Dans
le monde préhistorique, le rôle du faire est difficile à
déterminer. Selon Marcel Otte, au néolithique, la société s'est
organisée de manière plus complexe, elle s'est
structurée selon les artisans et hiérarchisée afin de faire
fonctionner les valeurs et les activités nouvelles (…) La
cristallisation en artisans distincts provoqua des spécialisations
par clans, par familles ou par groupes sociaux : agriculteurs,
mineurs, tailleurs, tisserands, charpentiers3.
[À
cette période, les guerriers et les prêtres apparaissaient aussi.]
La société comportait donc des producteurs, des artisans,
des prêtres et des guerriers. La nécessité de faire des calculs
(terrain, saison, production) fut alors aux origines des premières
sciences telles que nous les connaissons (…) s'éloignant des
considérations spirituelles globales propres aux peuples chasseurs4.
La thèse d'Otte de la spécialisation des tâches, de l'apparition
du travail abstrait peut faire échos aux états anthropologiques
décrits par David Graeber, la spécialisation des tâches explique
comment la propriété commune des moyens de production et les dettes
de sang sont devenues respectivement une propriété privée des
moyens de production et un système de monnaie dette. En tout état
de cause, la spécialisation des tâches, l'apparition d'une caste
militaire et d'une caste religieuse sont allées de pair avec une
organisation de la violence sociale par l'argent.
Freud interprète la fin du néolithique de manière plus symbolique.
Le père primitif jouissait de tous les plaisirs et en interdisait
l'accès aux fils. À un moment donné, les fils se sont soulevés
contre ce père tyrannique et l'ont tué. Ils ont dû ensuite gérer
la survie ensemble et partager l'interdit primitif entre eux en
l'intériorisant. La domination primitive s'est institutionnalisée,
socialisée et s'est par la suite transmise aux générations
ultérieures sous la forme d'un principe de réalité, d'un principe
de contrainte de la socialisation, opposé au principe de plaisir,
aux aspirations de toute-puissance de l'individu. Mais ce principe de
plaisir dont le père primitif jouissait seul avant le soulèvement
des fils continue à vivre dans l'inconscient moderne. À chaque
soulèvement, à chaque remise en cause de l'autorité, le principe
de plaisir se fait plus envahissant, plus efficace, il se socialise.
La sédentarisation paraît dans une large mesure correspondre à la
différenciation des rôles sociaux mais il existe des sociétés
sédentaires sans stratification sociale rigide, sans clergé, sans
militaire, sans argent et, à l'inverse, certaines sociétés nomades
ont parfaitement intégré ces codifications de la violence sociale.
Si, dans une société sans argent, sans caste de pouvoir, la
violence sociale est incarnée par un chef au rôle ingrat, si, dans
ces sociétés, la richesse est marquée par la capacité à faire
des dons, dans des sociétés aux rôles sociaux stratifiés, c'est
au contraire la capacité à avoir, à accumuler qui marque la
richesse.
De la même façon, la consommation s'inscrit dans cette logique :
on n'exhibe pas ce qu'on a fait dans une société d'argent, de
violence sociale stratifiée – et, ce, quels que soient les moyens
utilisés pour jouir du 'don' – mais ce qui nous a été donné,
l'héritage, la fortune ou le salaire. L'exhibition de la chose ne
laisse pas de place à la singularité, à la puissance créatrice de
l'individu mais elle affirme au contraire son pouvoir et, partant,
l'image de la richesse du monde auquel il participe, l'image du rang
qui est le sien au sein de ce monde. Dans les sociétés sans argent,
dans lesquelles la violence sociale n'a pas été stratifiée,
l'image des dons ne renvoie pas à une image sociale connotée, elle
hiérarchise directement les signes du pouvoir ; elle ne crée
pas les catégories sociales ; elle classe en fonction d'un seul
paramètre et, en classant les individus, les marque comme sujets
agissant, comme êtres de puissance et d'acte.