Dans l'économie psycho-sociale, les individus atomisés et
indifférenciés ressentent le besoin de s'insérer dans une norme
sociale. Ils veulent être semblables – ou sembler semblables – à
ce voisin, à ce collègue dont l'image convainc. La normalité
sociale, le conformisme qui influence les trajectoires sociales des
agents, se situe au seul niveau des images, des apparences ;
elle commande – entre autres choses – aux agents d'être
eux-mêmes, d'être spécifiques. Nous avons vu que l'injonction à
être soi-même était une injonction paradoxale puisque, en s'y
conformant, on suit le désir d'un tiers. Dans le même temps, du
fait de l'industrialisation (et de la prolétarisation) du procès de
production et de la massification des affects par les machines
désirant, l'univers symbolique et matériel des agents sociaux
s'uniformise. Comme ils sont isolés entre eux, ils ne peuvent
construire leur singularité ensemble de manière effective,
ils ne peuvent ni s'individuer, ni être le siège, le monde, de
l'individuation d'autrui. Au contraire, ils doivent cultiver des
images individuelles conformes – il faudrait parler
d’iconographie post-moderne plutôt que de sociologie dans le cas
des tribus urbaines organisées en images. Pour faire comme tout le
monde, pour gagner sa légitimité sociale, sa reconnaissance,
l'ersatz de l'acceptation inconditionnelle, pour se fondre dans le
champ social d'atomes, de la masse, il faut et il suffit
d'être absolument original, c'est-à-dire qu'il faut et qu'il suffit
de se choisir une tribu urbaine qui soit conforme avec les stratégies
de travail abstrait – les employés en costumes cravates, les
retraités en jeans, les étudiants en négligé-élégant, etc. –
et les contingences sociales proches. La singularité se vend alors
en kit sans incarner, sans faire naître quelque puissance, quelque
interaction entre un monde et un individu que ce soit. La
customisation des objets industriels s'inscrit pleinement dans ce
paradoxe entre l'aspiration au singulier et l'atomisation des
individus-masse.
Proposition
179
La
singularité est remplacée par l'originalité en kit, par l'image
de
l'originalité de l'identité de groupe.
Proposition 180
Dans l'économie
capitaliste de la dépossession, la puissance est remplacée par
le pouvoir ; la volonté par la velléité.
Proposition 181
Dans
l'économie capitaliste, l'autre devient un moyen
pour
des objectifs économiques.
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Dans un désir créatif, il faut se confronter à un monde pour faire
ce qui n'existe pas. On se heurte à des difficultés, à des
imprévus, à la fatigue du corps et à l'engagement de l'énergie
créative. Dans la customisation, on choisit, on acquière des
marchandises industrielles dans une mise en scène morbide – et, à
l'occasion, crédible – de cette volonté créative. Cette mise en
scène entretient la confusion entre le volontaire et le velléitaire,
entre la puissance et le pouvoir, entre le vivant et le gouvernement.
Si la volonté est bel et bien à l’œuvre dans la consommation
customisée, elle n'incarne aucune puissance, aucune force
personnelle, aucune histoire. C'est l'envie pré-anale du bébé qui
ne distingue pas l'objet du Moi. C'est l'assimilation régressive
dans un projet condamné à l'échec. L'assimilation régressive de
l'objet est psychopathe par essence puisqu'elle réifie l'altérité
et ne peut que réduire la subjectivité d'autrui à un ensemble de
moyens. Le projet de servilité des employés de services, de
soumission à la logique et à l'image de l'entreprise s'inscrit
pleinement dans cette utopie impossible d'objectivation du subjectif.
Il s'agit d'avoir des employés modèles, sans qualité, sans désir
propres et, à l'autre bout de la chaîne, il faut que les produits
correspondent aux désirs régressifs du consommateur, qu'ils s'y
conforment de manière absolue, instantanée, qu'ils ne montrent
aucune trace de résistance d'une réalité, de subjectivité d'un
monde qui permette de devenir.
