À en croire les théoriciens thuriféraires de ce type
d'organisation de la violence sociale, le capitalisme a l'ambition de
distribuer la propriété des ressources et, ce faisant, d'organiser
la production, la propriété des ressources humaines, au mieux des
intérêts des propriétaires lucratifs. Il prétend, par la magie de
la main invisible du marché rendre tout le monde heureux. Cette
ambition – pour louable, humaniste, pour animée de bonnes
intentions qu'elle soit – se heurte aux faits. La misère asservit
des populations entières (et permet d'ailleurs à l'aiguillon de la
nécessité, à la peur de la misère et du déclassement, de faire
son œuvre de garde-chiourme), les ressources humaines sont mises à
sac – y compris, nous l'avons vu, les connaissances, le
savoir-faire et les capacités productives humaines – menaçant la
prospérité présente et à venir de notre espèce.
La théorie du marché comme main invisible16
n'est pas pour autant nécessairement invalidée par cet état des
choses. Ce qui pille la planète, c'est la pression du gain (ou du
créancier, ou de l'actionnaire) ; ce qui contraint les
travailleurs à participer au pillage de leurs ressources, c'est la
combinaison de l'aiguillon de la nécessité et de la concurrence. Le
principe qui pille la planète, ce n'est pas le marché en soi
mais
le marché tel qu'il est structuré par
le capitalisme.
La main invisible du marché est censée réguler le système
économique, elle postule le fait que les talents et la force de
chacun sont répartis au mieux. Les nombreux chômeurs, les nombreux
travailleurs déqualifiés, les nombreux travailleurs mis au placard
infligent à leur corps défendant un démenti cinglant à cette
belle fable : les intérêts individuels des propriétaires
lucratifs s'opposent aux intérêts individuels des travailleurs dans
toutes ces situations et, comme du point de vue productif, il faut
maximiser la qualification des producteurs et l'utilisation de cette
qualification, les intérêts individuels des propriétaires
lucratifs s'opposent aux intérêts collectifs productifs de manière
irréconciliable.
Par
ailleurs, les intérêts individuels des agents capitalistes
s'opposent à leurs intérêts en tant que groupe social, en tant
qu'agents intriqués dans des
rapports
de
production. Les patrons ont tous individuellement
intérêt
à baisser la part de capital vivant, la part des salaires dans la
production. Mais, en tant que classe (et
même s'ils le comprennent rarement et sapent leurs intérêts de
classe par égoïsme, par ce fameux égoïsme censé réguler la
société au mieux des intérêts communs), ils ont intérêt à
soutenir la demande pour pouvoir vendre davantage et, donc, à
soutenir les salaires seuls créateurs de richesse économique. Pour
prendre une image, nous avons vu que la rente parasitait l'organisme
économique. L'intérêt individuel du parasite est de sucer
l'organisme parasité le plus possible mais l'intérêt collectif des
parasites est de sucer un minimum de sang pour que l'organisme
parasité demeure une source d'énergie pendant longtemps.
D'ailleurs,
outre l'éruption du sujet-prolétaire désirant et luttant,
l'histoire des conquis sociaux est aussi pour partie
liée
à une tension entre les deux tendances chez les
propriétaires-parasites : certains voient leur intérêt
individuel et souhaitent comprimer les salaires et augmenter le taux
d'exploitation à l'infini et d'autres voient leur intérêt de
classe à maintenir l'organisme parasité en vie en augmentant les
salaires et en améliorant les conditions de travail. Les régressions
sociales, l'augmentation du taux d'exploitation auxquelles on
assiste, effarés, depuis la fin des années 70 sont certainement
liées à la baisse de pugnacité et de désir des travailleurs mais
aussi, de manière plus étrange, à un affaiblissement de la
bourgeoisie en tant que classe pour soi,
en tant que conscience de classe et de ses intérêts. Cet
affaiblissement s'accompagne du triomphe de la bourgeoisie
individualiste par conviction17.
Le
parasite a oublié ses intérêts de parasite et s'est focalisé sur
ses seuls intérêts individuels – au détriment de l'organisme
économique et des travailleurs, nous l'avons assez compris dans
notre chair.
Au
niveau quantitatif, en prenant les résultats du système dans leur
totalité, les inégalités s'accroissent au niveau planétaire, les
famines persistent et s'étendent, la pauvreté réapparaît de
manière massive dans le premier monde. L'efficacité du système de
production a atteint un pic, elle diminue à mesure que le
capitalisme devient de plus en plus conforme à l'idéologie de Smith
d'un individu sans les scories
de
la qualité individuelle ou collective. La mise en concurrence des
producteurs diminue la marge de manœuvre du mode de production et de
sa gestion et la valeur ajoutée créée par le travail vivant, elle
appauvrit les producteurs sans enrichir les propriétaires lucratifs
puisque la qualité de ce qui est disponible via l'argent est
dévaluée par ce processus. La valeur d'échange obère la valeur
d'usage. Les bidules et les gadgets
qu'on
achète à vil prix parce que la concurrence entre les producteurs
règne sans partage, se dégradent rapidement et sont tout de suite
sans valeur, sans intérêt fonctionnel, sans intérêt esthétique.
