Dans le cadre de notre réflexion sur la consommation comme vecteur
de la valeur d'usage, nous avons découvert la notion de plus-value
de consommation, d'intérêt objectif, matériel, de classe à
consommer dans certaines circonstances. Cet intérêt dessine une
classe qui est à la fois bourgeoise
et prolétaire
en termes de rapports de production. Elle est complètement
bourgeoise parce que, via la plus-value de consommation, elle touche
ce qui s'apparente à une rente, elle est attachée à des privilèges
liés à un système et, en tant que prolétaire, elle est forcée de
vendre sa force de travail et, non l'avons vu, de se considérer
comme son propre outil de travail, de s'utiliser comme faire-valoir
sur le marché de l'emploi dans le cadre d'une stratégie sociale,
dans le cadre d'une stratégie professionnelle.
Le
petit-bourgeois ou le prolétaire doivent aussi se placer comme
producteurs sur
le marché de l'emploi. En tant que tels, ils doivent obéir à des
ordres, se soumettre à des normes sociales pour pouvoir acquérir un
pouvoir d'achat
via
un emploi.
À mesure que s'étendent les sphères vénales de l'activité, des
affects et des aspirations humaines, la soumission du travailleur et
la réduction de l'implication de la volonté personnelle dans
l'activité de travail concret anéantissent la possibilité de vivre
quoi que ce soit de singularisant dans le cadre d'un travail concret
lié à la production de valeur économique. L'extension de cette
sphère vénale sans singularité, sans événement, touche les
domaines les plus improbables. Prenons par exemple un homme obligeant
qui voudrait faire plaisir à quelqu'un, lui confectionner un objet
utile ou agréable. L'humain moderne doté de pouvoir d'achat sera
suffisamment privé de temps, il sera suffisamment privé de
capacités à construire des choses, qu'il aura recours à l'achat
pour ce faire. Comme le cadeau est devenu un acte économique et
que
l'économie a été
soumise
à la prolétarisation, le cadeau devient un acte rituel, commun,
sans possibilité d'investissement affectif propre – ou plutôt
dont
l'investissement
affectif propre se cantonne au fait-même d'offrir un cadeau sans que
la nature de l'acte lié au cadeau ait quelque existence. À la
limite, le seul cadeau marchand qui puisse singulariser des êtres
qui aspirent à
l'événement-cadeau serait celui d'un présent biscornu dégotté au
terme d'une longue quête dans les brocantes les plus baroques –
mais ce cadeau-là risque d'être incompris, d'être hors de l'espace
de représentation, d'être ob-scène
pour
celui qui est habitué à un cadeau sans événement, un cadeau sans
acte de singularisation.
Proposition
71
La
petite-bourgeoisie, la classe moyenne est à la fois pleinement
bourgeoise et pleinement prolétaire.
Proposition
72
La
petit-bourgeoisie tend, que ses agents le veuillent ou non, à
devenir la classe universelle.
|
De
même, voyager peut se faire à pied. L'énergie du voyage
correspond
alors exactement à l'énergie mise dans le déplacement par le
marcheur. Le voyage est alors risqué et long. Le voyageur peut
rencontrer des animaux sauvages, des brigands, des tempêtes, etc. Le
voyageur est un être vulnérable que personne n'est obligé
d'accueillir. Pourtant, les grands voyageurs sont connus depuis
l'Antiquité. Ils ont été reçus, ils se sont mis en danger,
parfois sont morts en chemin. Mais ils ont fait ce que nous ne
pouvons plus faire : découvrir, rencontrer et, surtout, aller
et être ailleurs.
Il ne nous reste que le déplacement qui est un séjour dans des
localisations différentes d'un même lieu, d'un lieu organisé selon
les mêmes modalités culturelles, sociales ou économiques. Les
lieux sont devenus uniformes avec l'efficacité et la rapidité du
déplacement, les campagnes sont devenues des villes et les villes se
sont conformées à un même modèle. On se déplace pour rester dans
un même lieu.
