Comme nous avons exploré les différents ressorts de l'économie,
nous pouvons formaliser notre démarche en tant qu'herméneutique de
l'économie considérée comme réseau de sens. L'intérêt de cette
démarche est immédiat : il s'agit de comprendre de manière
prospective, avec une perspective politique, une volonté
d'incarnation, d'individuation, d'interaction avec ladite économie,
la sémiologie de l'économique et, forts de cette compréhension,
d'en appréhender le dynamisme, d'en prévoir l'évolution et,
partant, d'en proposer une bonne pratique.
Pour commencer, nous devons définir aussi bien l'économie – et
que mes lecteurs me pardonnent si cette définition intervient au
bout de cet ouvrage, ex post, et non comme il eût été
d'usage, ex ante, avant d'aborder mon étude. Il fallait
fonder une pratique sur une étude partielle et partiale des enjeux
économiques contemporains et de leurs formulations par les analystes
les plus pointus ; fort de cette pratique, nous avons construit
(et défini) la science économique. Nous définirons l'économie
comme l'étude et la compréhension des mécanismes de la production
matérielle humaine. Ces mécanismes comprennent aussi bien des
aspects strictement matériels – les technologies, les outils de
production ou la gestion du personnel – que métaphysiques. Les
relations à la matière s'inscrivent dans des rapports à la nature,
à la société qui n'ont rien de naturels mais sont déterminés,
construits, structurés par une pensée analogique, par une
conception métaphysique, par une foi. L'économie doit étudier
aussi bien ces rapports que les théogonies qui les sous-tendent.
Cette pensée analogique, sacrée, religieuse qui fonde l'économique
marque aussi bien le psychisme individuel que les sociétés humaines
en tant que telles.
L'argent importe parce que les pressions sociales le rendent
important. Les pressions sociales rendent l'argent important parce
que l'horizon métaphysique des sujets sociaux est pavé d'espace de
représentation, de liens au matériel et au sacré qui n'ont rien
de naturel. L'économique construit ensuite le social, les
rapports à la nature et à la société. Dans un mouvement
d'influence réciproque, l'économique et le monde psycho-sensibles
se répondent et se construisent l'un l'autre.
La dynamique de l'économique est marquée par la négativité pour
être dialectique, par le paradoxe quand elle s'effondre ou par le
subparadoxe quand elle se bloque. Une science économique se doit
d'étudier toutes ces différents modalités évolutives et, en
conséquence, l'articulation de la négativité en contraires, en
contradictoires ou en subcontraires et ce à tous les niveaux que
nous avons évoqués : la matière, les relations à la nature,
la pensée magique, le psychique et le social.
La dynamique de l'économie est aussi marquée par la positivité. Il
faudra distinguer l'identité stable, l'identité qui n'est pas
l'objet d'évolution, de rencontre ou de devenir, de la
singularisation, des processus de rencontre, de devenir et, partant,
de définition en acte des entités, des sujets individuels ou
collectifs. Le sujet qui s'individue avec le monde et par l'acte est
un sujet mémoriel. Sans mémoire, sans lieu de langage commun, sans
code partagé, sans pairs, le passé n'existe pas et, sans passé, la
source du désir se tarit. Stiegler distingue38
trois types de rétentions. La rétention primaire est celle des
sens ; elle construit le perçu et est modelée par le monde du
percepteur ; la perception secondaire est la mémoire, ce qui
construit l'identité dynamique interactive du sujet. À partir de
ces fonds de mémoire – fussent-ils évanescents – le sujet se
représente le monde et, du coup, y inscrit les perspectives dans
lesquelles il pose ses actes d'individuation. La rétention tertiaire
concerne ce que nous appellerions aussi bien des machines que des
techniques mnésiques. C'est l'ensemble des objets, des dispositifs
qui supportent la mémoire.
Cette articulation collective de la mémoire et de l'identité
explique pourquoi, au-delà du lieu, c'est la langue, les codes, les
visions du monde qui construisent les sujets sociaux. C'est cette
identité-là que défendent les militants contre les bétonneuses,
les Indiens contre l'armée mexicaine ou les quartiers contre la
gentrification. Il s'agit chaque fois de sauver une forme de vie, un
espace, une manière de voir le monde et de le dire en lien avec un
ancrage39.