La pulsion de vie de la libido est ainsi transformée en pulsion de
mort de contrôle, de maîtrise et d'acquisition. Le consommateur est
un enfant-roi tout puissant (et impotent), psychopathe solitaire. De
même, l'employeur entend conformer le rapport salarial à ce
paradigme. Il faut que l'employé soit disponible sans limite aux
exigences de l'employeur, que sa subjectivité ne freine pas les
besoins du marché, du management, de la productivité, des
actionnaires. Lordon16
parle de l'inévitable angle α
entre les désirs du producteur
et les besoins de ce que
nous appelons à la suite de Marcuse le principe de rendement. Le
fantasme, l'utopie du management, c'est que cet angle, ce décalage
entre le désir du producteur et les attentes de son employeur, tende
vers zéro, que le sujet disparaisse en tant que volonté et
puissance propres.
Les employeurs et les consommateurs adoptent alors le mode de
communication propre aux régressifs psychopathes : ils
geignent, se plaignent et se présentent comme victimes. La pensée
victimaire fonctionne comme un dispositif assertif : non
seulement une réalité considérée comme problématique doit avoir
un responsable, un coupable mais celui qui dénonce son « bourreau »
s'exempte de toute responsabilité personnelle dans sa situation
propre. Face à la nécessaire psychopathie des premiers âges –
nécessaire car elle permet de dépasser la fragilité humaine
originelle en appelant des tiers à l'aide, sans complexe, sans
limite, sans peur de déranger ou de heurter la bienséance –
l'éducation fait intégrer à l'enfant la représentation de
l’irréductible altérité subjective. C'est alors, dans un monde
de sujets libres et puissants, un enfant libre et puissant qui
pourra interagir avec des pairs, vivre le plaisir de la rencontre et
du désir, la difficulté de l'adversité, la possibilité de
l'action. C'est bien cette rencontre et ce désir dont les
consommateurs, dont les employeurs sont orphelins. Le manque
d'interaction, de plaisir ou de désir avec l'autre crée un
manque … que la logique de consommation permet de pallier. Sous cet
aspect, la consommation et le fait d'employer des gens soumis,
terrorisés, réifiés, est une forme de libido et de plaisir
déviante au sens strict, c'est un palliatif à des pulsions plus
fondamentales, un détournement de ces pulsions sur des objets de
substitution.
La situation des consommateurs et des employeurs, la situation de
socialisation et de libido de substitution correspond en termes
logiques à un subparadoxe. Le recours à l'objet de substitution
dans une situation donnée rend sa négation impossible.
On ne peut retrouver sa libido, sa puissance et son plaisir si l'on
occupe le terrain par de savantes (et régressives) substitutions.
Les substitutions permettent de rendre l'impossible habitable et
ferment la porte de la dialectique par sa négativité.
Ceci n'est pas sans conséquence sur le champ social. Son atrophie a
été diagnostiquée par Baudrillard17.
Pour le sémiologue, le social n'existe déjà plus, même sous la
forme du spectacle que décrivait Debord. Nous dirons que le social
se survit dans son impossibilité faute de négation, de dialectique,
nous dirons que le social vit dans sa violence. Du reste, il est
aberrant et ne disparaît pas parce qu'il est subparadoxal : sa
négation est impossible, ce qui empêche tout dynamisme. La
pérennité, l'existence du social même sont formulées sous forme
d'hypothèses parmi d'autres. Pour autant, il nous faut voir ce qui
peut survivre à la fin du social – c'est-à-dire pas grand-chose –
et admettre que, comme les formes d'individuation sociales n'ont pas
disparu mais ont été substituées à des ersatz, le social lui-même
n'a pas disparu mais a été substitué à des « déviances »
sociales, à des objets de substitution. Pour le dire comme
Baudrillard, c'est Le Pen qui polarise le sens du politique, qui fait
exister le politique comme n'étant pas Le Pen, et, en tant
que tel, l'objet politique Le Pen sert de substitut ultime, de
« déviance » politique au politique – et, en tant que
« politique déviante » empêche l'avènement d'une
négativité politique porteuse de dialectique, d'évolution
politique.