Au
rayon des contraires paradoxaux du capitalisme qui le renforcent,
l'emploi occupe une place de choix. Au départ, il faut rappeler que
cette institution constituait une réelle avancée par rapport à la
vente brute de force de travail des prolétaires privés de
ressources. L'emploi, ce sont des conventions collectives et c'est
une qualification des postes. Cela demeure une institution
esclavagiste en dépit des avancées qu'elle a permises
par
rapport à la violence sociale subie par les
ouvriers
payés à
la pièce d’antan24.
Les opposants auto-proclamés au capital, les partis à la gauche de
la gauche, les syndicats les plus vindicatifs, réclament des
emplois, c'est-à-dire la soumission des producteurs à l'autorité
des propriétaires lucratifs, au rapport quantifiable au temps ou à
l'usure. Ils réclament auprès des autorités et des employeurs le
droit de vendre leur créativité, de corseter leur volonté, leur
force de travail, leur génie. Ces démarches sont paradoxales – et
participent de la logique subparadoxale du capital. L'emploi est le
vecteur de la domination de l'individu sur le singulier, du comptable
sur la qualité, de la soumission sur l'invention, de la peur sur la
liberté. Se battre pour l'emploi au nom de quelque émancipation que
ce soit est une forfaiture, un paradoxe et, en tant que telle, cette
affirmation psychogène participe à la transformation de
l'idéologique, de l'affect – en l'occurrence, de la justice, de la
pugnacité, de l'idéal ou de l'humanisme – en son exact
contraire : le cynisme sans qualité du capitalisme.
Nous avons vu que la valeur économique était produite par les
salaires et parasitée par la rente. Nous avons vu que la valeur
concrète était produite par le travail concret. Or, si l'on veut
dépasser le capitalisme – et c'est en cela que la démarche
d'émancipation de B. Friot est on ne peut plus pertinente – il
faut dépasser l'emploi qui en organise, en intègre les modalités
et, pour pouvoir dépasser l'emploi, il faut le dissocier et de la
valeur concrète produite par le travail concret et de la valeur
abstraite produite par les salaires. Une fois la valeur abstraite
créée par les salaires sans emploi, une fois la valeur concrète
créée par le seul travail concret hors emploi, l'emploi devient
inutile et à l'une et à l'autre et peut rejoindre le musée des
bizarreries de l'histoire.
Les
politiques menées au nom de l'emploi, l'austérité, la déflation
salariale, la flexibilisation, la dégradation des conditions de
travail et l'augmentation du taux d'exploitation, dégradent la
situation de l'emploi. La logique de l'emploi – chiffre et centre
de la logique du capital puisqu'elle soumet le travail concret aux
propriétaires
lucratifs et leur parasitage du travail abstrait –
est
elle aussi marquée du sceau du subparadoxe.
Nous
avons vu que la valeur économique était créée par les salaires or
les politiques « au nom de l'emploi » compriment les
salaires, ce qui diminue la valeur ajoutée et … la demande. En
anémiant la demande, la logique de l'emploi sape les bases
économiques de la production de valeur et condamne le corps social
au chômage de masse et à l'inactivité. De la même façon,
l'augmentation du taux d'exploitation diminue la part relative des
salaires dans la valeur ajoutée et donne le même effet :
contraction de la demande, diminution de la production et anémie
économique – quand ce n'est pas une crise de surproduction25.
Note (à moitié sérieuse) 49. L'employisme
L'employisme
considère que l’emploi est la solution à l’essentiel des
problèmes socio-économiques. La soumission à cette logique
favorise les intérêts des actionnaires au détriment de ceux des
producteurs : au nom de l’emploi, on va sacrifier les salaires
directs et indirects mais, curieusement, jamais les dividendes.
Nous
avons développé deux points de vue dans notre étude de cette
soumission mystérieuse:
-
On peut la considérer comme une secte
Il
faut savoir que ce point de vue est hégémonique de l'extrême
gauche à l'extrême droite, qu'il règne sans partage sur le
microcosme médiatique et exerce un pouvoir considérable, qu'il
construit la langue de l'emploi. Même si ce pouvoir est omniprésent,
invasif et peu sujet à controverse – encore une fois même par les
militants politiques les plus engagés, les plus sincères – il
limite notre cadre de pensée, nos existences à des débats oiseux
sur les modalités d'exploitation de l'Homme par l'Homme en évacuant
la question-même de ladite exploitation.
Le
MIVILUDES (Mission interministérielle de vigilance et de lutte
contre les dérives sectaires, France) a dégagé huit critères de
dérives sectaires :
1.
la déstabilisation mentale
Fréquemment
utilisée dans le cadre de l'employisme : les chômeurs sont rendus
responsables d'une situation extérieure sur laquelle ils n'ont pas
prise – c'est une technique de déstabilisation schizophrènogène
classique, elle génère un sentiment d'impuissance et de culpabilité
morbide – et les employés sont soumis à l'automatisation des
tâches, à la dévalorisation, au harcèlement, à toutes sortes de
pressions psychiques voire physiques.
