Au terme de notre parcours, nous en venons à penser la construction
des cadres de pensée humains. C'est parce que nous nous sommes senti
comme perdu dans un champ de ruines que nous avons voulu penser les
rapports à l'acte qui nous avaient exilé de l'être. Nous ne sommes
en rien une exception – notre exil est on ne peut plus commun. Nous
sommes exilés de notre être, de notre libre-arbitre, de notre
volonté. Nous ne décidons pas comment nous vivons, ce que nous
vivons : l'aiguillon de la nécessité façonne tous nos actes.
Nous ne décidons pas ce qui est produit, pourquoi et comment, nous
ne décidons pas à qui va le fruit du travail réel, à quoi il va
être consacré – et, en perdant cette faculté fondamentale de
poser un acte, nous sommes envoyés en exil de notre existence –
nous ne décidons pas de la valeur économique et du mode de création
de la valeur économique.
Alors on s'occupe
de nous. On nous
explique que l'économie fonctionne d'une façon naturelle,
qu'il est donc naturel que nous soyons comme des mineurs, spectateurs
passifs et impuissants de nos vies (impuissants à tel point qu'on se
surprend à se rêver en êtres de pouvoir). Nous attendons que la
vie passe. Quand nous étudions, nous nous disons que ce n'est qu'une
phase avant la vraie vie,
quand nous travaillons enfin, nous patientons dans un job
qui
ne correspond ni à nos aspirations, ni à nos qualifications –
nous patientons en obéissant au N+1, au contremaître, au chef, aux
actionnaires – parfois nous chômons, ce qui nous offre
l'opportunité de goûter à un temps qui est nôtre, mais nous
attendons alors que la vraie vie
ne recommence sous la tutelle d'un employeur. Nous attendons toute
notre vie de pouvoir décider, de pouvoir devenir, de ne plus rendre
de comptes, nous attendons jusqu'à ce que l'âge ou la maladie nous
rattrapent et nous constatons alors, sur nos organismes affaiblis,
que la soif, que le besoin de liberté ont
été
à peine ébréchés
par
l'interminable
claustration.
La source coule toujours et c'est à cette source que le malaise du
siècle (et du précédent et de celui avant), que le mal d'être
soi, que le mal de ne pas être soi peut trouver son antidote.