Les ouvriers qui doivent vendre leur force de travail se sont
rapidement organisés en corporations professionnelles. Il s'agissait
de défendre leurs intérêts de travailleurs – c'est-à-dire aussi
bien de garantir leurs salaires que de protéger le statut des
travailleurs dans leur corporation. Pour les corporations, puis pour
les syndicats, il faut que les salaires soient augmentés et, pour ce
faire, il faut certifier la qualification des nouveaux-venus pour
éviter la concurrence du nombre, des travailleurs aussi faméliques
que peu qualifiés. C'est pourquoi, les corporations ont aussi bien
fonctionné comme des confréries, garantes de chartes et de
formations, de l'accès à la profession que comme des syndicats
combatifs de revendications ouvrières, des forces de pression et
d'action pour diminuer le taux d'exploitation et la composition
organique du capital. Autant les employeurs ont pu se montrer souples
par rapport au fonctionnement en confréries des corporations, autant
les revendications syndicales relatives aux conditions de travail et
aux salaires ont heurté leurs intérêts en tant que classe
propriétaire.
Au départ, que ce soit par la qualification ou pour la valorisation
des prestations de travail, la fédération des ouvriers en
corporation, en union ou en syndicat constitue un moyen de lutte
contre l'accumulation et pour le salaire. C'est un moyen de pression
pour augmenter la part des salaires dans la valeur ajoutée. Par
ailleurs, les syndicats sont aussi des outils de définition du corps
social, des outils qui délimitent l'appartenance sociale des
interlocuteurs, des sujets en lutte (ou non). Cette position des
associations ouvrières en fait a priori un obstacle à la
circulation et l'échange des marchandises sans entrave. Les
diatribes patronales ou médiatiques récurrentes contre les
syndicats attestent cette position quelque peu datée, elles en sont
les touchants fossiles. Mais ces oppositions de façade cachent
grossièrement une évolution des syndicats – de manière générale
et avec de nombreuses exceptions à cette tendance de fond – vers
des outils commodes de participation ouvrière à la domination, à
la violence sociale du capitalisme. La cogestion syndicats-patrons
(des salaires pourtant produits par les seuls salaires des
travailleurs dans l'emploi ou hors emploi, comme nous l'avons vu) et
les intérêts des syndicats en tant qu'institutions sapent
progressivement la pugnacité des luttes des travailleurs.
Proposition
194
Théoriquement,
les syndicats se battent pour le salaire dans la répartition de
la valeur économique.
Proposition
195
En
aménageant les conditions de travail dans l'emploi, les syndicats
organisent et légitiment la violence sociale capitaliste.
|
Les syndicalistes sont des travailleurs qui développent une
expertise, des qualifications particulières. Ils approfondissent
leurs connaissances en matière de législation sociale, en matière
de droit du travail et constituent de fait un corps de travailleurs
intellectuels. Ils organisent les réunions, animent les délégués
et occupent les postes administratifs dans les pays où se pratiquent
la cogestion. En Belgique, en France ou en Allemagne, ils participent
à la gestion de la sécurité sociale, ils sont consultés dans les
comités d'entreprises et dans les CPPT ou dans les organes de
concertation de l'entreprise équivalents. Ils ont un travail concret
absolument sans lien avec le travail concret des délégués qu'ils
encadrent ou de leurs mandants. Ce décalage fait diverger les
intérêts des uns, des permanents syndicaux et des autres, des
mandants. Les permanents syndicaux sont employés par une structure
et, en tant que tels, ils obéissent à l’employeur. C'est leur lui
qu'ils représentent dans les organes de concertation et non leurs
électeurs, les travailleurs, qui n'ont aucune prise sur eux. En tant
qu'employés de cette structure, ils doivent ménager leur
hiérarchie, ils doivent lui obéir alors que les mandants, les
travailleurs ont intérêt à être combatifs, les mandataires
doivent davantage ménager leurs supérieurs beaucoup moins
vindicatifs. C'est que, à la tête des syndicats, se retrouvent des
gens de pouvoir qui profitent de bien des avantages en nature liés à
leur fonction, des gens que tout pousse à copiner avec ceux qu'ils
fréquentent au jour le jour, les dirigeants politiques et
économiques. Les dirigeants des syndicats se rapprochent socialement
des milieux qu'ils fréquentent or, les milieux qu'ils fréquentent
dans l'exercice de leur profession, dans la cogestion, ce sont les
grands représentants patronaux et gouvernementaux.
Les délégués sont pris entre deux feux. La nécessité, en tant
que travailleurs, de représenter le point de vue et les intérêts
des travailleurs sans concession et la real politic qu'impose
l'appartenance à une structure de pouvoir.
Note 50. La démocratie syndicale
Les
structures syndicales
La
démocratie syndicale passe souvent par des structures. On ne peut
imaginer de démocratie sociale que si tous les producteurs de la
société peuvent exercer le pouvoir en connaissance de cause, en
souveraineté sereine.
