Arrivés à ce point de notre approche des contradictions, des
paradoxes et de ce que nous avons nommé les subparadoxes, après
notre fresque historique de l'évolution de la violence sociale, nous
pouvons esquisser un premier bilan des apports – et des limites –
du capitalisme et du marché par rapport à l'économie et au
dynamisme socio-économique.
Nous rappelons que le marché implique la valeur économique et la
marchandise à prix. Le marché n'est pas nécessairement capitaliste
puisque le capitalisme implique en outre la propriété lucrative des
moyens de production, l'accumulation et le marché de l'emploi comme
mode d'organisation de l'activité productive. Nous avons vu qu'on
pouvait avoir une marchandise à prix – qui soit donc issue du
marché – qui n'ait rien de capitaliste, qu'elle vienne d'un mode
de production auto-gérée, de la fonction publique ou quelle soit le
fruit du labeur d'esclaves – et nous pouvons avoir un bien ou un
service capitaliste qui n'ait pas de prix, comme, par exemple, une
rue refaite par une entreprise privée : cette rue est mise à
disposition gratuitement, elle n'a pas de prix mais les travailleurs
sont employés par des propriétaires lucratifs. Le prix de cette rue
est intégré dans le prix d'autres marchandises (capitalistes ou
non) par le biais des impôts. La valeur économique intégrée dans
les prix dépasse la seule valeur économique capitaliste. Les impôts
(dans la mesure où ils sont dévolus à la fonction publique) et les
cotisations sociales (dans la mesure où elles sont dévolues aux
salaires sociaux) sont intégrés dans les prix de biens et de
services qu'ils ne réalisent pas eux-mêmes et, ce faisant,
augmentent le PIB, la valeur ajoutée, d'autant.
Le marché a affranchi de la violence sociale antérieure, la
violence sociale de naissance puisque les rapports de castes
n'entrent pas en ligne de compte dans les échanges marchands. Par
contre, le capitalisme a organisé la violence sociale selon des
modalités liberticides. La combinaison de la soumission au diktat de
l'aiguillon de la nécessité, de la privation d'accès aux
ressources communes et de la contrainte du prix liée au marché rend
la marge de manœuvre ridicule pour les producteur. Par ailleurs,
dans le faire, l'industrialisation combinée à la concurrence réduit
à rien la singularisation de l'acte producteur, le rapport à la
nature singulier du producteur. De même, la consommation-masse
dessine une identité d'individus-masse sans singularité, un devenir
sans événement, un être sans rencontre.
L'appauvrissement considérable de la volonté, de l'incarnation
humaine est pourtant à mettre sur le compte du seul capitalisme et
non du marché. En effet, l'existence de marchandises à prix (et de
salaire, et de valeur économique) n'implique pas nécessairement un
appauvrissement ontologique. On peut imaginer un être libre de
vouloir, de choisir, d'assumer une volonté dans des rencontres, dans
des actes singuliers qui paie ses biens et services, qui gagne de
l'argent à condition que le salaire ne soit pas un
moyen de restreindre sa volonté, sa puissance mais qu'il leur soit
au contraire une porte ouverte. Cette condition dissocie le salaire
du travail concret et de l'aiguillon de la nécessité.
Ce n'est qu'à cette condition que le marché peut émanciper sans
sombrer dans la violence sociale de caste. Si le marché est organisé
par la propriété lucrative, par l'accaparement des ressources
communes, par l'aiguillon de la nécessité et d'accumulation, on
voit mal comment la puissance individuelle pourrait s'incarner
autrement que dans des passions tristes, ennemies du conatus,
de la force et de la volonté de vivre des sujets individuel et
social. L'accaparement de ce qui est utile et la menace de la misère
obèrent la liberté de choix de l'individu, ils le forcent à poser
des actes qu'il réprouve et l'empêche de poser des actes qu'il
souhaite poser.
Tant que – et dans la mesure où – ces considérations sur la
liberté n'auront pas été intégrées à l'économie de marché,
elle ne pourra pas remplir son potentiel d'émancipation humaine.
Proposition
157
Pour
être porteur de liberté, le marché doit nécessairement
n'avoir
recours ni à la menace de la misère, ni à l'accaparement des
ressources.
Proposition 158
Le marché qui accapare
les ressources et menace de misère manipule la peur, l'envie et
les désirs et, ce faisant, les rend étrangers à la liberté, à
la puissance des sujets individuels et collectifs.
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