Le
nexus servitutis attache
un serf à un maître. Le serf
est
considéré comme une propriété bien qu'il soit considéré comme
une personne en tant que chrétien, comme un bien du seigneur20.
Ce statut ne peut se modifier par la conduite, par le faire, il
détermine par la naissance des sujets inégaux en droit. Le maître
entretient le serf (c'est-à-dire qu'il ne spolie pas son serf de
l'intégralité du fruit de son labeur de sorte
qu'il
ne meure pas de faim) comme un patrimoine, comme un bien à valeur.
La valeur économique
affecte
donc l'humain lui-même dans les systèmes esclavagistes – alors
que les systèmes capitalistes lient la valeur non plus à la
personne humaine mais
au
temps humain.
Ceci est d'autant plus remarquable que le serf est considéré comme
une personne. Il est baptisé, il peut se marier, les serf-pères
jouissent de leur autorité de père de plein droit, les règles
successorales sont les mêmes que celles des hommes libres. Le
propriétaire du serf a intérêt à le ménager, à veiller (un
minimum) à son bien-être, à sa santé puisque, si le serf venait à
disparaître, ce serait une perte sèche pour son propriétaire.
Cette notion de soin a disparu à partir du moment où le chômage
structurel a créé une armée de réserve : l'employé peut
alors aussi
bien disparaître du fait de privations, d'autres attendent la place
derrière lui.
Le
serf paie un loyer pour l'usage de la tenure21.
La propriété des moyens de production, la propriété des
ressources naturelles est privatisée au nom du
droit fondé
sur le divin et sur la naissance. Le maître, par contre, peut briser
la famille du serf, l'installer ailleurs, refuser ou forcer un
mariage, etc. Les serfs n'ont pas accès aux communaux, aux biens
d'usage gratuit, aux terres communales, aux infrastructures
communales, ils n'ont accès ni à l'armée, ni au plaids,
aux
cours de justice, ni au statut de clerc.
Duby
distingue différentes classes au sein du peuple libre, de ceux qui
ne sont pas serfs. Les différentes classes sont définies par
l'office – nous dirions aujourd'hui la profession –
qu'elles
sont censées remplir. Le faire, le travail concret est lié à un
statut, à une caste mais la valeur abstraite, la richesse économique
individuelle, ne détermine pas le statut social. Les clercs sont des
Francs qui ont renoncé à l'activité militaire pour servir Dieu.
Dans le peuple libre se côtoient des riches et des pauvres, des
vagabonds, des propriétaires terriens, des exploitants familiaux
plus ou moins aisés, des seigneurs (du plus riches au hobereau le
plus misérable), tous les paysans qui
travaillent de leur mains et qui, absorbés par le
souci de leur subsistance, ne peuvent se distraire de leur labeur
champêtre22.
Pour les nobles, c'est l'élévation de la race qui
fait la vraie noblesse23.
L'aristocratie
française devient une véritable classe, en soi et pour soi
dirions-nous en termes marxistes, au début du XIIIe selon Duby24.
Elle échappait aux taxes seigneuriales depuis le XIe siècle. Avant
le XIIIe, les aristocrates se composaient des domini,
des possesseurs de petits châteaux – détenteurs
du
pouvoir du ban, du pouvoir d'exploiter, de punir et de commander les
paysans – et des simples chevaliers, les milites
soumis
aux châtelains et obligés de les servir en combattant pour ces
derniers. Vers 1200, les chevaliers et les châtelains se
rapprochent : les chevaliers acquièrent le titre de dominus
et
fortifient leur demeure alors que les seigneurs veulent être adoubés
chevaliers. Par ailleurs, l'Église distille l'idéal du miles
christi,
du soldat du Christ, ce qui construit la conscience de la noblesse
autour de l'idéal chevaleresque. L'aristocratie se trouve alors
prise dans la gène financière parce qu'elle doit tenir son rang,
payer son adoubement, couvrir ses frais d'armement. Les aristocrates
se mettent peu à peu au service de nobles plus puissants, plus
riches pour maintenir leur train de vie nécessairement somptueux –
l'avarice est alors une tare des vilains. Les liens de vassalité
apparaissent encadrés par de nouveaux-venus : les armigri
(écuyer),
les domicelli
(damoiseau),
nobles de naissance, sans bien et sans arme.
En distinguant la violence sociale « sans qualité » du
capitalisme ou de l'argent de la violence sociale « de
naissance » de la société de castes, on voit comment ces deux
types de violence sociale se sont intriqués à un moment donné et
l'enjeu que la définition de la valeur économique peut prendre en
terme de dynamique sociale. La féodalité est née parce que les
nobles commençaient à incarner un idéal (valeur d'une violence
sociale de caste), ils se sont endettés pour tenir le rang (la
valeur d'une violence sociale d'argent s'est retournée contre eux).
La féodalité est la fin du lien entre rang et fortune : on
peut être noble et pauvre, on peut être riche et vilain, etc. Par
contre, la pression sociale s'exerce sur les nobles : ils ne
peuvent être ladres faute de manquer aux devoirs de leur rang.
L'impératif de prodigalité de la noblesse a poussé cette dernière
à exploiter ses vilains. L'exploitation des vilains a consacré la
confusion entre les deux niveaux de violences sociales : les
vilains se faisaient extorquer des biens et des services vitaux (ce
qui est une violence sociale sans qualité, une violence sociale
d'argent) au nom du rang, de la violence sociale « de
naissance ».
Les nobles insistaient sur l'importance de leur rôle, de leur rang
de naissance et les vilains voyaient disparaître le fruit de leur
labeur. La violence sociale n'était pas vécue de la même façon
selon les classes sociales et, avec elle, la vision de la valeur qui
en résultait était aussi lié à la caste. Les vilains voyaient
leur misère matérielle, les nobles voyaient leur grandeur
spirituelle sans que ni les uns, ni les autres ne pussent être
conscients du lien de causalité profond entre les deux types de
perception de la valeur.