Le
niveau matériel procuré par la consommation compense largement les
moins-values de consommation – en demeurant inséré dans une
société capitaliste, on en retire globalement
certains
avantages matériels. Selon Götz Aly17,
c'est cette relative aisance matérielle qui a expliqué la
complicité ou, à tout le moins, le soutien passif des populations
civiles à l'hitlérisme. Mais il n'y a pas que cela et la force
positive d'adhésion à un système ne doit pas être minimisée –
cette force qui explique pourquoi, les pauvres
votent à droite18.
Le rêve américain, c'est le fantasme que l'on peut, à force de
mérite, de luttes, de combats, de sacrifices, parvenir à la
réussite sociale. Ce rêve individuel, ce rêve de salut économique,
fait l'impasse sur le fait que la richesse sociale est toujours une
donnée relative, une donnée qui ne prend de l'importance que si
elle est rapportée à la richesse des autres agents sociaux. On
n'est jamais riche tout seul, on est toujours riche par
rapport à
d'autres. La richesse apparaît comme une espèce de stigmate de la
distinction, comme une marque de l'ascension sociale. Ce stigmate ne
peut avoir de sens que si le reste de la société conserve un train
de vie inchangé. Si tout le monde gagne deux fois plus d'argent, la
signification de la fortune individuelle n'aura pas été affectée
par l'enrichissement puisque, au sein de la société-système, les
places relatives n'auront pas évolué. L'impasse de la richesse
relative marque l'impasse du rêve américain : on ne peut
réussir socialement, on ne peut monter les étages sociaux que si
d'autres stagnent, restent là où ils sont. Le calcul du rêve
américain, ce n'est pas d'accroître le confort général, c'est de
réussir seul
dans
un monde où les autres ne réussissent pas, c'est de monter seul les
marches sociales alors que les autres demeurent dans la pauvreté. Ce
rêve peut advenir pour un individu isolé – et nous ne nierons pas
l'existence de success stories –
mais
ne peut advenir pour tous en même temps. Dans les trente glorieuses,
alors que les villas quatre façades se généralisaient avec leurs
petites barrières, leur petit jardin et la civilisation de
l'automobile péri-urbaine, ce mode de vie était obéré par la
masse des gens qui y avaient accès : les transports en commun
ne pouvaient desservir ces innombrables banlieues
et
les classes moyennes vivaient un cauchemar américain
d'embouteillages
quotidiens
puis,
suite à une guerre au salaire trentenaire,
de
crise du crédit et de saisie immobilière.
Proposition
62
Le
confort est individuel et implique une production économique
sociale, la richesse est toujours sociale.
|
Le
ressort de la réussite individuelle fonctionne comme un puissant
appel d'air alors que l'industrialisation et la massification de la
production permet un certain niveau de vie. Mais ce que nous
appellerons l'effet rhinocéros n'est pas non plus à négliger. Dans
sa pièce éponyme, Ionesco19
décrit un monde dans lequel les gens se transforment progressivement
tous en rhinocéros. Ce qui paraissait absurde, inconvenant ou décalé
devient la norme et, alors qu'elle jouait en défaveur des
rhinocéros, la pression sociale devient un moteur de leur expansion.
De la même façon, le besoin de lien social, de conformité à un
monde et d'intégration à un milieu pousse les agents sociaux à
intégrer les normes sociales dominantes, les manières de penser, de
s'habiller, de s'exprimer de tous. La pulsion de conformation sociale
joue
un rôle centripète indéniable – et indispensable – dans toute
société humaine mais, quand la violence sociale sur laquelle se
fonde une société est naturalisée, c'est cette naturalisation qui
est intériorisée
par
la pulsion de conformation sociale.