-
Les syndicats devraient représenter l'ensemble des
producteurs et non les seuls salariés en contrat à durée
indéterminée. Les retraités, les invalides, les intérimaires, les
chômeurs ou les malades devraient exercer pleinement leur pouvoir de
producteurs.
-
Les mandants devraient prendre les décisions pour exercer le pouvoir
et non se borner au choix de mandataires. Ceci implique un travail
d'information important et honnête, une concertation (y compris
informelle) et un choix social des mandants.
Ces
questions de démocratie sociale sont beaucoup plus cruciales qu'il
ne peut y paraître en première analyse. En Belgique, par exemple,
les syndicats représentent les producteurs dans les organes de
gestion paritaires, notamment dans les organes de gestion de la
sécurité sociale. Le fait que les chômeurs ou les retraités ne
soient représentés de facto que par un syndicat dont les
représentants ne sont cooptés que par une structure
syndicale-employeur prive de facto les précaires, les
chômeurs, les employés, les ouvriers ou les retraités de toute
représentation dans une institution, la sécurité sociale, qui
prend des décisions qui les concernent au premier chef.
En
Belgique, les mandats de gestionnaires de la sécurité sociale sont
par exemple détenus par des représentants des syndicats-employeurs
interprofessionnels … non élus par celles et ceux qu'ils sont
censés représentés. Généralement, les postes de représentation
paritaire sont occupés par des syndicalistes cumulards, très
compréhensifs envers les intérêts des employeurs et peu en phase
avec les demandes de la base. Le gouvernement décide seul des
mesures et de la politique menée par la sécurité sociale au mépris
des salariés dans l'emploi ou hors emploi dont la sécurité sociale
gère pourtant les salaires socialisés.
C'est
d'autant plus inacceptable que les salaires sociaux sont réalisés
par celles et ceux qui les reçoivent: s'ils cessent de les recevoir,
ces salaires sociaux disparaissent en tant que valeur ajoutée.
Logiquement, les salaires socialisés devraient être gérés
uniquement par celles et ceux qui les perçoivent, les chômeurs pour
le chômage, les retraités pour les retraites, les parents pour les
allocations familiales ou les salariés en général pour les congés
payés. Les prestations devraient être gérées par celles et ceux
qui les réalisent (les prestataires) mais aussi les cotisations –
les montants, les éventuelles dérogations, etc. - qui alimentent
les prestations.
Par
ailleurs, les syndicats en tant que tels sont des structures qui
emploient du personnel. Les employés représentent leur employeur
dans les différents organes paritaires. Mais le représentant payé
et employé par le syndicat obéit bien sûr à celui qui lui fait
son chèque : aux instances dirigeantes du syndicat. Comme on
dit, qui paie le violon, choisit la musique. Les dirigeants du
syndicat prennent alors le pouvoir (ou occupent éventuellement
eux-mêmes les postes de représentation des travailleurs).
De
ce fait, dans les organes paritaires qui gèrent les salaires des
travailleurs sont représentés les organisations patronales, les
organisations syndicales (qui sont des employeurs) et les
représentants du gouvernement (qui est aussi un employeur). Les
travailleurs, quant à eux, n'ont pas de représentant direct qu'ils
puissent élire et révoquer en fonction de ses décisions alors
qu'il s'agit de gérer leurs salaires à eux et à personne d'autre.
C'est aussi incroyable que si les salaires individuels étaient gérés
par des tiers, comme si le salarié était un mineur économique, un
irresponsable.
La
démocratie syndicale en Belgique
Dans
un rapport récent de la confédération internationale des
syndicats28,
la Belgique est classée comme un pays démocratique au niveau
syndical.
Ce
rapport est écrit sur base des rapports des syndicats eux-mêmes.
Cela pose problème quand les syndicats sont des machines de pouvoir
pro-gouvernementales, quand la corruption et le népotisme y sabotent
le respect du droit et des intérêts des travailleurs.
Il
y a tout lieu à croire que le syndicat double (triple en comptant le
petit syndicat libéral) CSC-FGTB joue un rôle de courroie de
transmission du pouvoir politique - incompatible avec la démocratie
sociale.
1.
Les syndicats en Belgique sont censés représenter les travailleurs
or les élections sociales sont organisées de telle sorte que seuls
les travailleurs en CDI sont représentés. Les retraités,
les invalides et la masse des précaires et des chômeurs, adhérant
et cotisant ne sont pas représentés dans les instances dirigeantes
des syndicats et, partant, ces instances ne doivent leur rendre aucun
compte.
2.
La gestion de la sécurité sociale est censée être paritaire or
l'annonce régulière de modifications de son fonctionnement -
notamment des conditions de prestation pour les chômeurs ou les
pré-pensionnés - de la part du gouvernement sans la moindre
concertation préalable prouve que les cogestionnaires (patrons et
syndicats) font de la figuration dans ces instances.
