La productivité du travail humain concret est soumise à condition.
L'humain ne travaille pas sans raison, sans motifs, sans espoirs,
sans aspiration. Dans la phase historique de la violence sociale de
la naissance, antérieure au capitalisme, c'est la contrainte, la
nécessité ou l'envie qui poussent les gens à travailler. Avec
l'industrialisation, seule demeure la nécessité. Elle combine la
privation de l'accès à l'usage des ressources naturelles ou des
outils de production et la généralisation des prix à l'ensemble
des biens et des services. La violence sociale du capitalisme par le
truchement de la nécessité s'est imposée en inspirant l'incivisme,
la résistance, le sabotage, la maraude contre la propriété privée
des bois, des usines, des champs ; elle s'est imposée par la
violence contre les personnes que le capitalisme spoliait sous des
dehors légalistes.
Le keynésianisme a mis du baume
sur le cœur des exploités en leur prodiguant un confort très
relatif – au prix du fordisme, de la perte de sens dans un travail
mécanisé, rationalisé jusqu'à la folie. Ce confort des ouvriers
les rendaient prisonniers d'un mode de vie qui les abrutissait.
Les relations de travail perdent
de leur intérêt, de leur force puisque chacun travaille de son
côté, pour sa propre carrière. L'individualisation extrême des
rapports de production, la dissolution du sujet social collectif
comme forme de vie et comme force de désir, de singularisation,
correspond à une crise de sens du travail, aussi bien concret
qu'abstrait : on n'a plus de raison d'aller travailler. On ne
travaille plus pour servir la patrie, pour être bon croyant ou pour
se conformer à une image sociale – même si cette dernière cause
motrice demeure. On travaille dans son propre intérêt. À en
croire les manuels de management, de gestion du stress, on travaille
pour cultiver sa propre réussite ou ses aptitude à occuper le poste
de travail. Le travail dans l'emploi devient sa propre justification
dans un raisonnement circulaire, solipsiste, dans lequel le désir
est exilé. L'idéalisme de l'individu qui est lié à ce mode de
gestion du travail rend l'activité professionnelle pathogène. Les
conflits sociaux, les conflits avec le patrons ou avec les collègues
sont psychologisés, leurs aspects politiques et l'intrication de ces
conflits avec les rapports de production sont évacués du champ de
représentation.
La conflictualité sociale est
déportée dans le champ individuel et se manifeste sous forme de
dépression, de schizophrénie, de burn-out. En terme de travail
concret, un dépressif névrosé drogué peut rester aussi productif
qu'un individu qui aurait moins de problèmes. Mais tous les
employés doivent passer par ces états extrêmes pour parvenir à
continuer à travailler puisque, sous l'effet de la concurrence, les
pratiques managériales et la gestion du personnel s'uniformisent
pour maximiser la productivité des techniques de production. Les
maladies et les comportements à risque que génère la gestion des
ressources humaines compromettent à moyen terme la productivité des
intéressés. L'impératif de productivité à court terme a tendance
à tuer la productivité à long terme. Un turn-over élevé permet,
par exemple, de comprimer les salaires (c'est-à-dire d'augmenter le
taux d'exploitation) mais, en empêchant la fidélisation de la
main-d’œuvre, il empêche aussi sa qualification aux besoins
spécifiques de l'unité de production. De même, la contrainte des
heures supplémentaires et de la pression sur les cadres peut
augmenter leur productivité pendant quelques semaines mais leur est
fatale à long terme … sauf s'ils apprennent à carotter ce qui, du
point de vue de l'investisseur, n'est pas nécessairement une bonne
affaire. Mais les carotteurs et les tire-au-flanc permettent
paradoxalement au système de durer : ils tiennent à travers
les stress, les paradoxes et les pressions. À l'extrême, c'est
l'image de la production qui est mise en scène dans des grand-messes
incantatoires, à travers les bilans de compétences, les animations,
le team building, les bilans chiffrés ésotériques. Mais
derrière ce clinquant, on ne trouve qu’un carottage pompeux et
stérile.
