Le moyen-âge marque un bouleversement de la valeur. Les dominés
sont les serfs, les paysans et, progressivement, des prolétaires
urbains. Ces classes dominées aspirent surtout à ce qu'on les
laisse tranquilles, à ce que la soldatesque ne les pille pas à tout
bout de champ, à ce que quelque envahisseur ne vienne détruire
leurs récoltes. Ils sont dans le travail concret, prennent du
plaisir aux fêtes communes mais la menace pèse sur leur propriété
d'usage : le seigneur peut saisir les biens, la peste peut
anéantir les lignages les plus prolifiques et la guerre peut emmener
des enfants chéris. Ces peurs fonctionnent de manière négative.
Par ailleurs, les dominés ont intériorisé une série de valeurs
humaines, la vertu, la foi ou le courage. Ces valeurs mettent les
pratiquants en odeur de sainteté. Si la pauvreté n'est pas un but
en soi, elle n'est pas non plus un signe de malédiction. Les
mendiants sont reconnus comme acteurs sociaux légitimes – la
charité permet de gagner le paradis – et vivent parfois
mieux que les ouvriers des fabriques. Ils constituent une classe
sociale nombreuse à défaut d'être organisée.
Les dominants, par contre, évoluent dans un système de valeur
complètement décalé. Ce n'est pas la taille du château qui
importe, c'est la qualité de l'habit militaire, la valeur au combat.
Ce sont les qualités morales qui légitiment la domination,
l'obéissance à l'Église, à la foi ou au roi, la bravoure au
combat, etc.
Dans toutes les classes sociales – sauf dans la bourgeoisie urbaine
naissante – la notion de valeur économique est soumise à un
système de valeurs morales prégnant. L’appât de l'or existe bel
et bien comme ouverture à un statut social mais il est dominé par
les valeurs chrétiennes par la nécessité de se conformer à son
rang. La noblesse se fait fort de mépriser l'argent.
Dans tous les cas, le moyen-âge voit émerger un modèle de la
valeur concrète assez peu matériel, assez spirituel alors que les
institutions de la violence sociale se complexifient et se
stratifient. De manière concomitante et concurrente, l'argent de la
bourgeoisie naissante construit un individu isolé, doté de liens de
décision envers des objets. Dans le monde de l'argent, ce qui lie
les individus entre eux n'est plus de l'ordre de la complicité, de
l'aversion, du moment partagé ou du projet commun, de l'ordre d'une
affectivité, d'une subjectivité commune mais le lien se désincarne,
s'objective dans l'argent. Alors, les individus pensent et doutent de
la même façon dans leur solitude. Les intérêts individuels sont
alors identiques, quel que soit le sujet, l'Homo œconomicus ne se
singularise pas, rien ne le distingue d'un autre sujet. Les sujets
différant strictement entre eux partagent une identique substance,
ils mènent la même vie, achètent et vendent les mêmes choses,
partagent les mêmes rêves, les mêmes fantasmes, les mêmes
névroses, les mêmes angoisses.