De la même façon, l'acte de manger est prolétarisé. Pour manger,
il faut se procurer de la nourriture. Le mangeur chasse, pèche,
élève des animaux, cultive, laboure, cueille, ensemence ou récupère
de la nourriture. Éventuellement, le mangeur prépare sa nourriture
– s'il ne cuit pas ses légumes ou sa viande, ou s'il ne les ensile
pas selon des techniques éprouvées, ils se gâteront. S'il ne
soigne pas ses bêtes, elles dépériront. La nourriture met en scène
des rituels, des habitudes, une étiquette culturels. La façon de
manger, de passer à table, de se tenir à table diffère selon les
coutumes. Dans le cadre d'une production économique de valeur, dans
le cadre de la consommation capitaliste, le mangeur ne lie plus ces
contraintes et ces plaisirs à l'acte de manger. Il lie l'acte de
manger à l'achat, c'est-à-dire au travail de soumission de la
volonté à l'ordre de la violence sociale, à la logique d'un
système pendant une durée de temps déterminée (et cela peut être
l'occasion d'une plus-value de consommation ou non). Celui qui mange
doit aussi mâcher ses aliments jusqu'à satiété. L'intégration de
la nourriture dans le champ de la valeur économique a congédié ces
aspects-là des choses : l'agent social mange des aliments dont
il ignore tout, dont il ignore le mode de production, le cadre ou les
techniques de production. Ce qu’il mange lui est absolument
étranger.
Pourtant, entre faire ses courses un samedi, dans des supermarchés
bondés et consacrer vingt minutes par jour à un potager ou à un
poulailler, il n'est pas toujours sûr que le consommateur gagne
du
temps. Plus fondamentalement, c'est le rapport symbolique, spirituel
à la nourriture qui disparaît quand elle s'intègre dans le
capitalisme. L'aspect social, rituel ou métaphysique de l'acte à
l'origine de l'aliment disparaît dans les miasmes du quantitatif.
L'animal chassé n'est pas tué n'importe comment ni par
n'importe
qui. Cela dépend des cultures, bien sûr, mais il y a toujours un
rôle qui a du sens parce que la survie du groupe et comme groupe et
comme forme de vie spécifique dépend de son rapport à la
nourriture et aux ressources naturelles nourricières. Il s'agit
donc, d'une manière ou d'une autre, d'établir, de maintenir un sens
symbolique à la symbiose entre le groupe humain et son milieu
nourricier. Lors des moissons, le groupe attire les grâces des
divinités capricieuses par un sacrifice ou par une prière ;
les druides, les sorciers bienveillants implorent la clémence des
puissances tutélaires. Tous ces aspects symboliques, sociaux,
magiques, analogiques,
de
la nourriture sont réduits par l'économie capitaliste à leurs
seuls
signifiants
individuels.
La nourriture devient alors une langue qui ne renvoie plus à rien,
qui ne parle d'aucune réalité. Dans le cadre de rapports
symboliques à la nourriture construits par l’utopie agissante des
rapports de production, manger devient
un
signe sans signifié, un vagissement sans sens, un borborygme.
La
nourriture devient un signifiant du seul signifié de la
marchandise : l'appartenance et la conformité de l'individu à
un modèle social, à une classe donnée dans la hiérarchie sociale.
La nourriture qui évoluait entre dieux et esprits se retrouve dans
l'habitus chère à Bourdieu25,
dans le signifiant de l'ordre social : on mangeait dans un acte
de communion au groupe et à ses esprits, on mange dans l'affirmation
solitaire d'un standing.
On peut dire, en un sens, que si la nourriture capitaliste peut
retrouver la qualité de la nourriture préindustrielle, elle ne peut
en tout cas pas en retrouver la saveur.
L'accumulation,
cette fameuse fonction ε,
déréalise les zones les plus concrètes et les plus mystiques de
l'existence. Le sujet après être devenu étranger à l'acte et à
la singularisation de la volonté devient étranger à son monde
même. Mais l'accumulation réclame toujours plus de sacrifices. Les
enfants, les vieillards sont sollicités comme consommateurs, les
repos quotidiens ou hebdomadaires sont peu à peu rongés26.
Le capital entre dans le sommeil. Un rêveur relâche son attention.