La dégradation des conditions
de production affecte toutes les ressources. On a d'abord extrait le
pétrole abondant et facile d'accès ; aujourd'hui, on fore à
des kilomètres en eaux profondes. De la même façon, les ressources
humaines font l'objet de recherches, de développement de
psycho-machines plus ou moins rigoureuses pour tenter d'extraire les
derniers barils de travail concret humain. Les crises que traversent
toutes les ressources naturelles, le pétrole, l'eau, l'uranium, le
charbon et l'humain, inscrivent à nouveau l'humain dans la vie comme
ressource naturelle parmi d'autres, comme unus inter pares. La
modalité de la ressource naturelle humaine est le temps – de la
même façon qu'il faut du temps pour que le blé pousse, pour que la
pluie tombe, il a fallu des millions d'années pour se constituent
les réserves de charbon, de pétrole ou de gaz.
Note 42. Le subparadoxe
Comme
le capitalisme est un système paradoxal, il doit disparaître selon
le principe du paradoxe. Or nous constatons que le capitalisme
traverse les crises les plus brutales, qu'il met les pays à feu et à
sang, qu'il affame des populations, détruit les pays les plus
prospère sans pour autant disparaître en tant que système. Il ne
peut donc s'agir d'un paradoxe mais d'une figure logique plus
subtile. Nous avons vu que les propositions pouvaient s'organiser en
contraires, contradictoires et, en transposant un terme propre à la
logique modale à la logique propositionnelle, en subcontraires.
Nous avons vu que la proposition « système de violence sociale
organisée en économie capitaliste de marché » ne provoquait
pas sa disparition alors même qu'il tarissait les ressources
extérieures dont il a besoin pour perdurer. Ces contradictions
entraînent des crises cycliques de destruction de valeur mais ne
détruisent pas le capitalisme en tant que tel.
Pour
comprendre la logique du subcontraire, du subparadoxe, on peut la
comparer à ce que subissent les malades harcelés par les processus
d'activation institutionnels dans ce que l'on nomme le syndrome de la
porte tournante. Si les patients sont malades, ils sont soignés.
S'ils sont guéris, ils sont « activés » et renvoyés au
travail sous emploi. Comme leurs maladies sont liées aux modes de
management psychogènes de l'emploi, une fois qu'ils sont retournés
dans l'emploi, ils retombent malades. Dans ce contexte, la maladie
est subparadoxale : sa négation (la non-maladie, la guérison)
entraîne la négation de la négation (la maladie). Le sujet en
proie à cette logique subparadoxale est coincé dans sa
maladie, il ne peut en échapper par la négation, par les tensions
internes ; il ne peut, dans un mouvement fataliste, qu'admettre
sa maladie comme état, comme substance propre et, ce faisant,
contribue bien malgré lui à se fermer toute perspective sanitaire
ou professionnelle. Sa maladie devient un statut, une identité qui
lui colle à la peau, une malédiction, un destin.
Pour
sortir de cette impossibilité logique – le capitalisme doit se
détruire puisqu'il est paradoxal mais il ne se détruit pas) –
nous pouvons considérer un moment que la proposition « système
capitaliste » ne soit pas le contradictoire de « économie
extérieure (accaparée) » mais son subcontraire. On peut avoir
tout à la fois un système capitaliste et des modes d'organisation
de la violence sociale qui cohabitent. Mais on ne peut avoir quelque
chose qui ne soit ni capitaliste, ni étranger au capitaliste. Ces
propositions, « capitaliste » et « étranger au
capitaliste » peuvent être vraies ensembles mais ne peuvent
être toutes les deux fausses simultanément. C'est cette situation
de cohabitation de propositions ni contraires, ni contradictoires
mais subcontraires, de propositions qui ne peuvent être
simultanément fausses que nous sommes tentés de nommer un
subparadoxe4.
Le subparadoxe est une proposition dont la négation est un paradoxe.
Soit A une proposition subparadoxale,
(9.7)
La
proposition A ne peut être niée puisque sa négation entraîne la
négation de la négation et que la proposition A est subparadoxale
(la négation de A est incompatible avec la négation de son
contraire). La négation de la proposition A entraîne un paradoxe,
donc, la négation de A est impossible.
