitalistes, ne réagissent pas comme
le modèle de l'homo œconomicus le prévoit. Ils ne maximisent pas
nécessairement leur gain et peuvent renoncer à un gain probable.
Note
de lecture
L'étude
constate que les comportements des sujets issus de 17 communautés
non capitalistes ne correspondent pas aux prédictions du modèle de
l'homo œconomicus. Les sujets sont souvent motivés par autre chose
que leurs propres profits matériels. Beaucoup s'inquiètent de
justice et de réciprocité, veulent changer la distribution des
ressources matérielle – y compris à leurs dépends – et veulent
récompenser ceux qui agissent de manière coopérative et punir ceux
qui ne coopèrent pas. Ces déviations par rapport au modèle
théorique de l'homo œconomicus ont de l'importance pour la
modélisation de nombre de phénomènes économiques – parmi
lesquels la conception des institutions optimales, le droit
contractuel et le droit de propriété, les conditions de succès
d'action collective ou la résistance de primes salariales non
compétitives.
Le
jeu ultime (UG en anglais) a été essayé à travers le monde avec
des populations étudiées. Le « proposeur » dans ce jeu
reçoit l'équivalent d'un jour ou deux de revenus dans la société
et doit faire une offre à une autre personne, le « répondeur ».
Le répondeur peut alors soit accepter l'offre, auquel cas, les deux
joueurs reçoivent le montant proposé, ou la refuser, auquel cas les
joueurs ne reçoivent rien du tout. Si les deux joueurs se conforment
au modèle canonique [l'homo œconomicus], et si tout le monde le
sait, il est facile de voir que le proposeur saura que le répondeur
acceptera toutes les offres positives et offrira donc le plus petit
montant possible, ce qui sera accepté.
Dans
la plupart des champs d'expérience, les sujets ont joué de manière
anonyme, ils ne connaissaient pas l'identité de la ou des personnes
avec qui ils faisaient équipe. Les enjeux de la plupart des jeux
étaient libellés en argent bien que, dans certains cas, le tabac ou
d'autres biens aient été utilisés. Dans tous les cas, nous avons
testé les participants et nous avons éliminé ceux qui ne
semblaient pas comprendre le jeu.
Les
offres ont souvent dépassé les 25 %, allant au-delà de 50 %
chez les Aché et les Lamelara [alors que le modèle canonique
prévoit des offres très faibles]. Les offres dans les sociétés
industrielles tournent autour de 50 %, celles des autres
sociétés varient entre 15 et 50 %. Le taux de refus des offres
de moins de 20 % est compris entre 40 et 60 % dans les
sociétés industrielles alors que le taux de refus des offres basses
est très faible dans les autres sociétés. Cependant, dans d'autres
groupes, on observe un taux de rejet considérable, même des offres
de plus de 50 %. Chez les Achuar, les Aché et les Tsimané, on
n'observe aucun rejet après 16, 51 et 70 propositions. De plus,
alors que les Aché et les Achuar faisaient des offres honnêtes,
près de la moitié des offres de Tsimané étaient inférieures à
30 % mais elles furent toutes acceptées. À l'autre extrémité,
les répondeurs Hadza ont rejeté 24 % de toutes les offres des
proposeurs et 43% des offres en dessous de 20 %. Contrairement
aux Hazda qui préfèrent rejeter les offres trop basses, les Au et
les Gnau de Papouasie Nouvelle-Guinée ont rejeté aussi bien les
propositions honnêtes que les propositions hyper-généreuses (plus
de 50%) avec une fréquence presque égale.
Dans
les expérience avec les universitaires, les offres sont généralement
en phase avec la maximisation des revenus, vu la répartition des
refus. Dans notre échantillon, cependant, dans la majorité des
groupes, le comportement du proposeur ne correspond pas à la
maximisation des revenus. Chez les Tsimané et les Aché, par
exemple, les offres en dessous de 20 % n'ont pas été rejetées.
Le taux de refus des autres propositions est également de zéro.
Cependant, l'offre prévue par le modèle est de 50 % et les
offres moyennes sont de 37 % et de 51 % respectivement.
Quand c'était possible, nous avons utilisé la relation entre
l'importance de l'offre et la proportion de rejet pour évaluer les
offres qui maximisaient les revenus dans le groupe considéré. Dans
un groupe, les Hazda, les proposeurs approchaient de l'offre
maximisant les revenus. Mais les répondeurs Hazda rejetaient
régulièrement les propositions généreuses en violation du modèle
canonique. Dans tous les autres groupes, les offres moyennes
dépassaient l'offre maximisant le revenu, dans la plupart des cas,
de manière assez substantielle.
L'indépendance
économique individuelle des acteurs économiques des sociétés
considérées et leur intégration dans un système capitaliste ne
sont pas corrélées de manière significative avec la générosité
des offres. Face à une situation d'offre inhabituelle, les gens se
réfèrent à leur cadre de vie habituel et, dans une société de
don et contre-don, l'acceptation d'une offre généreuse engage à
offrir la réciproque à un moment donné alors que les Hazda
craignent les conséquences sociales de l'absence de partage
Alors
que les résultats n'impliquent pas que les économistes doivent
abandonner le cadre rationnel, ils suggèrent deux révisions
majeures du modèle.
1.
D'abord, le modèle de l'acteur égoïste, maximisateur de retour
matériel est systématiquement violé. Dans toutes les sociétés
étudiées, les offres UG sont positives et souvent largement
excessive par rapport à l'offre attendue qui maximise les revenus,
comme le sont les contributions dans les les jeux de biens public
alors que les refus d'offres positives dans certaines sociétés
arrivent assez régulièrement.
2.
Les choix économiques sont déterminés non par des éléments
extérieurs mais par les pratiques économiques des sociétés
elles-mêmes, par leur vie quotidienne.
Proposition
124
L'homo
œconomicus est une thèse anthropologique
infirmée par l'expérience.
Proposition 125
La
société du troc est une thèse anthropologique
infirmée par l’archéologie.
Proposition 126
L'efficacité
du marché, de la dérégulation et du laisser-faire est une thèse
anthropologique
infirmée par l’histoire.
|
Pour Adam Smith, la normalisation des attitudes, du travail concret,
du faire par la violence sociale du travail abstrait dans l'échange
de marchandise sculpte l'individu, la res cogitans, la chose
pensante cartésienne, économique. L'échange procède de la
division du travail et l'organise tout à la fois dans une contrainte
sociale intériorisée par des agents économiques égoïstes. Chaque
individu rencontre l'autre afin de passer un marché, l'altérité
devient alors un partenaire commercial sans spécificité et le
partenariat ne provoque pas d'interaction entre les sujets. Le sujet
qui agit est lié par des relations de propriétés à ses biens et
au fruit, direct ou non, de son labeur ou de ses échanges. Tous les
individus recherchent le même gain via le même procédé, via le
marché. Le capital au nom d'une objectivité, d'une naturalité
immanente transforme les agents sociaux en individus
interchangeables, prédictibles, sans qualité, en individus sans
monde et sans rencontre. Mais cette transformation fonctionne comme
les modèles mathématiques de prédictions financières : très
mal. L'utopie de l'humain sans monde n'a jamais pu s'imposer,
s'incarner en dépit de tout le travail de propagande, de
prosélytisme de ses séides.