2.
le caractère exorbitant des exigences financières
La
création de valeur ajoutée se fait par les seuls producteurs en
emploi ou hors emploi. Les producteurs sous contrat d'emploi doivent
avoir un rendement de 15 % pour leurs investisseurs. Il s'agit de 15
% du capital total – des investissements, des frais et des salaires
– qui doivent, à partir des seuls salariés, être produits. Comme
la partie du capital dévolue aux salaires devient de plus en plus
faible à mesure que les progrès techniques imposent plus
d'investissement, les sacrifices financiers demandés aux employés
deviennent eux aussi, proportionnellement, de plus en plus
substantiel. En une heure de travail, ils doivent produire deux
heures de salaire pour tenir le taux de profit, puis deux heures et
demie, puis trois heures à mesure que la part des investissements
devient importante dans la valeur ajoutée.
3.
la rupture avec l’environnement d’origine
Les
employés doivent agir de manière mécanique, reproduire des gestes
suivant des protocoles, se plier à une discipline ou à des rythmes
qui ne sont pas les leur. Tout lien avec le milieu d'origine, les
goûts, les habitudes de l'employé sont bannis dans l'enceinte de
l'emploi. De même, les chômeurs doivent se conformer au discours
employiste, ils doivent chercher à se soumettre à l'emploi quand
bien même ils n'ont nul goût à la soumission, quand bien même ils
n'éprouvent aucune sympathie pour l'employisme.
4.
atteintes à l’intégrité physique
L'employé
revêt un uniforme, il doit adopter le discours de l'entreprise. De
même, le chômeur doit se conformer au discours, aux attitudes, aux
habitudes vestimentaires, au phrasé, aux goûts voire aux caprices
de l'employeur. Par ailleurs, les managements modernes, l'isolement
des travailleurs entre eux provoquent de nombreuses maladies
professionnelles – de même que les cadences trop élevées
génèrent des troubles musculo-squelettiques et que le mépris des
normes de sécurité fait des morts et des blessés en grand nombre26.
5.
l’embrigadement des enfants, le discours antisocial, les troubles à
l’ordre public
L'emploi
est valorisé alors qu'il dégrade la santé des populations, qu'il
condamne ceux qu'il exclut à la marginalité ou à la violence. Dans
le cadre de l'emploi – comme dans le cadre de la recherche d'emploi
– les comportements agressifs, égoïstes, sociopathes,
irresponsables et vénaux sont encouragés. Ces comportements
troublent la tranquillité publique, ils menacent les populations
civiles.
6.
l’importance des démêlés judiciaires
Là
aussi, force est de constater que les fraudes au droit social
pourtant très laxiste sont légion. Ces fraudes tuent chaque année.
De même, l'extorsion du profit donne lieu à des prébendes, de la
prévarication, du trafic d'influence à une échelle cosmique.
7.
l’éventuel détournement des circuits économiques traditionnels
Le
détournement de l'économie productive est le principe même de
l'employisme. Les coûts sont externalisés – les coûts sociaux,
environnementaux, humains – sur la collectivité, sur les impôts
des classes moyennes. Les infrastructures sont construites en
fonction des intérêts des propriétaires d'entreprise au mépris de
celui des gens. L'employisme fait également pression sur l'école,
les universités, les écoles supérieurs, les instituts techniques
pour modifier l'offre de formation non en fonction des envies des
apprenants, non en fonction des besoins sociaux mais en fonction des
intérêts des employeurs.
8.
les tentatives d’infiltration des pouvoirs publics.
Sur
ce point-là, il ne s'agit plus de tentative d'infiltration mais
d'occupation hégémonique. Allumez votre télévision, lisez votre
journal, parcourez la presse patronale ou syndicale: non seulement
l'employisme est infiltré mais il est partout.
En
conséquence, l'employisme est certainement une idéologie en proie à
une dérive sectaire extrême. Malheureusement, le succès
institutionnel et médiatique de cette foi dangereuse la place dans
la catégorie des sectes qui ont réussi.
Nous
devrons donc le combattre sur le plan où elle se situe : celui de la
métaphysique.
Par
ailleurs, on notera que alors que seuls les emplois qualifiés et
bien rémunérés étaient valorisés autrefois, aujourd'hui, ce sont
les tous les
emplois, même les emplois ingrats et mal payés, qui sont valorisés.
Il faut à tout prix justifier son
existence sociale en vendant sa force de travail à un actionnaire
qui décide de ce qu'on va faire parce qu'il détient un titre de
propriété. Les chômeurs sont requalifiés en « privés
d’emploi » par les syndicats eux-mêmes, comme si l’emploi
était une nécessité absolue. Ce qui est une nécessité absolue,
c’est la reconnaissance sociale, l’activité sociale et le
salaire dans une société monétisée.