L'individu et son monde, son identité, son dire- monde ne peuvent se
séparer. On ne peut nier ce monde sans obérer les désirs et
l'incarnation de puissance de l'individu. Les résistants à
l'avancée du monde sans monde défendent leur peau.
Proposition
206
La
défense et le peuplement de lieux est une défense de la capacité
à la rencontre, de la puissance du sujet individuel et collectif.
Proposition
207
Nous
parlons de guerre civile quand il s'agit de lutte entre une forme
de vie, une puissance de rencontre et l'asociété.
|
L'économique est aussi bien l'étude de la production de valeur
économique, de la violence sociale, de son articulation matérielle
et spirituelle, de son intériorisation psychique et sociale par les
agents concernés que l'étude de la production de valeur concrète,
de la résistance du travail concret contre la violence sociale.
À ces conditions, l'étude économique peut avoir l'ambition de
comprendre, de ne plus courir après des modèles théoriques aussi
complexes qu'inopérants. À ces conditions, l'économie peut devenir
une science de construction de mondes et non de gestion, de
gouvernement. Avant toute chose, on veillera à distinguer la
chrématistique, l'art plus ou moins savant de faire de l'argent qui
intègre les mathématiques financières de l'économie. La
chrématistique ne présente aucun intérêt scientifique, elle est
vénale. L'économie comme science susceptible d'aider l'humanité à
l'heure où les défis proprement économiques se multiplient
s'impose, par contre, comme vecteur de changement, d'émulation
intellectuelle. Mais, il faut intégrer dans la science économique
tout ce qu'une bonne science doit intégrer, à savoir, notamment :
- étudier des faits vérifiables, pas de l'anthropologie de comptoir
- émettre des hypothèses susceptibles d’être infirmées
- étudier la subjectivité de l'observateur, faire la critique de la
théorie économique au regard de la subjectivité-auteur, de
son regard métaphysique, de ses relations avec la violence sociale,
etc.
- construire et déconstruire les catégories, les mettre en cause et
insister sur leur contingence, leur refuser toute
naturalisation, affirmer leur caractère politique
- poser, reposer et imposer les questions du sens, du sujet, du désir
et de la puissance
Nous aurons compris à ce stade que la construction de la science
économique que nous appelons de nos vœux est irréductiblement
étrangère à ce qui s'en prétend aujourd’hui. On veillera à
distinguer la chrématistique et son apparat pseudo-scientifique de
la pensée des lois, du métabolisme, des blocages et des dynamismes
matériels.
À l'instar de toute science, l'économie à fonder doit intégrer la
problématique de l'observateur. En effet, l'observateur fait partie
du problème observé puisqu'il est partie prenante et, de manière
encore plus sournoise, le problème observé fait partie de
l'observateur, il en a intégré les codes, les manières de voir et
l'horizon métaphysique. Nous éviterons de tomber dans le mutisme du
solipsisme ou dans le bavardage de l'holisme par le recours au doute
et, autant que faire ce peut, à la variété des sources – variété
en termes de champs scientifiques aussi bien que variété en termes
d'espaces sociaux.
Cet écueil plus contourné que levé, nous interrogerons de manière
systématique l'intention de l'économiste, son regard – cette
démarche devra être intégrée à toute démarche économique à
portée scientifique. Cette intention constitue l'acte illocutoire,
la nécessité pré-communicationnelle à l’œuvre dans l'écrit,
dans l'étude. La subjectivité n'invalide en rien la science dans
la mesure où elle est assumée en tant que telle.
Nous
avons vu que l'argent est un signal sans signifié et qu'il
distillait une logique de signifiant sans signifié, que ce qu'il
signifiait, c’était
sa nature de signe, c'était l'économie-système elle-même.
Nous avons vu que le capitalisme étendait cette tendance en faisant
disparaître les propriétés des producteurs, des marchandises et du
travail, de l'acte d'humanisation de la nature, lui-même. L'argent
est une fiction, une histoire qu'on raconte. On fait comme si son
existence était objectivable alors que, fondamentalement, il s'agit
d'un mythe qui ne tient que dans la mesure où il trouve des
ouailles. Pour reprendre une image évangélique : la logique de
l'argent, c'est toujours le veau d'or.
Mais
son culte organise
la production, la consommation, le psychisme et la société. Le
mythe de l'argent fonctionne en gigogne, de manière fractale et
affecte de manière analogique
les
champs humains, la société, le langage, l'usine, les sciences,
l'outil, le syndicat, l'urbanisme, etc. à toutes les échelles.
