Le christianisme cadré par l'Église réagit aussi à la violence
sociale de l'argent. Il lui oppose d'autres 'valeurs'. La morale se
pose au niveau de l'individu touché (ou non) par la grâce ou par le
péché. Le christianisme affirme et maintient l'unité de l'être
individuel, au lieu de la laisser considérer comme une étincelle
divine enfermée dans la fange […].
Pour le christianisme, la dualité n'est pas actuelle mais
virtuelle : elle résulte du péché et peut cesser par la
grâce14.
Les rapports sociaux marqués par des rôles de castes dans le monde
pré-chrétien se doublent d'impératifs individuels. En dépit du
rejet de la violence marchande par le christianisme primitif – que
l'on songe à l'attitude de Jésus face aux marchands du temple, le
christianisme en tant qu'institution n'abolit pas les structures de
violence sociale antérieures mais délivre des messages de nature
spirituelle qui tendent à en atténuer l'importance et les effets ;
ces messages lient des attitudes, des actes, des manières de voir.
Ils lient le travail concret à l'individu et sa responsabilité même
si, en dernier ressort, le salut est délivré par une instance
supérieure sur laquelle l'individu n'a pas d'ascendant.
La
bienséance du rôle social, la bienséance de caste s'est alors
opposée à la sainteté, au bien agir chrétien. Cette lutte s'est
résolue au moyen-âge par
interaction
entre le temporel et le spirituel, avec l'implication de l'Église
dans la gestion du pouvoir temporel et des rois dans la gestion de
l'Église. La valeur de la soumission pouvait également servir de
relais entre la nécessité de la bienséance de caste et l'impératif
de congruence, d'humanisme chrétien. La soumission résolvait le
conflit entre les deux systèmes symboliques
et,
ce faisant, continuait à incarner une notion de la valeur
concurrente à la valeur marchande. La soumission au divin (ou à ses
bras armés, c'est-à-dire à n'importe quel bras armé puisque tous
les bras armés se réclamaient de la soumission au divin)
établissait de facto
un
régime de violence sociale de caste concurrent au régime de
violence sociale de classe de l'argent et du capital.
Le
christianisme a évolué sous la pression du capitalisme. On notera
par exemple que le péché d'acédie, d'état hyperactif a été
remplacé par le péché de paresse – ce qui a complètement
modifié le sens du rapport de la religion à l'acte : alors que
le péché d'acédie symbolisait une suractivité fébrile et
stérile, un état de burn-out où le sujet se néglige, la paresse
stigmatise au contraire l'attitude passive de contemplation. Jésus
lui-même aurait pu être condamné pour sa paresse – quarante
jours dans le désert sans rien faire –
mais
certainement pas pour son acédie. La substitution du péché
d’acédie par celui de
paresse
s'est opérée autour du XIIIe siècle, quand le péché d’acédie
est passé des monastères où il désignait l'hyperactivité à la
vie séculaire il
s'est
transformée en péché de paresse. De même, la position de l'Église
a changé par rapport à l'usure, par rapport au fait que le temps
appartient à Dieu : elle ne condamne plus de
facto le
prêt à intérêt.
Ces deux modifications du droit de l'Église attestent la disparition
de la mentalité mystique au profit d'une mentalité laborieuse,
boutiquière et empreinte des valeurs du mérite et de l'argent. La
nouvelle forme de la violence sociale, le capitalisme, a été
intériorisé par les institutions de l'Église qui s'en sont faites
alors les relais.
Note 37. L'anthropologie
La
pensée du capitalisme se fonde sur des considérations
anthropologiques. Elle voit les êtres humains comme des créatures
qui ont besoin d'être animées par l'aiguillon de la
nécessité pour les plus misérables et par l'impératif
d'accumulation infinie pour les plus riches. Cette vision de l'humain
fait l'impasse sur le fait que nos ancêtres se sont passés de
l'aiguillon de la nécessité pendant des millions d'années. Les
travaux des monastères l'attestent : un humain assuré de sa
survie, logé, nourri, protégé des aléas de ses pairs et de la
nature produit – ce qui a d'ailleurs provoqué une
prospérité des monastères qui n'a pas, elle non plus, été sans
poser de problème.
