La
consommation comme mode d'être diminue l'individuation, elle uniformise
les comportements, les affects. En comblant l'espace topique de
l'environnement individuel, la consommation l'enclot dans un monde
d'images6,
dans un monde virtuel et normé. Le monde de la publicité arbore les
signes de la vie alors qu'il ne vit pas et représente la vie de formes
de vie qui ne vivent pas. L'individu isolé, serti dans son monde
d'objets familiers et de serveurs déférents n'interagit pas avec le
monde. Ce manque d'interaction s'invagine en frustration dans l'économie
psychique individualisée. La puissance, la volonté et le désir
deviennent impossibles dans un monde sans altérité subjective. La
frustration marque alors les manques d'être, la névrose de défaut de
réalité. Quand la vie d'un prisonnier ou d'un homme d'État passe pour un
biopic porteur, c'est que le quotidien des vies ordinaires manque de
relief. Mais la marchandise offre un ersatz finalement bon marché au
déficit narcissique de puissance, d'interaction avec le monde : elle
prévient l'apparition de toute réalité existentielle, elle donne l'image
de quelque chose qui est et reste – c'est ce qu'on qualifierait sans
doute de pulsion de mort en termes freudiens. La marchandise sert de
mémoire, de rétention tertiaire comme dirait Stiegler7,
de succédané au passé et à l'identité en construction. Elle s'adapte
aux velléités de modification de l'image de l'être ou de sa rémanence.
Elle s'offre comme l'image de la vie qu'elle détruit par ailleurs, vie
des travailleurs-producteurs de marchandise réglée par le management,
par la productivité, vie des consommateurs-producteur de valeur par
dépense de leur salaire. Si par ailleurs l'obsolescence de la
marchandise ou de la mode sont inscrites dans les impératifs
commerciaux, elles répondent en tout cas à une insatisfaction
personnelle perpétuellement insatiable – et ce quels que soient les
choix de consommations, qu'ils soient durables, responsables, éthiques
ou non.
Proposition
80
La
marchandise et les clichés offrent une identité de substitution
en kit.
Proposition
81
La
publicité procède de la pensée-cargo : elle confond les
signes du bonheur avec
le bonheur lui-même, les
marques de la
prospérité avec la prospérité elle-même.
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Note 31.
La publicité
La publicité est un ensemble de techniques de communication destinées à forcer, à stimuler l'achat d'un produit, d'un service.
L'existence de la publicité atteste le fait que l'économie de production produit suffisamment - et même trop - puisqu'elle se bat pour conquérir des clients, pour vendre ses productions.Économie
Au niveau économique, il s'agit de transformer les salaires des producteurs en valeur ajoutée, en achat. Cette conversion un peu forcée des salaires tend à diminuer le taux d'épargne, à obérer les capacités d'auto-financement de la production par les producteurs. Ceci permet aux investisseurs de demeurer maîtres de la propriété lucrative.
D'autres parts, les besoins sociaux augmentés de la publicité poussent les producteurs à gagner davantage d'argent, à vendre leur temps sur le marché de l'emploi pour ce faire. Le crédit aux particuliers postpose légèrement le phénomène mais l'accentue à terme.Techniques
La publicité utilise différentes techniques pour nous convaincre d'acheter.
- Elle flatte nos instincts les plus archaïques ou les plus régressifs. Elle s'oppose aux principes de réalité, à la force de la civilisation, de la société, du vivre-ensemble, des morales traditionnelles ou des valeurs éthiques partagées. Elle s’adresse au cerveau limbique, aux émotions, et congédie tout ἦθος, toute empathie et toute rationalité. Elle invite à une absorption de l’objet.
- Elle pratique la religion du dieu cargo: les ouailles sont invitées à arborer les signes de la richesse, de la reconnaissance sociale et de l'amour inconditionnel des proches sans leur donner accès à la prospérité, à la reconnaissance sociale ou à l'amour. Un peu comme si s'habiller, se parfumer ou parler comme un riche pouvait attirer la richesse.
- Elle associe à un signifiant-marchandise un signifié affectif. Elle associe la voiture à la pin-up, la poudre à lessiver à la débrouille ou l'adoucisseur à l'enfance. Ces associations flattent les parties les plus régressives, les plus archaïques du psychisme. Elles se situent dans la phase orale pendant laquelle le moi et le monde ne sont pas encore clivés.
- Les valeurs qu'elle draine sont contradictoires. Les hérauts des publicités sont dégoulinants de bonheur affectif alors qu'ils incarnent un monde superficiel. L'ascension sociale que la publicité met en scène s'oppose à la dépense qu'elle prône (la meilleure façon de ne pas s'enrichir, c'est de dépenser son argent). Elle incarne l'aventure alors qu'elle commande le conformisme le plus soumis - un conformisme qui va jusqu'à la rébellion en kit, un conformiste qui sculpte jusqu'aux modes pseudo-anti-conformistes.
- Elle utilise la répétition, le mensonge ou l'omission pour forcer les désirs des acheteurs. La répétition construit un espace de représentation; le mensonge fait croire à la durabilité de produits conçus pour ne pas durer; l'omission fait l'impasse sur le monde des producteurs des biens et des services promus.
- Elle constitue un investissement considérable et, à ce titre, favorise les acteurs économiques en concurrence les plus gros, ceux qui font le plus de profits, c'est-à-dire ceux qui maltraitent le plus leur main-d’œuvre, ceux qui se montrent les plus ladres sur les salaires.
- Elle a recours aux associations d'idées toutes faites, aux doxa bourgeoises, aux a priori. Elle pense en termes de catégories, d'essences sociales, de représentation théoriques, déréalisées. De ce fait, elle congédie de l'espace de représentation social médiatique légitime celles et ceux à qui elle est destinée, ce qui provoque chez eux un sentiment d'étrangeté, une angoisse existentielle, un sentiment d'exil sans patrie. La pensée par associations automatiques ouvre les portes de l’émotion, du cerveau limbique.
- Elle manipule le désir en hypertrophiant un moi égocentrique et en anémiant les relations à l'autre, le moi social.Effets
La publicité construit un monde plus bruyant dans lequel les valeurs de cohésion sociale de la société se noient, un monde plus matérialiste, plus égoïste, plus assoiffé d'argent, de gain. La consommation de masse qu'elle encourage pille les ressources de l'humanité, elle encourage le grégarisme et le conformisme.
Elle appauvrit les représentations mentales, contribue à acculturer, à effacer les constructions culturelles. Elle prolétarise la consommation en en brouillant les enjeux (en exagérant ce qui n'a pas d'importance et en faisant l'impasse sur ce qui en a). Vulgaire ou criarde, elle envahit de ses images les campagnes, les montagnes et les villes, elle occupe et contrôle les médias et pousse inlassablement le peuple à faire les 'bons' choix, c'est-à-dire les choix qui sont contraires à ses intérêts les plus fondamentaux.
Elle est consubstantielle au capitalisme et à la société industrielle. Elle normalise les mœurs et encourage les comportements régressifs et conformistes.