Avant
de réfléchir sur l'économie, nous allons clarifier quelques
fausses évidences. Telle qu'on peut l'appréhender, l'économie est
la philosophie de la production de biens, de services mais aussi, et
surtout, la philosophie de la production de valeur. La valeur a
d'emblée une portée, une définition double qu'il faut bien cerner
pour comprendre les choses. Alors que la valeur de biens et de
services peut s’entendre comme une valeur en soi,
comme utilité intrinsèque de la chose. Par exemple, je veux couper
du bois. La scie me permet concrètement d'effectuer cette tâche
alors que cette scie comprend une valeur économique que son
prix
traduit. Cette valeur économique
n'a
rien à voir avec son utilité. L'eau est un bien des plus précieux
puisqu'elle est indispensable à la survie humaine alors que sa
valeur économique est relativement faible si on la compare avec une
automobile infiniment moins utile en terme de survie, de besoins
humains.
La
valeur économique des bûches est
attestée
par leur prix – par exemple, 50€ le stère – alors que la
valeur d'usage de la bûche, c'est la chaleur qu'elle procure, les
services concrets qu'elle
rend.
Nous
distinguerons donc la valeur en soi,
la
valeur d'usage
des
choses et la
valeur économique1.
Ce que l'économique produit concrètement n'est pas nécessairement
utile ou ne répond pas nécessairement à un besoin. Les
marchandises remplissent nécessairement un rôle social, elles
répondent nécessairement à une fonction sociale puisqu'elles sont
porteuses de prix, de valorisation économique sociale quand bien
même elles restent dans un
garage
pendant des années. La voiture de luxe, par exemple, affirme le
statut social de son
propriétaire et lui ouvre des portes sélectives. Mais cette
voiture, d'un point de vue de l'usage peut être de faible valeur.
La valeur d’usage est relationnelle. C’est un sujet donné qui a
un moment donné utilise un objet. Un même sujet peut avoir
désespérément besoin d’un objet à un moment donné puis s’en
débarrasser comme une chose encombrante par la suite. Le lange est
extrêmement précieux pour celles et ceux qui s’occupent des
enfants en bas-âge mais n’a aucune utilité pour les autres. La
valeur d’usage du lange n’est donc pas un absolu, une propriété
intrinsèque. C’est la rencontre entre les attentes d’un sujet et
un objet. L’air qu’on respire, par contre, conserve une valeur
d’usage importante tant qu’on vit. L’eau est globalement très
importante en terme de valeur d’usage mais, en situation de soif,
dans un désert aride et chaud, cette eau devient précieuse alors
que, pour le même produit, on peut avoir des situations où l’on a
tout simplement plus ou pas soif. La valeur d’usage d’un objet
est donc liée à un sujet et à une situation, à un moment. Un
boulanger peut valoriser le sucre pour faire des pâtisseries – le
sucre a alors une grande valeur d’usage – mais peut être
diabétique – le sucre lui est alors nuisible. Les valeurs d’usage
du sucre sont alors différentes pour un même individu en fonction
des situations, en l’occurrence, s’il doit préparer la tarte ou
la manger.
Par
contre, ce sucre – mais nous pourrions tout aussi bien parler de
n’importe quel bien ou service – a une valeur monétaire. Telle
quantité de sucre (ou telle quantité de telle marchandise, tel
service) a une valeur qui peut s’échanger contre la valeur
d’autres marchandises. Admettons que le kilo de sucre vaut autant
que deux oranges ou que trois jours d’abonnement internet, ces
valeurs sont universelles, elles s’imposent à tous en toutes
situations. Alors que la valeur d’usage du sucre (par exemple)
varie complètement selon les situations, la valeur d’échange
demeure la même pour tous à un moment donné. Cette valeur
d’échange permet de comparer les choses non selon leur poids, leur
taille, leur couleur ou leurs propriétés physiques. La valeur
d’échange est ce qui sert d’étalon à la comparaison entre
marchandises, entre biens et services. Le sucre coûte la
même chose qu’il
s’agisse du boulanger ou du diabétique. Cette valeur d’échange,
nous la nommerons valeur économique
parce
que ce n’est pas dans l’échange que réside cette propriété
supplémentaire des marchandises mais dans la logique économique qui
la régit. Ce qui fonde la valeur économique, ce n’est pas
l’échange, c’est le travail abstrait (comme nous le verrons plus
loin). C’est la quantité de travail abstrait liée à une
marchandise qui lui donne un prix et c’est la comparaison entre les
prix des marchandises qui les rend comparables sur le plan de la
valeur.
Nous
allons, dans un premier temps nous concentrer sur la valeur
économique avant d'en déterminer les liens avec la valeur d'usage.
