Définition
Extrait d'un article de Jérôme Janin extrait de Politique1.
Chip Berlet et Matthew Lyons définissent le « producérisme » [1] comme « une des structures les plus élémentaires du récit populiste ». Le producérisme évoque l’existence « d’une classe moyenne noble et laborieuse constamment en conflit avec des parasites malveillants, paresseux et coupables au sommet et au pied de l’ordre social. Les personnages et les détails ont changé de façon répétée, ajoutent Berlet et Lyons, mais les grandes caractéristiques de cette conception des choses sont restées les mêmes pendant près de deux cents ans »
Conséquences
Cette façon de voir les choses des classes moyennes envahit l'intégralité des médias dominants de manière hégémonique.
- 1. Le mérite est lié au seul travail dans l'emploi.
Dans cette optique, c'est la richesse créée dans l'emploi qui génère seule la richesse sociale, le travail hors emploi ne génère pas de richesse. Le salaire sanctionne un mérite, une tâche, un effort. L'argent se gagne durement, par un labeur continu et soumis.
Les parents ne produisent donc pas de valeur économique, les retraités ne produisent pas de valeur économique et les fonctionnaires - enseignants, médecins, pompiers, infirmières ou policiers - ne produisent pas de valeur économique dans cette curieuse logique. Pourtant, le fait de maîtriser la pensée ou le langage, par exemple, est acquis par du travail gratuit, il conditionne la productivité de tous les producteurs.
- 2. Le travail de l'emploi est lié à une pénibilité, pas à une soumission à un quelconque ordre
Cette façon de voir fait l'impasse sur les rémunérations des contre-maîtres, des esclaves domestiques par rapport aux esclaves des champs. La rémunération est souvent inversement proportionnelle à la prestation quantitative de travail sous emploi. Le pillage des ressources communes est extrêmement bien rémunéré or il ne produit aucune valeur économique, il en distrait, en accapare.
Le travail en emploi ne produit pas de bien ou de service, il n'est pas voué à être utile, à produire de la valeur d'usage. Il produit seulement - et c'est à ce titre qu'il est rémunéré et rémunérateur de la valeur d'échange - c'est-à-dire éventuellement les pires choses qui soient, ou les meilleures, sans considération pour la nature de la production mais à la seule fin de produire de la valeur ajoutée.
- 3. Le travail n'a pas de dimension sociale
Dans la vision producériste, c'est l'individu qui 'gagne' son pain, qui extrait, produit, fabrique la richesse, le travail n'est pas le fruit d'interactions sociales. Cette façon de voir le travail est parfaitement en phase avec les formes les plus individualistes, les plus pernicieuses, les plus malsaines du management.
Aucune forme de production ne peut en fait faire l'impasse sur les productions antérieures, sur les traditions, l'héritage matériel et immatériel ; toute production s'inscrit dans une chaîne d'actions (éventuellement individuelles) - les mineurs extraient les matières premières (et leur famille leur prépare les repas, tient leur ménage, etc.), les ouvriers d'usine transforment le produit (et leur famille), les commerciaux rendent le produit consommable (et leur famille), les designers conçoivent les produits (et leur famille), les vendeurs les vendent (et leur famille), les paveurs ont fait la route pour amener les clients au magasin (et leur famille), les ouvriers de la construction ont construit le magasin (et leur famille), les ouvriers du pétrole ont foré les puits et transporté le liquide qui a alimenté les automobiles des clients, les camions des fournisseurs ou les machines à tous les niveaux de la chaîne (et leur famille), les ouvriers automobile ont fabriqué les voitures des clients (et leur famille).
La valeur ajoutée elle-même est une convention sociale, elle repose in fine sur le temps de travail cristallisé dans le produit par le jeu de la production et de la concurrence. C'est la société qui crée cette valeur que l'individu accapare au titre de salaire ou de rémunération en fonction des rapports de force sociaux. Le salaire reconnaît une position acquise par le truchement de la violence sociale qui stratifie le champ social. Le désir du consommateur, l'attrait de la marchandise sont des productions sociales. C'est le désir comme machine sociale qui attribue la valeur aux choses.
Sans besoins sociaux, l'économique n'existerait tout simplement pas: on ne produit pas pour des morts.
- 4. ceux qui ne 'méritent' pas leur croûte doivent en être privés
Les visions de barbarie hantent cette vision du monde. Euthanasier les vieux, massacrer les pauvres d'une ethnie quelconque, abolir l'enfance sans emploi, interdire les malades ... Pour aller plus loin, les inadaptés sociaux, trop sensibles, trop ou trop peu intelligents, les dépressifs, les malades physiques ou mentaux, les autistes, les blessés sont condamnés à 'être à charge' en tant qu'improductifs (au sens de l'emploi). Pousser la logique de la classe moyenne qui se 'charge' des improductifs jusqu'au bout, c'est limiter l'humanité à son utilité économique capitaliste, c'est-à-dire à dénier toute humanité aux faibles, aux malades, aux poètes, aux rêveurs, aux sensibles, aux idéalistes, aux paresseux, etc. Dans cette vision du monde, Galilée, Villon, Rabelais, Shakespeare, Cervantes, Van Gogh, Mozart, des artistes, Marie Curie, le facteur Cheval ou Jonas Salk, des fonctionnaires, sont des parasites. L'idéologie tend à appuyer par la négative la thèse de Luxemburg, 'socialisme ou barbarie' tant les idées construites de cette façon, autour du mérite, du travail individuel, de l'emploi laissent augurer d'une société en tout point opposée au socialisme et à l'humanité.
Derrière la modernité du producérisme se cache la mentalité de la dame patronnesse qui distingue les « bons pauvres », les méritants, ceux qui ne font pas de vague et se plaignent comme il faut, des « mauvais pauvres », les remuants, les syndiqués, ceux qui se battent encore pour leur dignité.
1J.
Janin, Les Nouveaux Parasites,
in Politique n°55,
juin 2008. Il cite C. Berlet et M. Lyons, Right-Wing
Populism in America. Too close to comfort,
New-York, Guilford Press, 2000, pp. 348-349. Accessible sur la toile
à <www.politique.eu.org/spip.php?article703>