La
métaphysique, la religion du capitalisme affectent l'être lui-même : la
notion de propriété touche à la substance et à l'existence de l'être. La
notion de quantification, d'interchangeabilité forme en elle-même un
message, une association sémantique entre une modalité d'échange
économique et l'existence d'un être humain et de son rapport à la
nature. La quantification, l'interchangeabilité sont donc en elles des
opérations logiques signifiantes. En tant que modalités d'échange, elles
posent un cadres qui construit et définit la vision du monde. Elles
touchent les potentialités de l'existence, les devenirs, les possibles
des agents, elles affectent les échappatoires métaphysiques elles-mêmes,
de tout ce qui n'est pas, de tout ce qui n'existe pas encore. La
nécessité de renouvellement permanent de l'outil de production sous la
pression de la concurrence et de la nécessité de maximiser le taux de
profit modèle aussi l'être humain en tant qu'environnement du sujet, en
tant que champ d'action, de singularisation du sujet. Dans un mouvement
qui achève la prolétarisation et la mécanisation fordistes, le
producteur et le consommateur doivent sans cesse s'adapter – et être
adaptables – à de nouvelles machines de production ou de consommation, à
une révolution libidinale de l'individu-masse ; le producteur doit se
former en permanence, changer de manière de travailler et de consommer,
remettre en cause ce qu'il faisait pour servir la logique immuable de
l'accumulation, du capital ; le producteur doit à la fois conformer
parfaitement son désir aux besoins de la machine productive et le
changer constamment en fonction des évolutions de celle-ci. Le paradoxe
ne réside ni dans l'immobilité de la nécessité aussi absurde
qu'impérative d'accumuler ni dans l'évolution permanente de la
conformation à la violence sociale, il est plutôt à chercher dans
l'association de ces deux modes de transformation incompatibles.
Proposition
92
Le
capitalisme modèle en permanence les désirs. Il exige que ces
désirs se conforment parfaitement en permanence à des nécessités
changeantes.
Proposition
93
La
conformation du capitalisme s'oppose à la singularité, à la
puissance puisqu'elles sont le fruit d'un sujet individuel et
collectif libre.
Proposition
94
L'éthique
capitaliste appauvrit l'expérience sensible, la puissance,
l'identité et la singularité.
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Nous ne parlerons pas d'individuation à la manière d'un Simondon14 dans ce processus de changement permanent car il ne s'agit pas de singulariser un ensemble individu-environnement dans un moment donné mais qu'il s'agit de conformer les comportements d'un individu à une logique extrinsèque. En posant les problèmes de cette façon, on peut voir en quoi les désirs et les changements inscrits dans la conformation sociale capitaliste sont des passions tristes, des penchants ennemis à la force de vie15 : en prévenant la singularisation individuelle, l'individuation dans une conformation à un ordre stable, le mouvement d'adaptation à l'économie capitaliste empêche le mouvement de la vie, le mouvement métastable qui devient ce qu'il n'est pas dans la singularité. La stase se fait permanence du même, de la même logique extrinsèque, du même cadre de pensée, elle devient une pulsion de mort.
Ces concepts peuvent sembler abscons, essayons de les illustrer comme nous pouvons. L'individuation est le fait de devenir, de se singulariser dans une rencontre entre la volonté de l'individu et l'environnement. Mettons qu'un marcheur veuille traverser la France à pied : cette expérience est à la fois une ouverture à l'inconnu, à ce qui le transformera et l'incarnation par elle-même de cette volonté, absurde et toute-puissance parce qu'absurde de l'être. Par cette expérience, il vivra sa modalité humaine de besoin de devenir, d'être, de se singulariser. Par contre, si un employeur exige une mobilité pour aller voir des clients à travers la France, le sujet mobile ne sera pas en prise avec les principes qui motivent la mobilité, il ne s'y singularisera pas et sa force de vie ne trouvera pas dans cette décision de quoi assumer sa toute-puissante absurdité, sa toute-puissante volonté. Le représentant de commerce ira au plus vite, en voiture, en TGV ; il empruntera les autoroutes et dans le monde fonctionnel, rapide, écoutera une radio, déjeunera en vitesse dans un monde profondément prévisible. La souplesse dont fait preuve le représentant signe l'abdication de sa singularité, son obéissance à la logique de l'emploi, de la soumission à l'employeur alors que le marcheur fait acte de liberté, de volonté. Pour autant – et c’est en cela que l’emploi est une utopie – celui qui évolue dans ce monde dépersonnalisé ne pourra s’empêcher de singulariser ses déplacements par une manière particulière d’être présent. C’est en cela que l’utopie capitaliste demeure une utopie – mais sa force de coercition demeure agissante.
Dans les passions tristes, ennemies de la volonté de vie de l'individu, le changement est stable dans ses objectifs. Il s'agit toujours d'être efficace, rapide, d'aller vite, de maximiser la plus-value par unité de temps. Cet objectif n'est en rien lié à la volonté de l'individu – même si sa volonté adhère en ce que, à la suite de Lordon, nous avons appelé une passion triste – aux comportements hétérotéliques, aux comportements qui ne trouvent leur sens qu'en dehors d'eux-mêmes. Comme le cadre productif de la plus-value ne change pas et qu'il impose des adaptations à l'individu, c'est l'individu lui-même qui lutte contre l'obsolescence programmée. En tant que marchandise sur le marché de l'emploi, il doit s'adapter au client (et non incarner une volonté propre), il doit séduire un maximum d'acheteurs (sans considération pour ses aspirations propres) et, pour ce faire, conforme l'apparence, le mode de consommation, le mode de pensée, le discours, l'habitus social pour augmenter l'attractivité, le prix, la valeur économique du produit-humain qu'il est devenu, un produit humain qui permette d'accumuler le plus de quanta de valeur économique par unité de temps à ceux qui l'emploient.
Proposition
95
L'éthique
capitaliste demande une adaptation, une conformation permanente
des désirs de l'individu à des objectifs sur lesquels il n'a pas
prise. Cette éthique est une utopie, une idée sans lieu.
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