Il s'absente, il se détend. Dans son rêve, l'impossible, le
non-crédible, l'analogique, le magique, l'incohérent s'immiscent en
toute liberté et peuplent le vécu du sujet, aux confins de la
mémoire et de l'oubli. Le sommeil est un mode d'être qui dépasse
les contingences. L'économique a encadré les horaires de sommeil,
il a médicalisé le rêve et les rêveries – ou les a confinés
dans des parcs d'attraction – pour pouvoir maximiser les rendements
diurnes des rêveurs. L'attention des travailleurs est continue quand
ils veillent et leur productivité ne tolère aucun trouble du
sommeil. Quand les travailleurs dorment, s'ils cherchent le sommeil,
ce sont les somnifères, les anxiolytiques qu'ils prendront. Si les
mode de vie ou l'état d'esprit des travailleurs envahissent la
quiétude de leurs nuits, des médicaments gomment ces affects trop
dangereux pour leur productivité, ces affects susceptibles de
compromettre leur efficience au travail, leur carrière.
La
mort même est maîtrisée par les processus de production. Il s'agit
aussi bien de la mort physique que de la mort symbolique. N'importe
quel sujet célèbre qui meurt demeure la proie de la propriété
lucrative post-mortem.
Les commémoration suivent les éditions souvenirs qui succèdent aux
livres-témoignages avant de céder la place aux émissions souvenirs
et à leurs produits dérivés, et à leur marketing tapageur. Mais
la mort physique de l'anonyme elle-même est récupérée comme
machine à sous, comme carburant du système économique en
alimentant l'industrie florale, en nourrissant les croque-mort.
Mourir est la fin ultime et inéluctable de l'existence humaine –
c'est un aspect fondamental de l'existence qui était l'objet de
rite, de cérémonies de groupe ou de cultes particuliers. Certains
meurent en se retirant auparavant du monde des vivants. Ils cherchent
alors une solitude pour partir, ils devancent la mort physique pour
que le groupe accepte cette mort. D'autres s'entourent de proches,
ils tentent de voler un dernier regard, un dernier sourire à la vie,
en tentant alors de graver un dernier souvenir, de laisser quelque
chose en partant. Ils terminent leur assiette. Dans la logique du
capital, la mort devient affaire de gestion institutionnelle
et
de spécialistes. Le mort n'a pas l'occasion de vivre sa mort d'une
manière qui conviennent à son choix (ou aux coutumes des siens).
Les institutions de la mort, les professionnels de la santé jouent
un rôle d'intermédiaires, d'experts face à la mort, ils jouent le
rôle d'analgésique.
De
ces diverses dépossessions de la faculté d'influer sur son
existence propre ou prochaine – dépossessions que nous nommons la
prolétarisation
– découle un sentiment d'impuissance et de fatalisme, c'est le
spleen,
c'est l'ennui. Les consommateurs, les travailleurs dépossédés du
rapport à la nature qu'implique le travail concret perdent prise sur
ce qu'ils sont ou ce qu'ils deviennent. Ils ne peuvent plus voir
comment l'autre, le prochain, le lointain, peut participer à la
construction d'une conscience commune et d'une réalité partagée.
Cette conscience commune ne peut se construire qu'à condition que
les sujets se mettent en cause. Socrate ne peut faire accoucher la
vérité si son disciple n'interagit pas avec lui. L'isolement
ontique des agents sociaux empêche toute recherche de sens ou d'être
commun. Les consommateurs petits-bourgeois s'entassent dans les
centres commerciaux, ils peuvent s'agglutiner dans des banlieues
apocalyptiques, ils n'en restent pas moins étrangers les uns aux
autres, ils ne partagent rien de leurs réalités matérielles ou
symboliques. Grégaires et interchangeables, seuls et anxieux, ils
stationnent sur les décombres de leur singularité.
L'impossibilité
de partage des affects, des aspirations ou des sentiments isole les
petit-bourgeois les uns des autres. L'isolement étanchéifie les
consciences entre elles, il coupe la communication entre elles et,
partant, la rencontre. Le prochain devient étranger et l'étranger
inconnu. L'inconnu envahit le monde petit-bourgeois
jusque
dans les tréfonds de l'être. Il affecte l'environnement, bien sûr,
puis l'être même : l'individu devient un étranger à ses
propres yeux. Comme l'individu est sans qualité et qu'il est son
unique référent, les individus devenus des monades solipsistes
s'écroulent, s'effondrent faute de sens
et
disparaissent sous la pression de la conformation à un ordre
asocial. Pour éviter l'évanescence du sujet, des identités en
prêt-à-porter se construisent. Le social et le relationnel sont
alors redéfinis
en
catégories sociales rigides – l'angoisse du vide s'apaise alors,
le social organise ses ersatz identitaires sur les décombres du
vivre ensemble et du vivre avec soi. Ces catégories se sont
organisées selon des axes successifs (et éventuellement
simultanés) : le sexe, le pays, la race, l'ethnie, la religion,
la classe sociale, la tribu urbaine, etc.
