Dans l'antiquité déjà, les conditions d'existence de tous les
membres de la société sont déterminées par des rôles sociaux
distincts. Les castes sociales sont stratifiées de manière rigide
et la société organise la violence sociale dont elle est porteuse
par l'étanchéité entre ces différentes strates. Tous les membres
de la société doivent tenir leur place et l'aspiration à occuper
une autre place ne trouve pas d'autre exutoire que l'exil, la fuite
ou la mort. L'esclave reste esclave, la femme reste femme et le
citoyen reste citoyen. Tous tiennent leur rôle, tous respectent les
possibilités, les obligations et les interdictions liées à leur
condition. Toute action qui transgresse les frontières sociales
étanches, les rôles, est sanctionnée par le bannissement ou la
mort. La société dans son identité et dans sa survie ne peut
admettre de briser le principe d'organisation de la violence sociale.
La transgression sociale est souvent plus qu'un tabou, c'est une
perspective impensable, inimaginable pour les membres de la société.
Les habitants des cités grecques ou romaines ne se singularisent
plus par ce qu'ils font, par les actes qu'ils posent, par leur
capacité à donner : ils ne peuvent agir que dans le cadre de
codifications sociales strictes. L'esclave et la femme doivent
prester un travail concret et, en terme de rémunération, ou travail
abstrait, ne peuvent participer aux décisions communes de la cité.
Le citoyen, par contre, ne peut travailler concrètement que comme
homo faber, comme artisan.
Dans la Grèce antique, l'action s'organise alors autour de ces
paradigmes5.
L'action politique détermine les décisions communes de l'agora. Ce
type d'acte est socialement noble : il n'est pas accessible à
tous et ceux qui jouissent de ce pouvoir en usent, en sont fiers et
sont dispensés de toute obligation en terme de travail concret.
La valorisation individuelle, le travail abstrait, est inversement
proportionnelle à l'obligation de travail concret. Au sein de
l'Agora, les discours tiennent lieu de manœuvres, les alliances et
les oppositions rythment le destin de la cité. Cette isolation du
faire 'noble', du politique, n'a pu s'opérer qu'en s'appuyant sur
les divisions entre les membres de la société, qu'en organisation
la violence sociale en travail abstrait, en strates sociales
étanches. Le travail concret, répétitif, alimentaire est alors
réservé à une sous-classe : sans la mise à l'écart des
femmes et des esclaves, la notion-même de dignité de la vie
publique dans l'acception antique n'aurait
pu émerger puisque tous les membres de la société auraient été
pareillement impliqués dans les domaines considérés comme
triviaux. Certains citoyens étaient
néanmoins actifs en terme de travail concret dans la cité grecque :
les artisans avaient un métier et pouvaient beaucoup travailler. On
reconnaissait cependant à leur travail concret une espèce de
dignité : l'homo
faber mobilise ses
ressources cognitives et physiques pour créer quelque chose de
radicalement neuf6.
Le citoyen peut être artisan même si l'artisan n'est pas
nécessairement citoyen – ou, pour mieux le dire, même si la
fonction d'artisan ne fonde pas le droit à être citoyen. Par
contre, le travail d'animal
laborans, le travail
concret lié à la nécessité, aux besoins, à la production
économique n'est pas compatible, chez les anciens, avec l'exercice
de la citoyenneté. Seuls les femmes et les esclaves – et, selon
Hésiode, les paysans – s'occupent de la survie matérielle du
foyer. Ils ne peuvent apparaître dans la sphère publique et doivent
nourrir les citoyens qui ne peuvent participer à l'économie
domestique.