Dans la société féodale, c'est l'individu, en tout cas, dont le
statut marque l'attention (ou non) dont Dieu l'a honoré.
Idéologiquement, le seigneur tient la légitimité de sa domination
sur ses serfs de Dieu, la légitimité du roi est conférée par Dieu
et ses représentants, la famille elle-même est encadrée par
l'Église. Le seigneur – individu et incarnation individuelle d'un
mode de violence sociale, celle de la caste – est lié par des
conventions orales implicites ou explicites à ses vassaux. En
revanche, chaque vassal doit obéir, il doit servir son seigneur et
lui est redevable d'un tribut qui peut prendre plusieurs formes selon
les circonstances. Le seigneur est tenu à une certaine noblesse :
il doit, au jour le jour, adopter des comportements conformes à une
éthique prédéfinie, à son rang. Le vassal est lui aussi tenu par
un certain code moral. La famille elle-même s'inscrit dans des
rapports codifiés de violence sociale stratifiée : les rôles
de la femme et de l'homme sont définis, l'homme doit protection et
fidélité à la femme et la femme doit obéissance et soumission à
l'homme. La femme est en quelque sort le serf de l'homme. Les amours
courtoises affirment ce schéma en le renversant puisque le chevalier
doit obéissance et soumission à celle qu'il aime mais il faut
qu'ils restent tous les deux dans une pureté virginale. Le mariage
consacre le paradigme non courtois, la courtoisie consacre le
paradigme non marital.
Si le seigneur, si le mari trahissent leur rôle, s'ils ne se
comportent pas de manière conforme à ce que le code moral leur
édicte, les vassaux – ou, de manière plus improbable encore –
la femme peuvent à bon droit se soulever contre leur maître. Mais
la force demeure l'ultime garante de l'ordre de caste de la violence
sociale. De même, si le vassal ou l'épouse ne respectent pas leurs
obligations, les seigneurs, les maris peuvent alors les chasser, les
tuer ou lever leur protection sans encourir de sanction légitime
violente. L'activité économique tant concrète qu'abstraite des
agents économiques médiévaux s'inscrit dans un cadre rigide, des
catégories sociales auxquelles ils appartiennent. Le respect mutuel
des codes est garanti par un double rapport de forces asymétrique :
- l'autorité des anciens, du code, des traditions limite les
possibilités d'action car leur viol constitue une dénonciation, un
acte de rupture avec le monde, avec le système de violence sociale
de domination dans son ensemble
- une partie peut toujours, avec ses pairs, condamner les actions de
son seigneur ou de son vassal : elle dénonce alors le lien
personnel qui les unit. Cette dénonciation doit se fonder sur la
tradition pour pouvoir fédérer les pairs et être admise sans
réaction violente. Les vassaux ne se soulèvent efficacement que
s'ils sont unis et le seigneur ne peut éviter de perdre ses vassaux
que s'ils ressentent la légitimité de l'éventuel rejet de l'un
d'entre eux.
Le code des traditions assigne donc de manière assez stricte des
rôles et des obligations aux individus en fonction de leur place
dans la société. Le travail abstrait est très rigide alors que le
travail concret, encadré, jouit d'un degré de liberté relatif. Les
liens entre les seigneurs et les serfs sont éminemment individuels –
ce qui prépare l'intériorisation de la norme moderne foucaldienne
sur les corps19.
Les parties doivent justifier de leurs actes à l'autre partie dans
un rapport de force asymétrique. Les liens individuels régentent
des actions non singulières, inscrites dans des codes, mais avec un
degré de liberté au niveau de l'exécution des tâches, avec un
degré de liberté par rapport au travail concret.
Les agents sociaux sont alors individuellement attachés à des
obligations réciproques asymétriques. La femme ne peut pas tromper
le mari mais le mari ne peut pas tromper la femme (mais il jouit d'un
rapport de force légal dans le couple et d'une tolérance à
laquelle la femme ne peut pas prétendre), il doit consommer le
mariage et entretenir la femme. Si l'une des parties manque à ses
devoirs, l'autre partie peut légitimement dénoncer le contrat de
mariage. De même, le serf doit verser une partie de son labeur à
son seigneur (et/ou à son Église) et son seigneur doit l'accueillir
en cas d'invasion. Le sert peut travailler une partie déterminer des
terres du seigneur en échange de droit que le seigneur détermine.
Si ces droits sont trop élevés, les serfs fomentent des jacqueries
ou dépérissent du fait des privations, si les serfs ne remplissent
pas leurs devoirs, le seigneur peut à bon droit les y forcer manu
militari.
La tradition encadre la production
sans en déterminer la nature ou l'organisation. Les nombreuses fêtes
patronales, les fêtes votives font chômer de nombreuses journées
ce qui diminue la production concrète
– la diminution de la
productivité concrète
bride les appétits des
seigneurs. Si la dialectique du maître et de l'esclave existe bel et
bien, on notera tout de même que, dès le moyen-âge, la violence
sociale cadre le travail concret sans encore le déterminer
complètement et que le statut social est lié à une richesse
relative dans un rapport de force asymétrique mais tendu entre ceux
qui cultivent la terre et ceux qui leur exigent des droits pour ce
faire au nom d'un principe qui n'a, en théorie, rien à voir avec la
propriété lucrative – il s'agit du droit du sang, du rang, de
l'héritage adoubé
par le roi, par le représentant de
Dieu. Ce principe, en pratique, se conforme pourtant progressivement
à la propriété lucrative : les serfs doivent payer leur
seigneur parce que la terre qu'ils cultivent est un métayage, parce
que cette terre est la propriété du
seigneur. Il s'agit alors
d'une propriété lucrative sans être attifé des atours d'un droit
divin de naissance.