Nous allons parler de la valeur économique de l'eau ou de la voiture
non de leur utilité, de leur effet social. Cette approche ne
constitue qu'un temps de notre analyse puisque, in
fine,
l'économie se doit de comprendre la production en termes de besoins
individuels ou sociaux.
Nous
définirons la valeur économique comme la valorisation sociale de la
marchandise alors que la valeur d'usage est la valeur des qualités
intrinsèques de la marchandise. La valeur économique se fonde in
fine sur
une valeur d'usage – fût-elle une question d'image de prestige
social – alors que la valeur d'usage n'a nul besoin de la valeur
économique pour exister. Pour attribuer un prix à une chose, il
faut bien qu'elle ait une utilité quelconque alors que, pour qu'une
chose soit utile, il n'est point besoin qu'elle ait un prix. Que l'on
songe à la gratuité de l'air, de l'amitié ou du temps partagé.
Les ressources naturelles non exploitées ont assurément beaucoup de
valeur d'usage pour les animaux qui vivent en symbiose dans leurs
biotopes mais
n'ont pas de valeur économique tant que l'humain ne les exploite pas
comme marchandises à prix. À ce moment-là, l'exploitation des
ressources naturelles sert de terrain de bataille entre la valeur
d'usage menacée et la valeur économique menaçante. À l'extrême,
le pillage intégral des valeurs d'usage, des ressources naturelles
par la valeur économique, signe le triomphe de l'économie marchande
et la disparition de toute autre forme d'économie. La confusion
entre la valeur économique et la valeur tout court, et la valeur
d'usage est une opération métaphysique. Cette confusion affirme le
caractère exclusif de la production de valeur par l'économique.
Elle heurte pourtant le sens commun quand on assiste à la
destruction des ressources communes pour « créer de la
valeur », quand on voit les travailleurs maltraités pour
« créer de la valeur », quand on voit les consommateurs
perdre leur vie à la gagner pour « créer de la valeur ».
Qu'est-ce qui explique qu'un métier profondément nuisible,
profondément inutile comme celui de publicitaire ou de public
relation soit
synonyme de rémunération, de reconnaissance économique extrêmes,
qu'est-ce qui explique que les vedettes commerciales soient mieux
payées que les artistes plus exigeants, plus travailleurs (et
éventuellement plus talentueux) ? Ce qui explique ces décalages
entre la rémunération, entre la reconnaissance de valeur économique
et l'utilité sociale des activités professionnelles, c'est le lien
entre valeur économique et
rapport de force social
alors
que l'utilité sociale est pour ainsi dire intrinsèque.
La
distinction entre la valeur d'usage et la valeur économique ne se
fait pas au niveau de l'abstraction ou du caractère social de la
valeur (le parement des vêtements de luxe est une valeur d'usage)
mais au niveau du caractère de marchandises
interchangeables que
confère la valeur économique quand la valeur d'usage ne concerne
que la valeur intrinsèque, la valeur pour l'usager
du
bien ou du service. La valeur d'usage d'un bonnet à la mode, c'est
d'attirer les regards, d'être admirable en termes esthétiques ou
d'affirmer une conformité sociale à une classe dirigeante pour la
fashionista alors que le prix atteste la valeur économique relative
dudit bonnet.
La valeur d'usage, ce peut être le regard de l'autre, la
valorisation sociale, l'assurance en société ou l'esthétique. Elle
peut être très abstraite, très sociale. La différence entre les
valeurs d'usage et les valeurs économiques ne se situe pas au niveau
des besoins primaires ou secondaires – tous de l'ordre de l'usage –
mais au niveau du caractère d'interchangeabilité que confère la
marchandise au bien ou au service, à ce qu'il faut nommer une
marchandise si la valeur économique est en jeu. La valeur économique
organise les marchandises à prix en biens et en services
interchangeables alors que la valeur d'usage n'est liée qu'à
l'utilité intrinsèque – toute sociale, toute abstraite, toute
esthétique qu'elle puisse être – du bien ou du service. La mode
ou les voitures de luxe servent par exemple de parements, c'est leur
valeur d'usage alors que leurs prix attestent leur valeur économique,
leur caractère de marchandises comparables à d'autres marchandises
sur le plan de la valeur – comme elles le seraient sur le plan de
la taille, du poids, de la matière, etc.
La
notion de travail appelle elle aussi des explications puisqu'elle
s'organise de la même façon que la valeur. La valeur d'usage
correspond à objet concret, à un objet réalisé dans un travail
concret, dans une série d'actes concrets alors que la valeur
économique correspond aux différentes rémunérations additionnées
dans le prix. Dans cette première partie, nous allons nous focaliser
sur cette valeur économique qu'attestent les prix.