C'est
dire que l'économie fonctionne comme une série de poupées russes –
que l'on se situe au niveau matériel, psychique, social,
métaphysique, on retrouve les mêmes structures, le même mode de
pensée en actes et la même logique. L'économique fonctionne de
manière analogique : chaque niveau renvoie aux autres niveaux
sans que l'analyse, la division des niveaux amène grand-chose à la
compréhension. L'économique s'inscrit – en tout ou en partie –
dans une logique analogique et non dans une logique analytique. Il ne
s'agit pas d'analyser les éléments comme des éléments logiques
séparés mais d'identifier les répétitions de structures entre les
niveaux logiques en tant qu'éléments signifiants. Ce n'est pas un
hasard si l'argent est anal, qu'il correspond à une angoisse et que,
par ailleurs, l'accumulation tente de détacher la valeur du travail
vivant – ce qui, nous vu, est une sinistre impossibilité – ce
n'est pas un hasard si la déqualification de la marchandise par sa
valeur d'échange répond à la déqualification du producteur par
l'industrie et à la déqualification de l'humain par la consommation
de masse, ce n'est pas un hasard si le désir devient identité de
marque, story telling
au
moment où l'argent devient une fiction accumulée, une histoire
possible de tableaux, de comptes off shore ou
que le politique devient une entreprise de séduction par … story
telling.
Nous nommerons la logique du mode associatif, analogique, la pensée
magique.
Ces
associations sémantiques récurrentes sont signifiantes même si –
et dans la mesure où – elles s'articulent à des niveaux
différents. Si l'on veut penser la propriété, il faut la penser
métaphysiquement, pour en mesurer
les
implications de la propriété sur le matériel. La valeur elle-même
est une mise en image, une pensée analogique. La valeur économique
est la pensée analogique qui organise la violence sociale ; la
valeur d'usage est la pensée analogique implicite qui organise les
relations humaines avec la nature. L'économique ressort de la pensée
magique – et doit être traité en tant que tel. L'argent est une
pensée magique. La richesse (et la misère) sont des pensées
magiques. Le matérialisme en tant que rapport à la matière –
qu'il soit marxiste ou libéral plus ou moins orthodoxe
– est
une pensée magique ; la science est une pensée magique. La
science économique doit conjurer la malédiction du capital, de
l'accumulation et de la propriété lucrative en étudiant sa pensée
magique. L'action économique doit formuler de nouvelles pensées
magiques. L'économique propose, le politique dispose – or le
politique est affaire de désir collectif, de rencontre, d'histoire
et, finalement, de rapport au sacré.
À
la lumière de l'analogie – analogie de rapports ou rapports
d'analogie, on peut voir l'importance de notre travail de
catégorisation. Deux propositions peuvent être compatibles ou non,
distinctes strictement ou non. Dans tous les cas, elles peuvent
entretenir des rapports de positivité – c'est le cas des
propositions identiques ou d'une proposition singulière – ou de
négativité – c'est le cas des contraires, des contradictoires,
des paradoxes et des subparadoxes.
Toutes
ces catégories déterminent la dynamique des événements. Alors que
l'information fonctionne comme flux de signes sans signifiés, comme
une énergie sans qualité – à l'instar de la valeur monétaire ou
des flux financiers – nous allons examiner la qualité et des
propositions et la modalité de leur articulation. Nous avons vu que
la négativité permet le dynamisme, la tension, de la dialectique
alors que les paradoxes s'effondrent, disparaissent et que les
subparadoxes
perdurent
sous le mode du blocage. De la même façon, l'identité demeure sans
mouvement, sans dynamisme, elle est prise dans la tautologie 'moi,
c'est moi' et s'exile de l'identité mémorielle collective en
devenir, de son devenir 'le moi devient', alors que le singulier
permet la rencontre. Il n'y a pas de travail concret, pas
d'interaction humaine avec la nature sans un minimum d'identité
dynamique pour poser l'acte en tant qu'agent social et culturel et un
minimum de singularité pour devenir dans l'acte productif ou
consommatoire. C'est ce second aspect que compromet l'extension du
capitalisme et l'universalisation de la petite-bourgeoise et de ses
blocages.