-
On peut la considérer comme une maladie mentale
Vous
êtes inquiets pour un de vos proches ou pour un personnage public
dont le discours atteste une dérive employiste. Il pourrait
effectivement être atteint du syndrome. Pour vous aider à faire le
point, nous sommes en train de mettre au point un protocole qui
permette un diagnostique sûr. Nous vous recommandons de consulter
pour les cas les plus graves et de conserver votre calme en toute
situation.
Avant
toute chose, il importe de ne pas juger les malades mais de les
entourer, de les aimer sans jugement, de les aiguiller sans a
priori sur un chemin de guérison (de petites promenades, de la
vie de famille, de l'empathie). Il importe aussi de distinguer les
victimes d'employisme et les gens qui travaillent sous contrat
d'emploi – ces deux catégories n'ont rien à voir : les gens
doivent prendre un emploi parce qu'ils souhaitent être actifs et/ou
qu'ils doivent gagner un salaire pour payer leurs besoins, ceux de
leur famille.
1.
Rancœur : dévalorisation des non-employés.
Le
patient se plaint des performances, du poids des gens hors du joug de
l'emploi. A ce stade, une vie affective épanouie, un investissement
dans des actes concrets devraient rapidement remettre le malade sur
pieds.
2.
Absence d'idéal du moi et dénégation d'imago sociale alternative
Valorisation
du 'travail' (comprendre de l'emploi), de l'importance de signer un
contrat d'emploi, de soumettre les actes et les activités
professionnelles à un cadre dysfonctionnel
3.
Glossolalie : répétition des discours idéologiques en faveur de
l'emploi, identification répétitive de l'emploi au salut, au
bonheur
4.
Perversion : dévalorisation du sujet hors emploi ou des sujets sous
une autre forme d'emploi ou sous un certain type d'emploi
(fonctionnaire, jeunes, etc.).
Pour
l'employiste, il ne s'agit pas d'amener un changement chez les
stigmatisés mais de transférer ses défaillances narcissiques, son
surmoi hypertrophié et son deuil oral inachevé sur un bouc
émissaire. Le recadrage s'impose même s'il plonge le malade dans la
dépression refoulée par la perversion – cette dépression peut
amener une résilience sinon impossible.
5.
Paranoïa anale : l'argent est la maîtrise et le malade blâme les
gens (sujets) de grever cette maîtrise (objet).
Il
s'agit d'un contre-transfert exotique où l'objet transitionnel
(l'argent, le statut social, palliatif du manque d'existence
narcissique) prend la place du sujet. Cette confusion se double d'une
crainte d'agression, elle pose le possédant comme victime des
sans-travail.
6.
Schizophrénie délirante : là, nous sommes très très haut dans
l'employisme.
Les
problèmes se créent et, avec eux, les solutions les plus
catastrophiques. Il faut toujours rappeler aux sujets délirants que
l'important, c'est l'humain, que l'économie est ce qui sert les
besoins humains et qu'elle n'est pas le but de l'humanité. À ce
stade, un effondrement du sujet peut, seul, le sauver après un deuil
très long, très douloureux. Les sujets arrivés à ce stade sont
susceptibles de somatiser, leur santé est éventuellement menacée.
7.
Auto-perversion ou retournement du déficit narcissique contre soi
Le
malade renonce alors à ses loisirs, à sa vie de famille, il tient
des discours incohérents (genre : 'je vais travailler pour pouvoir
être avec toi'). À ce stade, les comportements morbides,
auto-mutilants se reproduisent, se multiplient. Le diagnostic est
réservé, le patient est en danger.
8.
Délires hallucinatoires, 'folie des grandeurs'.
Le
patient cesse alors de stigmatiser, il est pris dans des activités
qu'il réprouve. Il s'agit alors de pulsion de jeu, de frisson de
risque. Les traders constituent un bel exemple. Le moi est dissout,
le surmoi est en lambeau, les comportements sociopathes sont à
craindre. Le sujet ne connaît alors plus de limite à ses actes. Son
moi est remplacé par une machine à obéir à la logique employiste.
Il n'y a plus de reste, de passion, de volonté. Sa santé se
dégrade, il doit rapidement être pris en charge par les organismes
de sécurité sociale publiques27.
9.
Psychopathie : à ce stade, au nom de l'emploi, le sujet tue, dégrade
l'environnement, pousse ses collègues ou ses proches au désespoir.
Ses
comportements compromettent sa survie, celle de ses proches, de son
espèce et de son biotope. À ce stade, nous avons affaire à des
comportements nuisibles, dangereux pour la société. À mon sens –
mais je demande l'avis d'experts – il faut marquer les limites pour
que les dégâts ne prennent pas une dimension trop importante.
Il
faut se montrer ferme face aux malades, faire montre de compréhension
et les aider à passer le cap.