Les biens et les services ne font plus rêver, ils n'apprennent plus
rien, ils n'ouvrent pas à la créativité ou à l'activité, ils
sont à l'image des jouets tristes des enfants : criards, en
matière plastique, sans perspective de jeu et encombrants. L'usage
ou la possession d'argent amène moins de bénéfices secondaires, il
résout des problèmes qui ne se posent pas et ne résout pas des
problèmes qui se posent. Par ailleurs, la distinction sociale que
permet le standing lié à la richesse numéraire inscrit le social
dans
une relation – l'abondance de la valeur abstraite en obère le
caractère prestigieux. Pour conserver le prestige de la possession
de l'argent, il y a une course aux dépenses somptuaires qui, à
force d'être excessive, en saturent le sens et, ce faisant, ne
peuvent accomplir leur objectif en tant que médium de distinction
sociale. À force de richesse, la richesse ne signifie plus le
privilège, la caste de celui qui le détient mais l'arbitraire de
l'argent, son insondable injustice. Le riche peut se targuer de son
mérite s'il est dix fois plus riche que le pauvre mais il ne peut
faire valoir que le sort, le hasard pour expliquer qu'il est dix
mille fois plus riche que le pauvre. Les inégalités, à force de se
creuser, en tuent leurs
fondements
éthiques.
Soixante-sept personnes auraient autant de mérite que la moitié de
l'humanité prise dans son
ensemble ?
Si l'on prend l'argent comme un message, comme un médium de flux
énergétiques, les inégalités peuvent s'expliquer par un apport
d'énergie non capitaliste locale (le mérite des riches peut être
crédible … dans une certaine limite) mais, à partir du moment où
les inégalités deviennent abyssales, elles sapent les fondements
éthiques de leur existence : l'accumulation se lie alors à
l'avarice, à l'arrivisme, au cynisme, à la sociopathie, à
l'exploitation d'humain sans limite. Être riche n'est plus alors un
signe de l'appartenance à une classe qui se revendique une dignité
mais la richesse devient un signe de comportements ennemis du genre
humain ; ce qui était un signe de distinction devient une
marque d'opprobre du genre humain. L'élite était légitime (au sens
premier de la loi), elle devient odieuse. Les médias bourgeois
entreprennent de dorer le blason de cette élite et de ternir l'image
des dominés marque la nécessité de contre-balancer la disparition
de la dignité de l'argent par des machines de manipulation de masse
grossières.
Proposition
164
L'éthique
capitaliste disparaît comme éthique, victime de son succès.
Proposition
165
La
richesse ne met plus à l'abri du besoin.
Proposition
166
L'avidité
de la propriété lucrative individuelle s'oppose aux intérêts
collectifs.
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La
richesse échoue aussi à tenir ses promesses matérielle à qui la
détient. Le plus pauvre et le plus riche partagent la même
nécessité, ils doivent tous les deux
se
conformer à la logique de la productivité, de la quantification et
de l'accumulation. Ils partagent une même insatisfaction, un même
impérieux besoin d'acquérir davantage – même si les conditions
de vie et les rapports de production diffèrent du tout au tout.
L'argent ne permet plus de se mettre à l'abri du besoin, de la
nécessité. La réussite du marché du capitalisme compromet le
sentiment de prospérité, de satisfaction sociale jusque
chez les plus nantis.
C'est
dire que l'idéologie de la main invisible du marché se heurte à la
réalité : les gens n'ont nul intérêt à piller les
ressources naturelles, à épuiser la source de leur prospérité
– mais
ils le font, forcés par l'intérêt individuel et l'aiguillon de la
nécessité. Ils n'ont pas intérêt à être condamnés
à
l'exclusion sociale et l'inactivité du chômage ou à l'aliénation
de l'activité en emploi alors que, poussés par leurs intérêts
individuels, ils doivent se rendre complice de cet appauvrissement
de soi18.
Nos capacités
de vivre, de survivre, d'être prospère, d'être digne et libre,
d'incarner notre
volonté
et notre puissance
sont rongées par la logique de la violence sociale organisée par le
capital. Sauf à attribuer au capitalisme, à la main invisible, le
rôle de fin, de but suprême de l'existence, de l'histoire, de
l'humanité ou de la vie, on ne peut minimiser les échecs de cette
main invisible du marché organisé par le capital. Mais il ne
s'agirait plus là d'économie, de science mais de convictions qui
ont tout à voir avec la métaphysique, la foi, la croyance ; le
capitalisme cesse, à ce moment-là d'être une conviction pour
devenir une secte illuminée dont les préceptes et les agissements
peuvent se montrer des plus nuisibles à l'usage.