Proposition
73
La
déréalisation de l'économique, du travail concret, construit
des catégories d'essence dépourvue d'être ensemble, de
Gemeinwesen.
Proposition
74
Le
spectacle devient le mode d'interaction privilégié, exclusif,
dans l'économie déréalisée.
|
Un
être qui ne partage aucune réalité effective, ni matérielle, ni
symbolique, avec ses pairs ne peut pas cultiver l'être ensemble. Il
ne peut jouer avec ses pairs – en terme nietzschéens27 :
l'enfant libéré du poids de ce qui entrave sa liberté joue
– ou
– pour parler comme Simondon28 :
l'être devient ce qu'il n'est pas, il occupe un état métastable et
devient aussi bien au niveau psychique qu'au niveau social dans un
événement de singularisation – son individuation sociale est
impossible. Cette impossibilité handicape
les
possibilités d'être de l'humain et, partant, limite son champ de
dissipation et d'incarnation des possibles. Chacun reste alors dans
sa bulle, personne ne peut se détendre, partager un amour ou une
passion – y
compris dans les situations les plus intimes.
L'amour ne vit pas alors comme un jeu ensemble et comme la rencontre
du mystère de l'autre et de soi mais il se réduit à un échange de
plaisirs entre deux individus. Le sujet collectif disparaît dans sa
portion légale : la famille, la personne physique ou morale. Il
n'y a plus de Gemeinwesen,
d'être ensemble.
Dans le cadre de cette déconfiture de l'être et de l'incarnation,
l'apparence prend logiquement toute son importance. Le culte de
l'image individuelle, de l'individu transformé en mythe, en totem,
en essence absolue, culmine dans la publicité, dans les sports de
masse. L'identité prend la forme du paraître. Le soin de l'image
affecte l'image que le sujet se renvoie à lui-même, c'est dire que
le sujet se médie par rapport à lui-même dans l'économie de
l'image sociale. Cette économie de l'image sociale et les relations
que l'individu entretient avec cette image construisent, au cœur de
son psychisme, aussi bien l'imago social de son être que l'idéal du
moi. Il ne ressent plus d'univers partagé, pas même avec lui-même.
Traditionnellement, les adolescents à la puberté naissante
s'attribuent une identité en forme de marque, un kit de
prêt-à-porter pour se construire une personnalité. Grunge,
punk,
fils à papa, rappeur, jadis nouvelle vague
ou
romantique. Ce sont des identités fourre-tout ; elles mélangent
aspirations, mode de vie, engagement politique spécifiques,
conviction. Elles confondent la communication et la parole. Au delà
de leurs différences, le punk,
le
skinhead,
le communiant ou le trotskyste font leurs courses de la même façon
(mais n'achètent pas les mêmes choses), ils entretiennent les mêmes
(non) rapports avec la terre, avec leurs voisins, avec l'aliment,
avec la mort, avec l'argent. Leur quotidien est construit sur une
même misère, une même solitude affective.
La
déréalisation s'opère à trois niveaux : la vie concrète
est
appauvrie par la prolétarisation – que ce soit au niveau du
travail concret ou au niveau de la consommation, du rapport du désir
à l'environnement ; l'imago sociale est conformée, est
uniformisée par la publicité et ces deux déréalisations affectent
l'idéal du moi dans la structuration de l'inconscient, elles
construisent l'horizon des désirs des sujets individuels et
collectifs.
Proposition
75
La
déréalisation économique affecte le désir, l'imago sociale et
l'idéal du Moi.