Ceci
nous permet de comprendre pourquoi, tout en épuisant des ressources
extérieures qui se renouvellent de leur côté, le capitalisme en
lui-même en apparence paradoxal ne disparaît pas. En effet, pour
disparaître, il faudrait qu'il génère non son subcontraire avec
lequel il peut cohabiter – on peut avoir simultanément une
économie capitaliste et une économie non capitaliste – mais son
contraire ou son contradictoire avec lesquels il ne peut cohabiter
sans provoquer des tensions porteuses d'évolution.
Ce
point peut paraître spécieux mais il est fondamental. Il nous
permet de comprendre pourquoi le capitalisme ne disparaît pas du
fait de ses paradoxes : ce ne sont pas des paradoxes mais des
subparadoxes. De même, la dialectique est induite par la présence
de deux éléments irréconciliables – la bourgeoisie et le
prolétariat. Les tensions nées de leurs intérêts ennemis sont
censées se résoudre dans un troisième terme (la société sans
classe) porteur à son tour de contradictions qui amèneront le stade
de développement ultérieur. Mais, en appliquant la logique du
subparadoxe, nous avons vu que les éléments sociaux en présence,
les classes sociales pouvaient être vraies en même temps – la
petite bourgeoisie est aussi bien une classe intégralement
bourgeoise qu'une classe intégralement prolétaire et elle tend à
s'universaliser dans le corps social – mais ne pouvaient être faux
en même temps : on ne peut pas être ni bourgeois, ni
prolétaires dans un système économique capitaliste. De ce fait, la
négativité des contradictions nécessaires à la dynamique
dialectique est absente. Ceci explique pourquoi, en dépit d'intérêts
sociaux irréconciliables, en dépit de tensions sociales majeures,
le capitalisme demeure comme mode d'organisation de la violence
sociale. Pour que le capitalisme soit dépassé, il faudrait que les
sujets sociaux qui le composent fussent incompatibles et non
subcontraires.
Ceci
explique pourquoi, en dépit des dysfonctionnements innombrables, en
dépit de la faible représentativité sociale, en dépit de la
faible crédibilité, en dépit d'une amoralité criminelle et d'une
injustice patente, le capitalisme ne disparaît pas : il
faudrait que les forces sociales en présence fussent incompatibles,
que l'argent, que la rémunération ne donnât point accès à des
avantages secondaires qui poussent les victimes à être complices
actifs de leur oppression.
Logiquement,
ceci signifie que la dynamique de dépassement du capitalisme ne peut
venir du capitalisme lui-même mais qu'elle doit venir d'ailleurs. Ce
sont des conquérants extérieurs qui ont envahi un Empire Romain
devenu tigre de papier, pour ainsi dire sans coup férir, parce que
cet Empire était tout à la fois incapable de se transformer,
d'évoluer ou de disparaître ; à l'instar du capitalisme
moderne, il était traversé de réalités subcontraires et manquait
de contradictions, de paradoxes pour pouvoir ou évoluer ou
disparaître. Les forces logiques avaient néanmoins fini par avoir
raison de la cohérence de l'Empire, de sa puissance.
Note 43. Les changements 1, les
changements 2 et les sub-paradoxes
Watzlawick
définit les changements 1et 25 :
« a)
le changement 2 modifie ce qui apparaît du changement 1 comme étant
une solution, parce que, vue dans la perspective du changement 2,
cette « solution » se révèle la clé de voûte du
problème qu'on tente de résoudre.
b)
alors que le changement 1 semble toujours reposer sur le bon sens
(par exemple sur une recette du genre 'plus de la même chose') le
changement 2 paraît bizarre, inattendu, contraire au bon sens (…)
c)
ces techniques s'occupent des effets non des causes supposées, par
conséquent, la question capitale est quoi, et non pourquoi
d)
[le
changement 2] place la situation dans un nouveau
cadre. »
Les
changements 1 font perdurer un système. Ils sont des tentatives
d'adaptation fonctionnelle à une inadaptation systémique. Les
changements 2 recadrent et modifient le système au lieu de s'en
adapter les éléments.
La
négativité – que ce soit sous forme de contradictions ou de
paradoxes – permet les changements 2 dans la mesure où elle
atteste la nature dysfonctionnelle du système mais elle peut
s'évacuer en changement 1 sous la pression d'une inertie, de
subparadoxes, de blocages. La négativité dynamique et la notion de
changement 2 partagent une commune ouverture vers une perspective de
changement de cadre.