Pour forcer l'achat, on utilise des techniques de manipulations mentales. Ces techniques déterminent l'économie psychique de l'individu-masse utopique. Il serait plus exact d'appeler ces techniques des machines puisqu'elles ne permettent pas d'individuation, de créativité de l'utilisateur.
Du côté de la production, de l'organisation concrète du travail concret, la conception managériale exige que l'employé soit flexible, qu'il maximise son employabilité, qu'il se forme pendant sa carrière. Le travailleur doit être présentable, il doit investir sa vie privée dans l'univers de la production : la direction lui offre, lui impose des week-end de randonnée, des clubs de vacances, des restaurants, etc. La montée en puissance de l'individualisation du travail44 déréalise le travail concret. Le travailleur se considère comme une unité de production dont il doit maximaliser le rendement. Pour ce faire, à l'instar de tous les patrons vis-à-vis de leurs ouvriers ou des consommateurs, il néglige les conséquences professionnelles de la maximalisation des profits sur sa propre personne. Pour produire davantage en fonction d'un système sur lequel il n'a pas prise, en fonction d'impératifs de production qu'il ne maîtrise pas non plus, l'employé est responsabilisé à la tâche en étant intéressé au bénéfice. De ce fait, l'employé fait tout ce qu'il peut pour augmenter ce bénéfice : il étend son temps de travail, prend des drogues psycho-stimulantes, pratique le self control, les arts martiaux, la respiration, le yoga ou la mystique new age. L'employé en concentrant ses efforts sur l'amélioration de son rendement (en terme de travail concret producteur de valeur abstraite) ignore les externalités45 … internes. Il met sa santé en danger, fragilise son équilibre psychique46, réduit sa vie privée et la soumet aux impératifs de production. Il considère sa propre personne comme un objet à gérer.
La gestion du personnel oppose tous les producteurs entre eux. Ils doivent se livrer une concurrence sans merci pour décrocher les meilleures places. En dépit de tout ce qu'ils donnent, le jour où l'actionnaire souhaite fermer ou délocaliser, ils sont licenciés sans l'ombre d'une hésitation. L'ambiance sur les lieux de travail tient de ce fait de la guerre civile de basse intensité. L'essentiel de l'énergie – en termes de travail concret – absorbée par une carrière est consacrée à la lutte contre les collègues ou pour les places et non à la production elle-même. Cette situation en est arrivée à un point où le management devient contre-productif dans certaines situations extrêmes. En tout cas, le travail concret devient un aspect marginal, secondaire du travail concret par soumission à la violence sociale du travail abstrait.
Le sujet devient un rouage désirant (il faut vendre) de la machine. C'est une pièce de la mécanique sociale qui tourne exactement comme on lui dit de tourner. Le désir décrit par Lordon47 comme un devenir du conatus, de la force de vie singulière de l'individu est intégré comme pièce du puzzle productif, il est intégré à la machine industrielle, ce qui, pour parler comme l'économiste-philosophe, construit une passion triste, une passion ennemie de l'énergie vitale dont il provient. Cette pièce, pour tourner, désire, agit de sa propre initiative, c'est une machine intelligence, en quelque sorte – une machine transformée en son ennemi, en passion triste.
On ne peut pas savoir si le concept robotique de machine intelligente dépassera jamais le stade de l'utopie mais nous voyons que la forme humaine peut être dans une certaine mesure transformée en machine au sens où nous l'avons défini ci-dessus, en objet sans contrôle, sans possibilité de singularisation subjective. Cette transformation de l'humain en machine a un coût prohibitif en termes moraux, psychosociaux ou – même – économique au sens de la production de valeur d'usage par du travail concret.
Proposition
115
L'efficience
du management n'est absolument pas efficace. C'est une pensée
magique, un totem qui cache le tabou de la violence sociale et
managériale.
Proposition
116
Le
management plonge l'être dans la misère affective et sociale en
l'isolant et en le maintenant dans « la peur, l'envie et
l'espoir »48.
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En
tant que consommateur, le rouage de l'individu en passion triste
incarne le signifiant de la machine sémantique globale. Les habitus
chères à Bourdieu, les goûts et les habitudes sociales deviennent des
éléments de structuration, des moteurs de la transformation du capital
en marchandise, de réalisation du capital. À ce titre, ils ne peuvent en
aucun cas faire défaut faute de faire effondrer le système
d'accumulation dans son ensemble : non seulement la partie de la valeur
accumulée sur la production de valeur économique ne trouve pas
d'extérieur pour être remplacée mais c'est alors la réalisation même du
capital antérieur qui diminue en obérant la création de valeur ajoutée.
La
hiérarchie sociale formée par la violence sociale devient une condition
et une modalité de sa réalisation. L'image identitaire sociale dissout
son propre signifiant dans ses rets sémantiques, elle devient sa propre
machine à l'instar des travailleurs et des consommateurs. Le sens de ce
qui est montré par le consommateur comme image sociale est déréalisé :
c'est un sens étranger aux actes, aux aspirations, à la singularisation
du sujet. L'image-machine révèle l'idéologie d'un monde harmonieux, d'un
monde qui fonctionne, du premier monde, du monde par défaut dans
l'espace de représentation public. C'est une idéologie, une pensée
métaphysique et magique, elle n'a pas de fondement mais elle a des
effets jusqu'au cœur des individus que leur misère plonge dans un désert
affectif et matériel.
Note 34. La misère symbolique (Stiegler)
Par cette petite note, nous n'avons pas l'ambitieuse prétention de résumer une œuvre aussi foisonnante que celle de B. Stiegler, nous esquissons simplement quelques axes, quelques lignes de force de ce penseur attachant.
Ce grand lecteur de Simondon distingue trois niveaux de rétention49. La rétention primaire est celle des sens, la rétention secondaire, celle de la mémoire et la rétention tertiaire, celles des objets ou des hypomnematas, des séquences d'actes, des associations automatiques culturelles. Un livre est un hypomnemata au même titre qu'une clé USB ou une partition. Plus subtilement, les cérémonies rituelles ou les pierres tombales en sont également. L'angoisse provient d'un défaut d'être pour l'animateur d'ars industrialis, de mauvaises conditions de vie symbolique, de manque de soin et d'implication.
Lorsque [l]es consciences, tous les jours répètent le même comportement de consommation audiovisuelle, regardent les mêmes émissions de télévision à la même heure, et ce de façon parfaitement régulière, parce que tout est fait pour cela, ces « consciences » finissent par devenir de la même personne50.
Le défaut de singularité, de devenir individuant appauvrit l'être en tant que singularité. La misère symbolique est cette télé-culture, cette culture à distance de la masse qui exile l'individu de sa volonté et de sa singularité.
L'individualisation comme personnalisation, one to one, hypersegmentation des marchés, etc. est la transformation de la singularisation en particularisation par sa grammatisation numérique, dont l'efficacité quant au contrôle est infiniment plus puissante : elle produit performativement des modèles qui s'autoengendrent (par auto-organisation) et qu'elle projette dans le réseau (…) puis qui sont adoptés très « naturellement », le processus d'individuation psychique, collective et technique étant par soi un processus d'adoption51. (…) Or la particularisation du singulier est une standardisation des modes d'accès au milieu préindividuel (…) cela signifie, (...) la tendance à la liquidation de ce que Simondon nomme le transindividuel en tant que co-individuation du je et du nous52.
Il n'y a plus de je parce qu'il n'y a plus de nous. Il n'y a plus de je car les modalités de perception et de construction de la réalité sont standardisées.