Proposition
76
L'asociété
est ce qui advient sur les décombres de la société, des liens
et des interactions intersubjectives.
|
La
déréalisation de la vie va de pair avec une individualisation des
modes d'existence. L'employé est seul et isolé devant son bulletin
de paie, devant ses achats, devant ses difficultés. Ce n'est pas que
les gens soient plus mauvais ou plus égoïstes qu'autrefois, c'est
que le sujet collectif s'est évanoui en tant qu'environnement de
puissance, en tant que siège de volonté. Mais cet évanouissement
fait l'objet d'un processus actif, d'une lutte constante pour éviter
le resurgissement de la subjectivité, du « nous » et du
« je ». Le caractère historique,
le lien avec une situation économique transitoire donnée échappe
au sens commun. A priori,
les difficultés devraient être résolues par ceux qui y sont
confrontés : l'asociété remplace le sujet agissant,
l'ensemble des gens confrontés à un problème commun par une
myriade de monades qui tentent de résoudre ce problème chacune de
leur côté, devant leur téléviseur, pourrait-on dire.
Un
groupe humain quelconque confronté à l'éducation des enfants
évalue le rôle à leur donner dans la communauté. Pour ce faire,
il élabore des stratégies pour permettre aux enfants de remplir ce
rôle. En revanche, quand le sujet social s'est dissous
dans
les monades individuelles, les parents sont contraints de mettre leur
enfant à l'école. Ils sont contraints de manière individuelle :
les parents qui dérogeraient à la règle devraient répondre
individuellement de leurs actes. À l'école, les enfants apprennent
à confier leur utilisation du temps à des autorités employées à
cet effet. Ils ne s'en occupent pas eux-mêmes – de même, les
autorités employées
ne
déterminent pas de manière singulière la manière dont ils vont
organiser le temps des enfants. En outre, les heures scolaires,
quantitativement essentielles dans la vie de l'enfant étaient
dévolues
à l'étude de savoirs utiles à la maîtrise des techniques
industrielles quand la production économique l'exigeait. Quand on
est passé à un management par projet, par équipe autour
d'impératifs de production extérieurs, l'école est logiquement
devenue une usine à pédagogie par le projet et, depuis qu'il s'agit
de valoriser le travailleur sur le marché de l'emploi, l'école
formate les têtes blondes au savoir être.
Les enfants qui ne se conforment pas à ce programme en évolution
permanente sont réputés inadaptés. Ils sont déclassés, envoyés
en filières de relégation et leur carrière est sujette à caution
et ce dès le plus jeune âge.
La
déréalisation, la dépossession de l'acte productif et de l'acte
symbolique, a correspondu à l'avènement de cette petite-bourgeoisie
engluée dans la plus-value de consommation et dans la nécessité de
vendre sa force de travail. Cette petit-bourgeoisie a émergé avec
l'extension de l'économie capitaliste, extension consubstantielle à
la nécessité de solvabiliser la production sur des marchés
extérieur, nécessité qui correspond à la part non réalisée de
la valeur ajoutée antérieure (le ε).
Alors que dans les groupes humains dont la violence sociale
s'organisait sur d'autres principes, l'évidence du cercle
d'individus qui vivaient ensemble pouvait constituer une communauté
– et une mise en commun des moyens de production – la communauté
des classes sociales dont la violence sociale est organisée par le
capital ne recoupe plus les horizons sensibles, la puissance de la
volonté. L'appartenance à un groupe n'implique plus le partage d'un
quotidien, de traditions avec les autres membres de ce groupe. Les
nations, les classes, les appartenances ethniques, religieuses ou
politique et philosophique divisent le monde en autant de communautés
qui ne partagent
rien
au quotidien. Au mieux, elles ne partagent que leurs idées reçues,
les associations sémantiques automatiques qui structurent leurs
perceptions sociales29.
Ceci
explique pourquoi les membres d'une même communauté théorique ont
tant de mal à s'entendre : ils sont étrangers de
facto les
uns aux autres. Un Français ne partage rien avec un autre Français.
Il en va de même pour un musulman, un catholique, un chômeur, un
prolétaire, un Indonésien, une ménagère de moins de cinquante
ans, un homme de trente ans ou un handicapé. Par contre, dans le
bruit d'une grève surgit la communauté partagée, le temps d'un
piquet, le temps d'une lutte, communauté qui restera toute la vie,
par un clin-d’œil, par un tu
te souviens ?
C'est
qu'il faut un travail de destruction sociale permanent pour éviter
ce surgissement du sujet humain, individuel ou collectif.
Proposition
77
L'évitement
du surgissement de la communauté fait l'objet d'un travail de
sape constant. Cet évitement est une utopie agissante, une
idéologie sans incarnation qui influence et construit la société
et les individus.
|