Cet équilibre rompu entre l'identité, le mémoriel, la « rétention
secondaire » chère à Stiegler, menace la viabilité de
l'économie en général. On ne peut produire sans une interaction
avec la nature, on ne peut consommer sans désir, on ne peut
s'engager sans perspective. Or, la nature, le désir et les
perspectives dépendent de l'équilibre entre l'individuation et
l'identité. De la même façon, la prolétarisation obère le
devenir de l'industrie. Produire n'est plus un acte singulier posé
par un sujet désirant, c'est une opération effectuée par un agent
contrôlé. L'objet technique devient une machine, la créativité
devient protocole et aussi bien le besoin de travail concret,
d'interaction avec la nature que son plaisir disparaissent. Il faut
gagner sa vie,
il faut gagner à la sueur de sa soumission et de son ennui le droit
d'une vie pourtant prodigalement offerte.
Proposition
208
L'idéologie
du capital a tué le travail.
Proposition
209
L'idéologie
du capital estime que le vivant doit mériter,
gagner le
droit de vivre.
Proposition 210
L'idéologie
du capital épargne les propriétaires lucratifs ; la
propriété leur est acquise par droit naturel ou
divin.
Proposition 211
L'idéologie du capital
entend tout accaparer, tout mettre sous la coupe d'un propriétaire
lucratif : la création, la pensée, la terre, l'émotion,
les animaux, la génétique, la science, l'espace public, etc.
Proposition 212
L'accaparement (ou
enclosure) demande des barbelés et des gardiens.
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L'économie
veillera à étudier aussi bien les processus d'individuation
économique – aux
niveaux
matériel,
psychique, social ou
biologique – que les processus opposés de prolétarisation. On
pourrait définir la prolétarisation comme la déqualification de
l'énergie, des signaux économiques, comme l'extinction du sens et
du signifié ; on pourrait définir l'individuation comme son
exact inverse, comme l'interaction entre un sujet (matériel,
biologique, individuel ou collectif selon les catégories de
Simondon) et un environnement, comme une interaction qui permet de
devenir,
de construire une spécificité aussi bien du sujet que de son
environnement.
Le mouvement entamé par les enclosures, par la mise en propriété
privée des forêts communales se poursuit avec les accords sur la
propriété intellectuelle, sur le brevetage du vivant. Il s'agit
d'une dépossession de l'environnement en tant que facteur
d'individuation – du point de vue du collectif privé de l'usage de
la forêt, de la semence, de la chanson – et son affirmation comme
principe d'identité tautologique – du point de vue de « ceux
qui ont » comme de celui de « ceux qui n'ont pas ».
Le mouvement de privatisation et de transformation de la propriété
d'usage en propriété lucrative appauvrit les interactions, les
possibilités de singularisation aussi bien pour ceux qui en sont
victimes que pour ceux qui en sont complices. C'est ainsi que
l'aiguillon de la nécessité va pouvoir faire son œuvre de
conformation du sujet social aux impératifs de plus-value de valeur
économique.
L'économie
étudiera le mouvement d'enclosure, de patente, de barbelés et
pourra prendre parti dans la guerre en court entre la propriété
lucrative et la propriété d'usage, entre l'identité et la
singularité. La violence sociale s'est organisée comme une guerre à
la liberté d'usage, elle a dépossédé les producteurs de leurs
savoirs et de leurs savoirs-faire, elle s'est approprié les désirs
des consommateurs et a coincé
le
corps social dans une classe ubiquiste intrinsèquement bloquée. Le
blocage de la petite-bourgeoise ouvre la porte au désespoir qui
cautionne, qui justifie à l'occasion d'une des crises séculaires,
la barbarie que génère l'accumulation. La question du dépassement
du blocage petit-bourgeois est une question vitale pour notre
devenir, pour la paix civile et pour la paix entre les nations. Notre
sécurité et notre prospérité à tous en dépendent. La question
petite-bourgeoise générée par l'économie la menace en retour et,
avec elle, tout ce qui peut ressembler à une civilisation, à un art
de vivre ensemble, au plaisir de la culture sous tous ses aspects.
Derrière les barbaries plus ou moins fascistes, c'est le vide, c'est
le désespoir des nôtres qu'il faut penser et dépasser en
actes sauf
à vouloir sombrer dans l'abîme auquel nous condamne la disparition
des qualités, de l'identité dynamique, de l'ethos dans le lucre et
la soumission tristes, la disparition de la puissance et du désir
dans les passions tristes, ennemies de notre force de vie.