De la même façon que le pouvoir pousse sur les décombres de la
puissance, l'identité croît sur les décombres du faire ensemble.
Les groupes devenus foires d'empoigne atones ne comblent plus les
besoins de construction sociale des individus. Ne leur restent, en
ersatz de consolation, que les identités collectives en kit. Cela ne
coûte rien de s'affirmer catholique, français, musulman, israélien,
trotskyste ou libéral. Ces appartenances sont théoriques et ne
correspondent à rien de concret. Que partagent les cheikhs immoraux,
richissimes et les paysans des Aurès ? Que partagent les
misérables qui se considèrent comme des pécheurs et les vedettes
médiatiques incarnant un ordre moral chrétien fantasmé ? Quoi
de commun entre les sans-abris chrétiens, les pèlerins philippins
débordant de piété et le cynisme d'une famille royale (catholique)
espagnole ? Que partagent les refuzniks israéliens et les
journalistes dociles prompts à euphémiser les horreurs commises au
nom de la « sécurité » ? En France, que
partageaient Pétain sacrifiant son pays à sa personne, à son
idéologie et Jaurès passionné de la paix et du bien-être de ses
compatriotes au péril de sa vie ?
Les identités en kit ne signifient rien
parce
qu'elles ne correspondent pas à un environnement susceptibles
d'individuer le sujet. La France (ou n’importe quel
autre
pays) construit une identité en creux : les Français partagent
effectivement
une
même protection sociale et un même territoire, de mêmes lois et de
mêmes institutions. C'est tout. Être Français (ou Belge, ou
Iranien, ou États-unien) ne signifie rien d'autre.
Les Français ne partagent rien au quotidien. De la même façon, les
musulmans, les chrétiens ou les juifs ne partagent rien dans
leur incarnation, en tant que vecteur, que termes ou que possibles de
leur puissance. Je
ne veux pas dire que la République, Marx, l'Islam, les Évangiles ou
la Bible n'offrent pas l'occasion d'un engagement sincère, d'une
aventure morale, mystique, métaphysique ou politique sincère – je
dis que, en tant qu'environnement concret à un travail concret, à
l'incarnation concrète d'une existence, d'une volonté ou d'une
puissance, ce sont des concepts inopérants. Ils fonctionnent comme
identités de substitutions en dépit de – et précisément du fait
de – leur cohérence métaphysique.
C'est
pourtant sur le plan du déterminisme individuel de masse que ces
concepts nationaux, religieux, politiques ou ethniques sont censés
fonctionner. De la même façon que la marchandise désincarne les
propriétés du bien ou du service ou profit de la valeur économique,
les concepts sociaux permettent de revendiquer une
appartenance à
défaut de construire un monde partagé, par
des gens de mêmes catégories ou par des « étrangers »,
peu importe.
Les
catégories remplacent la construction dynamique du sujet social,
elles s'y substituent comme la valeur économique se substitue aux
propriété du bien ou du service. Elles dressent entre les pairs,
entre les prochains des barrières qui, à l'occasion d'une crise
économique quelconque, sont le terreau de la violence millénariste.
Les Yougoslaves, les Palestiniens, les Centrafricains, les Afghans
et, il n'y a guère, les Européens eux-mêmes, attestent la chose de
leurs monuments fleuris. Les catégories substantialistes,
essentialistes détruisent les opposants politiques, les minorités
religieuses, les minorités ethniques quand la violence économique
doit se trouver des exutoires – et cette destruction, elle, n'a
rien de théorique.
Au
vu du désert de nos désirs, au vu de la profondeur de la crise
économique liée à l'ampleur de l'accumulation, au vu de notre
désespoir, de notre inaction forcée, du joug de
notre
soumission, nous craignons que l'enjeu de l'identité, de la
désincarnation de
l'être ne nous submerge sous la forme de la barbarie. Si cet écrit
peut avoir un sens, c'est celui du combat, de l'humble
combat
idéologique et
métaphysique contre les nuages noirs qui s'accumulent, une fois de
plus, sur les décombres de la liberté. Soyons clairs : c'est
parce que la liberté a déjà été abdiquée que
l'orage menace.
Nous veillerons à aimer la vie à travers tout, à servir la soif de
puissance et de rencontre, nous veillerons à ne pas haïr l'opprimé,
nous veillerons à nous défier du pouvoir, de la soumission, de
l'abdication de notre liberté. Tel est le sens du combat que nous
menons dans notre solitude, entre deux malaises, entre deux discours
de haine contre ceux qui ont des malaises. Nous appelons à ouvrir la
porte aux poètes, aux gens motivés par leur travail concret, aux
courageux, aux dévoués, aux sincères, aux fragiles, aux malades
et, dans le secret de la rencontre, à rencontrer le frère et la
sœur, à le devenir, à l'être.
Pour ce faire, il nous faut reconsidérer notre rapport à la
matière, à l'environnement, il nous faut assumer notre puissance
sur le monde et mépriser le pouvoir, la violence sociale de l'argent
et du capital.