Nous
nous contenterons, dans cette note, d'esquisser les enjeux qu'amènent
trois anthropologues sans prétendre ni de loin ni de près épuiser
le sujet. C'est que ces anthropologues mériteraient tous les trois
un ouvrage au moins égal à la totalité de celui-ci en importance
mais cela nous amènerait en dehors de l'économique stricto
sensu. Nous invitons donc nos lecteurs intéressés par cette
question à pousser leurs lectures plus avant, à consulter les
ouvrages référencés et nous sollicitons votre indulgence par
rapport au caractère très (trop) résumé de l'ensemble des
questions soulevées.
Pour
Claude Lévi-Strauss15,
la violence sociale s'organise dans des structures claniques ou
tribales qui n'ont rien d'idyllique. Elles construisent les rôles
sociaux, distribuent les actes productifs en fonction des sexes, des
lignages ou des alliances. Cette façon de produire n'a rien à voir
avec les présupposés capitalistes d'aiguillon de la nécessité et
de nécessité d'accumulation. Elle dessine des sociétés dans
lesquelles la propriété des outils de production est commune,
dans lesquelles la violence sociale ou l'hubris sont hypostasiées
par les rites, la pensée magique et la catharsis.
Pierre
Clastres16
distingue deux types d'organisation de la violence sociale. Les
structures horizontales, les sociétés, organisent des modes de
prise de décision qui impliquent les intéressés alors que
ce que l'anthropologue définit comme les États, sont des structures
de prise de décision verticales dans lesquelles les preneurs de
décision ne sont pas celles et ceux qui les subissent. Ce type de
division est fort bien étayé par les recherches sur les tribus
amérindiennes. Quelle que soit l'opinion que l'on peut avoir sur la
pertinence de la division société-État, cette division témoigne
en tous cas de modes d'existence sociale distincts, régis par
d'autres mœurs, par d'autres lois (écrites ou orales), par d'autres
coutumes.
Mais
nous serions par trop incomplets si nous ne mentionnions l'existence
du travail de Weber17.
Le sociologue allemand du début du vingtième siècle constate que
l'ascension sociale des protestants, en Allemagne, est anormalement
élevée alors qu'il s'agit d'une majorité religieuse qui
n'est aucunement menacée18.
Les protestants allemands occupent des postes plus élevés que leurs
compatriotes catholiques pourtant minoritaires. En étudiant les
textes du protestantisme, Weber fait le lien entre l'éthique
protestante et l'esprit du capitalisme. La fameuse auri sacra
fames, la soif exécrable de l'or, est intemporelle : que
l'on se rappelle les marchands au moyen-âge, les prêteurs sur gage
ou les créanciers de tout temps. Ce qui est nouveau de le
capitalisme, c'est que le travailleur, une fois qu'il a gagné de
quoi vivre sa journée continue à travailler pour en gagner
davantage. Dans une société traditionnelle, si des paysans
doublent leur rendement par l'invention d'une technique nouvelle, ils
interrompent leur journée à midi au lieu de gagner deux fois plus
que nécessaire. La tendance à accumuler et non à dépenser
s'affirme en tant que nouvelle tendance dans le capitalisme, c'est
l'ascèse des possédants. Ces traits – ascèse et travail au-delà
du minimum – sont inscrits dans une vision protestante du monde,
dans une vision d'un homme prédestiné dont le mérite est attesté
par la réussite sociale, dans une vision d'un homme qui contrôle
strictement ses affects, ses actes pour les mettre en conformité
avec un message, avec une injonction divine.
L'esprit
du capitalisme est en tout cas culturel, ce n'est pas un trait
inhérent à la nature humaine. Weber lui oppose la société
traditionnelle, Clastres lui oppose la société tout court et
Lévi-Strauss décrit des modes d'organisation structurelle
distincts. À l'aune de ces considérations contradictoires,
le modèle anthropologique libéral n’apparaît en tout cas pas
comme une fatalité insurmontable, mais comme un choix politique.