Pourtant,
nous rappelons que l'intégralité de la sécurité sociale est un
salaire et qu'elle doit en conséquence être gérée par les seuls
salariés et par leurs représentants élus. Les employeurs, les élus
politiques et les représentants de syndicats-employeurs n'ont rien à
y faire. Ces représentants doivent rendre des comptes à leurs
mandants - ce qu'ils n'ont jamais fait au niveau de leurs cotisants
en Belgique. De ce fait, les décisions concernant les salaires
socialisés sont pris au nom des salariés sans qu'ils soient
consultés, sans que leurs représentants leur rendent des comptes et
sans qu'ils aient voix au chapitre.
3.
Les rapports de bon voisinage entre partis politiques et syndicats
sont tellement cordiaux que, régulièrement, des responsables
syndicaux nationaux figurent sur les listes des partis politiques
correspondants (CDH pour la CSC ou PS pour la FGTB). Variante
intéressante, c'est parfois le ou la conjoint(e) d'un(e) responsable
syndical(e) national(e) qui occupe un poste en vue dans le parti
politique frère. Cette ambiance de syndicat à la chinoise
favorise certainement les rapports incestueux entre les syndicats et
les partis politiques mais le népotisme et le syndicalisme de
copains, le syndicalisme proche du pouvoir, bafoue les droits
des travailleurs.
4.
La liberté syndicale est fortement entravée puisque, pour créer un
nouveau syndicat qui soit un interlocuteur social, il faut un
nombre minimum de membres (50.00029).
Cette règle limite la représentation syndicale aux trois grands
syndicats, des syndicats d'État inscrits dans une logique de
concertation, très peu combatifs.
5.
D'autre part, en Belgique toujours, ce sont les syndicats qui
détiennent les mandats de la délégation et non les délégués de
sorte que la hiérarchie syndicale prend l'habitude de se débarrasser
des délégués trop remuants, ce sont les permanents qui décident
pour les délégués et, au sein des permanents, ce sont les hauts
responsables régionaux ou nationaux qui décident. Les permanents
sont les employés des dirigeants et leur sont donc techniquement
subalternes et inféodés.
En
conséquence, en Belgique, les droits sociaux sont régulièrement
sabotés par le gouvernement et par les employeurs avec la complicité
active des organisations syndicales. Ceci qualifie la Belgique pour
un pays de catégorie 3 ou 4 dans le rapport susmentionné.
Les intérêts spécifiques du syndicat comme organisations
économiques sont de maximiser le nombre d'adhérents (pour toucher
davantage de cotisations et pour augmenter la participation aux
instances dirigeantes, pour accumuler les jetons de présence), de
facturer les prestations de service et la location de bâtiment aussi
cher que possible à ces structures bien financées et de minimiser
le nombre de jours de grève. Ces intérêts spécifiquement
financiers poussent les syndicats à être conciliants, à discuter
avec la direction en cas de conflit, à exclure les délégués trop
intègres et, finalement, à lutter contre la volonté, l'engagement,
la rage ou le besoin de justice des mandants.
Les permanents sont les employés des dirigeants syndicaux. Les
dirigeants syndicaux ne représentent les travailleurs que de loin
puisqu'ils tiennent eux-mêmes une place de dirigeants, de patrons.
C'est ainsi que l'employeur qu'est le dirigeant syndical représente
les employés dans les instances paritaires, il parle en son nom dans
les comités de consultation, les organes légaux de représentation
des travailleurs. Le hiatus se fait béance à entendre les
invectives en privé des délégués qui se battent au jour le
jour pour améliorer les conditions de travail de leurs collègues.
Le syndicat ne peut fonctionner comme force de renversement social
que s'il renverse la pyramide hiérarchique et donne tout pouvoir aux
mandants, aux travailleurs avec ou sans emploi.
Parce que, en l'état, dans de nombreux pays où les syndicats sont
organisés en machines à négocier et à éviter les grèves, ils
refroidissent le courage, l'idéalisme et l'engagement de nombreux
syndicalistes, de nombreux travailleurs sincères. Prolifère alors
un syndicalisme de complaisance, de servilité à l'égard des
patrons, aussi nuisible qu'inutile du point de vue des luttes
ouvrières. Les dirigeants syndicaux et leurs employés s'arrangent
alors avec les patrons, font des compromis et, ce faisant, en
mobilisant leurs adhérents par des discours vengeurs, rendent
acceptable la soumission, ils l'esthétisent et la cautionnent.
Les syndicats deviennent alors un rouage de la machine capital, ils
justifient la violence sociale, la propriété lucrative, ils en
viennent à se battre … pour l'emploi. Ces syndicats se font
complices de la guerre au salaire et de ses conséquences
cataclysmiques du point de vue de ceux qu’ils sont censés
défendre.