Un des signes les plus patents de la crise de l'articulation entre le
social et la volonté individuelle, entre la puissance et le
collectif, le social, c'est la machine de guerre liberticide qu'est
devenue la démocratie politique. Cette crise n'est pas neuve :
que l'on se rappelle le succès (relatif) d'Hitler ou de Mussolini
aux élections représentatives, que l'on se rappelle les victoires
des monarchistes sous la troisième république. Ces victoires
démocratiques des ennemis de la démocratie constituent un paradoxe
apparent. En fait, de manière plus profonde, c'est l'articulation
entre la puissance individuelle et la délégation collective, la
déresponsabilisation par la multiplication des maillons de la chaîne
d'obéissance, qui est dysfonctionnelle.
Les représentants démocratiques sont élus en tant qu'individus et
non en tant que projet politique. C'est pour cela que, après avoir
voté non au référendum du traité constitutionnel européen, les
Français ont pu envoyer au deuxième tour de l'élection
présidentielle, deux candidats qui … y étaient favorables. Ils
ont voté pour des personnes, pour des candidats qui semblaient
proches de leur sensibilité, des candidats en qui ils faisaient
confiance en dépit du fait que, en termes de projet politique, ils
s'en démarquaient sur des points fondamentaux. De la même façon,
les États-uniens soutiennent massivement l'idée d'une sécurité
sociale universelle mais les candidats qu'ils choisissent pour la
magistrature suprême sont tous hostiles
à cette idée. Dans le même jus, les Français souhaitent abaisser
l'âge
de la retraite, diminuer le
temps d'emploi ou augmenter les
salaires des travailleurs – qu'ils soient dans l'emploi ou non –
alors que tous les
candidats qu'ils envoient au parlement ou à la présidence mettent
en place des politiques d'élévation de
l'âge de la retraite, d'augmentation du
temps d'emploi et de diminution des
salaires. Le Front National pourrait aussi bien arriver au pouvoir :
sur ces points-là (qui font l'unanimité contre eux chez les
électeurs) il ne se distingue en rien de ses compétiteurs.
La
volonté, les aspirations populaires majoritaires sont en décalage
avec le corps politique dans son ensemble – à quelques exceptions
près, aussi méritoires que marginales. Les électeurs élisent des
personnes avec lesquelles ils sont fondamentalement en désaccord. On
peut tout aussi bien prendre les exemples des traités commerciaux ou
des OGM, souvent massivement rejetés par les électeurs et souvent
adoptés en catimini par les élus ; on peut prendre l'exemple
de l'Euro ou du fonctionnement de la banque centrale, du
libre-échange, de la politique monétariste ou du NAIRU contraires
aux intérêts de tous les
travailleurs (dans l'emploi ou hors emploi). De même, la démocratie
dans l'entreprise, la démocratie dans l'économie, voire la
démocratie dans les syndicats constituent les angles morts de la
démocratie politique alors que les aspirations, les souffrances que
génère la violence sociale du déni de démocratie à ces niveaux
rend ces enjeux cruciaux pour l'immense majorité des électeurs.
Dans une offre politique complètement décalée par rapport aux
aspirations des travailleurs, par rapport à leur conatus individuel
et social, le choix se fait alors sur des questions secondaires. Les
électeurs se laissent guider par l'affectif, par la frustration d'un
mode d'existence dans lequel ils sont dépossédés de leur volonté
et de leur puissance. Ils cherchent à canaliser, à occuper leurs
bras ballants, leur volonté orpheline de cause, leur impuissance à
devenir, à modifier leur être, leur environnement et leur
existence.
Quand
des électeurs choisissent leurs représentants sur des critères
aussi peu en phase avec leurs besoins d'action, de prise sur la
réalité, de puissance et de volonté collective, le velléitaire se
fait délire, le délire devient crime de masse et le crime de masse
se construit des justifications victimaires – le bourreau se
présente toujours comme la victime des exactions de la victime de
fait.
À l'heure où les régimes totalitaires semblent redevenir à la
mode, ce fonctionnement politique menace non plus la simple
prospérité générale mais il touche à la paix, au vivre ensemble
et à la simple harmonie de voisinage. Dans un contexte d'électeurs
frustrés faute de prise sur leur vie, dans un contexte de montée de
l'autoritarisme, c'est la civilisation-même que le défaut
d'existence du mode de production capitaliste peut faire disparaître.
Il nous faudra alors trouver nos maquis et nos maigres armes pour
construire un monde de puissance, de rencontres et de devenir. Au
niveau politique, d'une manière ou d'une autre, les décisions
devront revenir au corps électoral, le politique devra être affaire
de désir et de puissance collectifs, et non le choix de
représentants plus ou moins convaincants, plus ou moins séducteurs,
plus ou moins sympathiques. Nous n'avons que faire de gestionnaires.